Temps - 2019-08-14

(C. Jardin) #1
Des artistes au zénith

de leur talent

D


avid Crosby et Stephen Stills
sont assis avec leur guitare;
Graham Nash reste debout, les
mains dans le dos, pour les
chants d’harmonie. Dans l’ac-
cord parfait des trois voix, ils
entonnent Judy Blue Eyes:
Suite. Dédiée à la chanteuse
Judy Collins, cette complainte
amoureuse se déroule en plu-
sieurs parties, glissant de la
ballade irlandaise splénétique à la
habañera débridée. La musique a jailli
avec la facilité d’un oiseau qui s’envole.
Fluide, limpide, enchanteresse, elle coule
comme un ruisseau de miel.
Crosby a fait ses armes au sein des
Byrds, Stills de Buffalo Springfield et
Nash des Hollies. Ils ont sorti un premier
disque ensemble au mois de mai. C’est le
second concert que donne le trio. Stills
dit qu’ils sont morts de trouille. On n’y
croit pas. Ces trois incarnent la musique
dans ce qu’elle a de plus léger, de plus
mélodique, de plus californien. Dans
l’ombre, un quatrième larron va les
rejoindre: Neil Young. Déjà farouche, le
loner a exigé de ne pas apparaître à

l’écran. Les seventies débutantes leur
appartiennent. C’est à 5 heures du matin
que les Who sont montés sur scène, d’as-
sez méchante humeur et dans un état
second (Roger Daltrey aurait ingéré un
acide, involontairement...). A la troisième
chanson, estimant qu’il manquait une
note politique au festival, l’activiste Abbie
Hoffman se serait emparé d’un micro
pour haranguer la foule et aurait été
chassé à coups de guitare par un Pete
Townshend très énervé. Aucune photo,
aucun métrage de film n’attestent de cette
algarade qui pourrait n’être qu’un mythe.
Les Who ont concentré leur set sur
Tommy, le fameux rock opéra sorti trois
mois plus tôt. Le documentaire de Michael
Wadleigh surprend le groupe sur le final
de cette œuvre ambitieuse par quelques
plans au ralenti de Daltrey, d’une beauté
séraphique sous ses boucles d’or, agitant
ses bras que les longues franges de sa veste
transforment en ailes blanches.
«See me, feel me, touch me, heal me»...
La complainte de Tommy, le garçon muré
dans la cécité et la surdité, s’éploie en
litanie furieuse. La basse de John
Entwistle est tellurique, Keith Moon

entre en éruption parmi ses tambours,
Townshend multiplie les entrechats din-
gos et les séquences de windmilling, cette
technique consistant à gratter l’instru-
ment en faisant tournoyer le bras comme
l’aile d’un moulin à vent. Le groupe
enchaîne avec Summertime Blues, d’Ed-
die Cochran, qui se conclut par une
démonstration de larsen et de Gibson
fracassée. Les Who sont au sommet de
leur art retentissant.

Pacifiste convaincue
Canned Heat est aussi à son apogée. Bob
«The Bear» Hite, un colosse puissamment
barbu, chante le blues comme gronde
l’ours son totem (A Change Is Gonna Come),
tandis que le guitariste Alan «Blind Owl»
Wilson le chevrote d’une voix flûtée (On
the Road Again). Dix jours avant Woodstock,
Creedence Clearwater Revival a sorti Green
River, son troisième album, qui assied défi-
nitivement sa réputation. Mené par John
Fogerty, ce quatuor californien puise son
inspiration dans la musique du Sud pro-
fond et définit le son de 1969. Jugeant son
concert raté, Creedence n’a pas souhaité
apparaître dans le film, mais autorisé qua-
rante ans plus tard la diffusion de quelques
extraits – dont un formidable I Put a Spell
on You, de Screamin’ Jay Hawkins.
Le succès est un ami infidèle, la gloire
ne dure pas. Les seigneurs électriques de
1969 ont tous fini par dégringoler. Leur
inspiration a tari, les groupes ont divorcé.
Creedence a splitté en 1972, la rythmique
ne supportant plus la dictature de
Fogerty. Un an après Woodstock, Alan
Wilson est mort d’une overdose sans
doute suicidaire. Les Who se sont consu-
més. L’ego hypertrophié de Crosby, Stills,
Nash & Young a précipité la rupture.

