Temps - 2019-08-14

(C. Jardin) #1
LE TEMPS MERCREDI 14 AOÛT 2019

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H


elena Gand, 31 ans, est trop
jeune pour se souvenir du
Mur. Mais elle a décidé d’y
consacrer le début de sa car-
rière d’historienne. La docto-
rante au grand sourire et au
regard vif nous guide dans les
coulisses de Checkpoint Char-
lie, ancien point de passage
entre les secteurs américain
et soviétique de Berlin, devenu
à la fois l’un des lieux les plus touristiques
et les plus contestés de la ville. Elle se
déplace avec légèreté dans ce carrefour
encombré aux effluves de saucisses gril-
lées et de gaz d’échappement, qu’elle
connaît dans les moindres détails: la
jeune femme l’a étudié pour le compte de
la Fondation du mur de Berlin.
A l’endroit du fameux poste-frontière
américain se trouve aujourd’hui, posée
au milieu de la route, une petite baraque
«US army checkpoint», avec un tas de
sable devant. Des adolescents hilares se
prennent en photo devant des GI com-
plices, en échange d’une poignée d’euros.
Un bus touristique à impériale passe en
vrombissant dans un nuage de gaz.
«Ici, tout est faux», soupire Helena
Gand. Les soldats sont des apprentis
acteurs, employés par une société qui
s’est spécialisée dans le divertissement
touristique. Leur baraque, une copie.
Même l’enseigne en plusieurs langues
«Vous entrez dans le secteur américain»,
n’est pas d’origine. Pourtant, chaque
année, la place attire environ 3,5 millions
de touristes.
Une partie d’entre eux s’engouffrent
dans la «Haus am Checkpoint Charlie»
juste à côté. L’endroit, consacré aux récits
parfois spectaculaires d’évasions de RDA,
fait aussi partie de l’histoire: il a été
ouvert peu après la construction du Mur,

en octobre 1962, par un militant anticom-
muniste. Il servait alors de point de ral-
liement aux réfugiés politiques qui
venaient de débarquer à l’Ouest. Même
s’il a vieilli, il continue d’attirer chaque
année 850 000 visiteurs. Les Berlinois,
eux, passent comme chat sur braise dans
ce quartier qu’ils appellent le «Disney-
land du Mur».
Il faut slalomer entre les terrasses de
fast-foods, les joueurs de bonneteau et
les vendeurs de copies d’uniformes de
l’armée soviétique ou de reliques du Mur,
pour atteindre un espace vide. Là, on voit
se dresser une façade antifeu, sans
fenêtre. Une image devenue embléma-
tique de la capitale allemande plusieurs
fois meurtrie.
La parcelle en friche au pied de l’im-
meuble aveugle est désormais la seule
trace authentique de la séparation. Là,
un jour d’octobre 1961, la guerre froide a
atteint l’un de ses points d’orgue, lorsque
les chars soviétiques et américains se
sont fait face pendant seize heures.
Depuis, l’endroit reste gravé dans l’ima-
ginaire collectif comme celui où la troi-
sième guerre mondiale aurait pu se
déclencher.

Tragique escapade
Helena Gand nous emmène à l’écart de
l’effervescence touristique, au numéro 
de la Zimmerstrasse, où passait le Mur.
La jeune femme travaille dans cet
immeuble aux façades blanches éblouis-
santes, pour le collège berlinois sur la
guerre froide (Berliner Kolleg Kalter
Krieg). En 1962, à la même adresse habi-
tait Rudolf Müller, protagoniste d’une
tragique énigme.
A la construction du Mur, cet ancien
policier de la RDA passé à l’Ouest se
retrouve séparé de sa femme et de ses

trois enfants, restés à l’Est. Il se met à
creuser un tunnel depuis chez lui et,
après des semaines et 22 mètres d’efforts,
aidé de ses amis, il parviendra à rejoindre
sa famille. Mais lorsqu’ils s’apprêtent à
fuir tous ensemble, ils sont interpellés
par le soldat est-allemand Reinhold
Huhn. Rudolf Müller force le passage, tire
sur le soldat, qui s’effondre et meurt. La
RDA en fera un martyr. Rudolf Müller
parvient à faire passer sa famille à l’Ouest.
Il sera finalement reconnu coupable d’ho-

micide en 1999 à l’issue d’un procès inha-
bituel, dans lequel un Allemand, pour la
première fois, se retrouvait sur le banc
des accusés pour avoir tiré sur un gardien
de la frontière
Helena Gand a rencontré Rudolf Mül-
ler, âgé aujourd’hui de 88 ans. «Il n’a
jamais su si son tir a causé la mort du
policier. Il ne s’est toujours pas remis de
cette histoire», raconte-t-elle. Mais
l’homme, au soir de sa vie, reçoit encore
des lettres d’insultes et des menaces.

Pour la jeune historienne, cette anecdote
montre à quel point l’histoire de la divi-
sion Est-Ouest, en Allemagne, reste char-
gée d’émotion. «C’est normal, il faut du
temps pour aborder les faits de manière
plus objective.» Ce sera donc à sa géné-
ration, estime-t-elle, de faire ce travail.
Et elle n’est pas au bout de ses peines.
«Au début, la chute du Mur a été résumée
un peu vite à la victoire d’une révolution
pacifique contre la violence du totalita-
risme. On a pensé que l’Ouest pourrait

Checkpoint Charlie, lieu iconique

de la séparation entre l’Est et l’Ouest,

est devenu une attraction touristique

et commerciale. Des Berlinois se

battent désormais pour sa mémoire 

ENVOYÉS SPÉCIAUX À BERLIN: CÉLINE ZÜND (TEXTES) t @celinezund
ET EDDY MOTTAZ (PHOTOGRAPHIES) @eddymottaz

Le Disneyland

de la guerre

froide 

BERLIN, 30 ANS SANS MUR (3/5)

Les morceaux de mur encore debout, comme ici à Potsdamer Platz, ancien no man’s land au centre de la capitale, fascinent les touristes.
Aujourd’hui, il reste 1% des 155 kilomètres de béton armé qui encerclaient Berlin-Ouest.

Chaque année, environ 3,5 millions de visiteurs passent par Checkpoint Charlie, l’ancien poste-frontière qui séparait les secteurs américain et soviétique sur la Friedrichs

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