Temps - 2019-08-14

(C. Jardin) #1
MERCREDI 14 AOÛT 2019 LE TEMPS

19

RDA

Secteur français

Secteur britannique

Secteur américain

Mur

RDA

BERLIN-OUEST BERLIN-EST
(RDA)

Checkpoint Charlie

absorber l’Est dans une seule identité
allemande. Ce n’est pas si simple.»
Pour Helena Gand, les témoignages
comme celui de Rudolf Müller apportent
les nuances de gris indispensables à la
compréhension du passé. «Les problèmes
auxquels l’Allemagne est confrontée
aujourd’hui viennent aussi du fait que
nous n’avons pas encore achevé notre
travail de mémoire sur la division. Après
le 9 novembre 1989, les Berlinois ont
voulu enterrer le passé le plus vite pos-
sible. Beaucoup d’histoires n’ont pas
encore été racontées.»


Deux visions pour un quartier
Checkpoint Charlie, à ses yeux, est
emblématique de cet échec historique.
Une fois les remparts de béton armé
broyés et les barbelés jetés aux orties, le
terrain a été vendu à des promoteurs
américains. La ville pensait pouvoir cica-
triser ses blessures en laissant construire
des tours modernes dans les trous béants
laissés par l’ancienne ligne de démarca-
tion. Mais les investisseurs ont fait faillite
sans achever leurs projets, laissant
quelques espaces vides derrière eux.
Depuis, le carrefour continue à exercer
son étrange pouvoir de fascination, rame-
nant inlassablement les Berlinois à leur
passé. «Les gens viennent du monde
entier à cet endroit sur les traces du Mur.
Mais rien n’est fait pour les accompagner,
alors on assiste à une vaste commercia-
lisation de l’histoire, résumée à des
mythes, des gadgets et des symboles»,
regrette Helena Gand.
La ville entend remédier à cette lacune
avec un musée sur la guerre froide.
Depuis 2012, un pavillon temporaire,
Black Box Cold War, a été installé sur la
place, pour en donner un avant-goût.
Dans l’esprit des historiens derrière ce


projet, c’est la clé de voûte du travail de
mémoire, à Berlin. Ce lieu devra aborder
la séparation de l’Allemagne en la repla-
çant dans le contexte international. Il
sera question des mécanismes de propa-
gande à l’œuvre durant un demi-siècle
d’affrontement américano-soviétique,
mais aussi de Cuba, des deux Corées. La
majorité de la classe politique ainsi que
le gouvernement allemand soutiennent
cette idée. Or sa concrétisation, elle, se
heurte aux incertitudes sur l’avenir du
quartier. Car sur ces parcelles où s’affron-
taient les chars, deux visions urbanis-
tiques s’opposent.
Cet espace est convoité par un investis-
seur israélien, Trockland, qui a racheté
la charge foncière du terrain. Il le destine
à un vaste complexe comprenant des
bureaux, des centres commerciaux, des
appartements de standing et un hôtel
Hard Rock avec spa. Il avait convenu avec
le Sénat de Berlin d’accorder 3000 mètres
carrés au musée de la guerre froide, pour
lequel la ville aurait payé un loyer men-
suel de 25 euros par mètres carrés. Sur
son site, l’entreprise promet de faire de
cette zone «un symbole de l’unité et de la
liberté allemandes».
Mais depuis que les plans ont été dévoi-
lés, une opposition vigoureuse s’est levée
contre ce projet. Une partie de la classe
politique, soutenue par des experts et
des architectes, réclame que la ville
reprenne le contrôle de Checkpoint
Charlie, en faisant valoir un droit de
préemption sur le terrain. Après d’in-
tenses débats, le Sénat de Berlin a décidé
fin 2018 de lancer un «Plan B», auquel la
population est invitée à participer. Cette
nouvelle proposition prévoit une
construction plus aérée du quartier, qui
laisse apparaître les traces de l’ancienne
démarcation. Les intéressés ont jusqu’au