Joan Baez est la seule à ne pas avoir
trébuché. Elle a 28 ans à Woodstock et
déjà une longue carrière derrière elle.
Figure de proue du protest song, elle a
participé aux marches pour les droits
civiques, chanté pour son ami Martin
Luther King, contribué à la mise sur
orbite de Bob Dylan. Militante infatigable
des droits de l’homme, pacifiste convain-
cue, elle monte sur scène à Woodstock
avec sa guitare et l’enfant qu’elle porte,
le fils d’un militant pacifiste emprisonné
pour insoumission.
Sa voix cristalline sidère par sa force et
sa pureté. Face à 500 000 spectateurs,
Joan Baez entonne a cappella un tradi-
tionnel plein de grâce, Swing Low, Sweet
Chariot. En soixante ans de carrière, du
club 47 de Cambridge en 1958 au Mon-
treux Jazz Festival où sa tournée d’adieu
a passé le mois dernier, la Madone mexi-
caine, d’une absolue dignité, n’a jamais
trahi ses idéaux.
Bob Dylan, son partenaire des sixties,
est le grand absent de Woodstock. Il
aurait pu faire une apparition en voisin,
lui qui habite à une centaine de kilo-
mètres du terrain des réjouissances.
Mais, retraité depuis 1966, il a préféré
embarquer pour l’île de Wight où il donne
un concert quinze jours plus tard. Par
ailleurs, les titans des années 1970 ont
brillé par leur absence: où étaient Led
Zeppelin, fondateur du hard rock, Pink
Floyd, fer de lance du psychédélisme bri-
tannique, David Bowie, inventeur du glam
rock? Quant à Frank Zappa et Jethro Tull,
ne goûtant guère la philosophie hippie,
ils avaient décliné l’invitation. ■

Demain: Hendrix, Joplin, Jefferson
Airplane... bientôt les ténèbres

La sono était pourrie, l’organisation aléatoire. Des concerts historiques, des Who à Joan Baez

en passant par Crosby, Stills, Nash & Young, ont pourtant marqué le rendez-vous

ANTOINE DUPLAN t @duplantoine

WOODSTOCK FOREVER (3/5)

TRAVERS DE SPORT (7/8)

Oubliez les catégories: femmes,
hommes, juniors, seniors,
vétérans... Les femmes ont
gagné, point. En l’espace d’une
semaine, deux sportives ont fait
parler d’elles parce qu’elles ont
remporté le classement général
d’une course. Fiona Kolbinger,
à la Transcontinental Race
(4000 km à vélo entre la
Bulgarie et la France), et Alissa
St Laurent, au Silverton (100 km
à pied dans le Colorado),
ont fini premières au «scratch»,
comme on dit dans le jargon.
Devant les hommes, donc.
Pourquoi elles ont vaincu
un tas de messieurs? La quête
de réponses a déjà été menée
plusieurs fois: dans les sports
d’endurance, les femmes
utiliseraient mieux les graisses
comme source d’énergie,
elles auraient une plus grande
volonté et une meilleure
résistance à la douleur... pour
celles qui sont déjà mamans.
Dans le cas de Fiona Kolbinger,
on nous explique que c’est
son choix d’itinéraire qui a été
plus intelligent que celui des
autres. Pour Alissa St Laurent,
c’est le manque de concurrence
qui lui a permis de laisser
le deuxième à plus d’une
demi-heure.
Mais il y a une autre question
à se poser: pourquoi ressent-on
systématiquement le besoin
de se demander pourquoi une
femme a gagné devant un tas
de messieurs? On dépasse
alors les considérations
physiologiques pour basculer
dans l’analyse sociétale.
Ce n’est pas dans ces lignes
que se trouvera la réponse.
Les deux récentes victoires
féminines ne sont pas les
premières, mais il faudra sans
doute bien d’autres vainqueures
pour que les hommes arrêtent
de chercher une justification
rationnelle à ce qui est encore
considéré comme une
anomalie. Il y a pourtant déjà un
endroit où la question ne se
pose plus. Il suffit de regarder
plus bas dans les classements.
Dimanche, à Zinal, Maude
Mathys a terminé la mythique
course de montagne en 2h49.
Et là, personne ne s’est
demandé pourquoi la première
femme a fait mieux que 1210
hommes partis de Sierre
en même temps qu’elle. On
considère juste qu’elle a été
meilleure. Avec un «e»
à la fin. Comme rapide. ■

18 IN MEMORIAM
Checkpoint Charlie, mythe
berlinois un peu malmené

20 MÉNINGES
Pour se les creuser, avec
les mots fléchés et le sudoku

22 LA REINE CHRISTINE
Madame Stückelberger,
en son fief d’équidés

Par Servan Peca

Rapide

avec un «e»

MERCREDI 14 AOÛT 2019

Les Who au sommet de leur fureur: John Entwistle à la basse, Roger Daltrey au chant, Keith Moon à la batterie et Pete Townshend à la guitare. (HENRY DILTZ/CORBIS/GETTY IMAGES)

À L’AFFICHE DES 16 ET 17 AOÛT 1969


  • 12h15: Quill

  • 13h: Country Joe McDonald

  • 14h: Santana

  • 15h30: John Sebastian

  • 16h45: Keef Hartley Band

  • 18h: The Incredible String Band

  • 19h30: Canned Heat

    • 21h: Mountain

    • 22h: Grateful Dead

    • 0h30: Creedence Clearwater Revival

    • 2h: Janis Joplin

    • 3h30: Sly and the Family Stone

    • 5h: The Who

    • 8h: Jefferson Airplane



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