Temps - 2019-08-14

(C. Jardin) #1
LE TEMPS MERCREDI 14 AOÛT 2019

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L


es qualités de Ramiro’s Bube ne
font pas débat. Ce magnifique éta-
lon gris est issu d’une prestigieuse
lignée, à l’origine d’une vaste des-
cendance, et il pouvait «tout
faire»: dressage, saut, concours
complet. Mais quand Christine
Stückelberger a décidé de l’ache-
ter en 2013, il était déjà âgé de
23  ans, et certains se sont
demandé si elle n’était pas folle. A
quoi bon dépenser de l’argent pour un si
vieil animal? La championne olympique
de 1976 répondait, en haussant ses frêles

épaules, qu’elle voulait simplement lui
offrir la belle retraite qu’il méritait après
une vie bien remplie. Et qu’au fond elle
ne faisait là que ce qu’elle avait toujours
fait: placer le bien-être du cheval au cœur
de ses préoccupations.
Celle que l’on surnommait jusque dans
les articles en allemand la «grande dame»
du dressage reçoit au lieu-dit Hasenberg
(commune de Kirchberg), dans le Tog-
genburg. Un petit coin de paradis en
pleine nature, d’où l’on voit le sommet du
Säntis et dont elle a fait l’acquisition en
1978 avec son entraîneur Georg Wahl, qui

fut aussi son compagnon jusqu’à sa mort
en 2013. «Nous cherchions à nous établir
près de Berne mais tout était trop cher,
se souvient-elle. Ici, nous avons tout
transformé pour installer le manège, le
carré extérieur, les écuries qui accueil-
laient auparavant des vaches et des
cochons. C’est petit et modeste mais ce
qui compte, c’est que les chevaux se
sentent bien.»
Les murs du manège sont recouverts de
centaines de plaques que Christine Stü-
ckelberger a remportées lorsqu’elle cou-
rait les concours. Dans le petit salon atte-

nant, les étagères et placards débordent
aussi de coupes, vases et autres récom-
penses brillantes. Elle a gagné beaucoup,
et pendant longtemps. Elle est, avec la
skieuse Vreni Schneider, l’une des deux
seules Suissesses à avoir remporté cinq
médailles olympiques, et sa carrière s’est
étendue des Jeux de Mexico en 1968
(comme réserviste) à ceux de Sydney en
l’an 2000.
De cette période, elle ne garde «aucune
nostalgie». Elle a déjà offert ses médailles
olympiques au collectionneur Markus
Osterwalder, et quelques précieux tro-

phées au Musée du cheval de La Sarraz,
dans le canton de Vaud. «Je n’ai de toute
façon pas d’enfant, alors autant que ces
objets puissent être vus par des gens
pour qui ils ont de la valeur...» Pour sa
part, Christine Stückelberger dit, d’une
voix douce et dans un français qui
témoigne de son passage à l’école de com-
merce de Neuchâtel dans les années
1960, ne plus penser à la championne qui
a donné un visage féminin au dressage
suisse par ses succès à répétition. A
72 ans, elle a autre chose à faire que de
ressasser le passé. Contrairement à
Ramiro’s Bube, aujourd’hui âgé de 29 ans
et toujours élégant, elle n’est pas près de
couler une paisible retraite dans la cam-
pagne saint-galloise.
Son réveil la tire du lit à 6h tous les
matins. Elle se couche rarement avant
minuit. Entre les deux, elle fait «beau-
coup de choses». Un peu pour elle, avec
sa gymnastique matinale et parfois des
siestes en début d’après-midi; beaucoup
pour ses proches, qui profitent notam-
ment de ses talents de cuisinière; énor-
mément pour les animaux, dont la pro-
tection est la grande cause de sa vie. Elle
s’attache non seulement à prendre soin
des cinq chiens et des sept chevaux qui
peuplent Hasenberg, mais aussi à trans-
mettre certaines connaissances et
valeurs essentielles à ses yeux.

Connexion spéciale
C’est pour cela qu’elle prend part à des
séminaires internationaux 32 week-ends
par an, et qu’elle projette d’écrire un livre.
«Aujourd’hui, dans les milieux équestres,
beaucoup de gens ont des connaissances
insuffisantes. Certains utilisent des épe-
rons trop pointus ou des mors trop petits...
Ils ne savent pas que ce n’est pas nécessaire
et que l’on peut travailler autrement avec
le cheval, même au niveau des plus grandes
compétitions. J’ai eu la chance d’apprendre
énormément, et je ne veux pas que ce
savoir se perde. Je veux que des cavaliers
continuent de travailler selon la méthode
de dressage classique. Moi, jamais de ma
vie je n’ai maltraité un animal.»
Mieux: elle a toujours su nouer avec ses
montures une relation particulière. A
l’époque, Georg Wahl faisait systémati-
quement appel à elle pour s’occuper des
bêtes récalcitrantes. Aujourd’hui encore,
on lui amène régulièrement des chevaux
victimes de mauvais traitements pour les
«re-dresser». Elle obtient des résultats
qui ne cessent d’étonner Hans, son époux
depuis bientôt deux ans, lui-même maître
d’équitation: «Christine entraîne les che-
vaux de telle façon qu’ensuite n’importe
qui peut les monter.»
Installé sur sa petite terrasse ombragée
devant un verre de Schorle, le couple
évoque cette bête apeurée qui faisait le
désespoir de son propriétaire canadien.
A son arrivée à Hasenberg, elle mangeait
peu, paniquait vite et «personne ne pou-
vait entrer dans son box». Quelques mois
plus tard, Christine Stückelberger dit ne
plus avoir de problème à la monter. Cela
reste son grand plaisir, même si ses mul-
tiples activités l’empêchent de le faire
autant qu’elle l’aimerait.
L’ancienne championne revendique
même la capacité de soigner les chevaux,
via une connexion spéciale qu’elle aurait
depuis toute petite avec les animaux. Elle
raconte quelques expériences lors des-
quelles elle a «traité un étalon avec son
énergie» jusqu’à, par exemple, faire dis-
paraître une douleur dorsale. «Je com-
prends qu’on ait de la peine à y croire,
soupire-t-elle. Moi-même, je suis étonnée
que cela marche, alors forcément il y a
des gens qui pensent que je suis folle...»
Mais cela lui est égal. Tout ce qui compte,
c’est le bien-être du cheval. ■

Demain: l’alpiniste Camille Bournissen

CHRISTINE STÜCKELBERGER

DESTINS DE CHAMPIONS (3/5) Championne olympique en 1976,


la septuagénaire ne pense plus à la compétition, mais reste obnubilée


par les chevaux, qu’elle chérit dans son petit


paradis de la campagne saint-galloise et défend loin à la ronde


LIONEL PITTET, KIRCHBERG (SG) t @lionel_pittet

«J’ai énormément appris et je ne veux pas que ce savoir se perde. Je veux que des cavaliers continuent

de travailler selon la méthode de dressage classique. Moi, jamais de ma vie je n’ai maltraité un animal»

Le visage féminin

du dressage suisse

(RENÉ RUIS POUR LE TEMPS)
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