21 août pour faire connaître leur avis.
Mais les contestataires redoutent que ce
ne soit là qu’un processus cosmétique
pour apaiser les esprits.
Dans une prise de position, signée
notamment par l’ancien sénateur berli-
nois de la culture Thomas Flierl, les voix
critiques font valoir que cette place,
«symbole international de la guerre
froide», mérite bien mieux qu’un hôtel
Hard Rock, qui ne ferait qu’accentuer la
«commercialisation» des lieux. Check-
point Charlie n’a pas seulement besoin
d’un musée sur la guerre froide, mais
d’un véritable mémorial, qui donne à voir
et à sentir l’ancienne ligne de démarca-
tion, estiment-ils. Mais les urbanistes
fâchés vont plus loin: ils appellent de
leurs vœux une école, des crèches, des
commerces locaux plutôt que des chaînes
internationales. Une manière, en quelque
sorte, de rendre ce bout de la ville aux
Berlinois.

A qui appartient la ville?
«Ce quartier, au centre historique, entre
commerces et bureaux, est-il vraiment
le lieu adéquat pour une école et une
crèche?» répliquait Hanno Hochmuth,
du Centre pour l’histoire contemporaine
de Potsdam (ZZF) dans un commentaire
publié l’an dernier sur le site spécialisé
Zeitgeschichte-online.de. Au téléphone,
l’historien explique regretter que le tra-
vail de mémoire se trouve parasité par
les questions qui tourmentent Berlin
actuellement. «En trente ans, le contexte
a totalement changé. Début 1990, les
autorités suppliaient les investisseurs de
venir, en vain. Après la crise financière
internationale de 2008, la situation s’est
inversée. Berlin attire toujours plus de
promoteurs, les prix de l’immobilier
grimpent et mettent l’espace urbain sous

pression. La discussion s’est transformée
en débat sur l’appartenance de la ville:
revient-elle au pouvoir privé ou public?»
Estimant le risque financier trop élevé
pour une municipalité, Hanno
Hochmuth, lui, plaide pour un partena-
riat entre public et privé: «Il n’y a pas de
contradiction irrémédiable entre un pro-
jet qui génère du rendement et un travail
de mémoire.» La question promet de vifs
débats au parlement berlinois, alors
qu’approche la commémoration de la
chute du Mur. D’ici là, les acteurs dégui-

sés en soldats, les joueurs de bonneteau
et les vendeurs de contrefaçons ont de
beaux jours devant eux. Les historiens,
eux, prennent leur mal en patience. Le
témoignage de Rudolf Müller recueilli par
Helena Gand a rejoint des milliers
d’autres récits dans les archives de la
Fondation du mur de Berlin, en attendant
de trouver un jour le chemin vers un
musée à Checkpoint Charlie. ■

Demain: East Side Gallery,
la gentrification au pied du Mur

Le touriste, ce mal-aimé

qui rapporte
L’été, c’est un sujet chaud dans toutes les grandes villes,
mais à Berlin en particulier: le tourisme de masse. Au
moment où nous arpentons la capitale allemande, la
belle saison atteint son pic et cela ne manque pas: le
sujet est dans l’air. «Ils vont tous à Berlin», titre le jour-
nal régional Berliner Zeitung, alarmiste. Le quotidien
met en garde: la ville, qui accueille chaque jour 500 000
visiteurs, atteint ses limites. La valise à roulettes est
devenue, depuis quelques années déjà, une cible des
Berlinois. Des slogans anti-touristes ont fleuri sur les
façades des quartiers tendance, à mesure que la capitale
se hissait parmi les destinations les plus visitées d’Eu-
rope, avec plus de 30 millions de nuitées par an. En 2018,
ils étaient 13,5 millions, contre 8,5 il y a dix ans. Les
touristes sont accusés de tous les maux: hausse des
loyers, incivilité, bruit, saleté. Le Sénat tente de prendre
des mesures pour freiner la tendance. Mais «c’est dif-
ficile», remarque la Berliner Zeitung. Car c’est aussi une
bonne affaire pour la ville: chaque visiteur dépense en
moyenne 206 euros par jour. Pour les entreprises ber-
linoises, le chiffre d’affaires lié au tourisme se monte à
12,3 milliards par année. ■

Berlin-Ouest en 1989, une enclave en pleine RDA

Devant l’entrée du Wall Panorama, une œuvre qui donne à voir le Mur à 360 degrés.

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