Temps - 2019-08-14

(C. Jardin) #1
LE TEMPS MERCREDI 14 AOÛT 2019

6 Eclairage


CHAMS IAZ ET SYLVIA REVELLO
t @IazChams, t @sylviarevello


«La bouffe, le lit, c’est bien. Mais
la vie ce n’est pas que ça», souffle,
dépité, celui que nous appellerons
Ahmed. Arrivé à Genève il y a
bientôt deux ans, le jeune homme
a quitté son pays natal quand il
avait à peine 14 ans. «Je suis orphe-
lin et je n’avais pas d’avenir en Algé-
rie», justifie-t-il en baissant les
yeux. Ici, il se sent en sécurité.
Partir encore? Hors de question.
«Pourquoi? Pour tout recommen-
cer?» rétorque-t-il. Puis son regard
s’assombrit, il prend son menton
entre ses mains, et poursuit: «J’ai
déjà 17 ans et je n’ai pas de forma-
tion, pas de statut. Que va-t-il se
passer quand j’en aurai 18?» Cette
question, Ahmed n’est pas le seul
à se la poser.
Depuis novembre 2018, plus de
180 mineurs non accompagnés
(MNA) sont passés par Genève. Ils
étaient 21 fin juillet, selon les sta-
tistiques du Service de protection
des mineurs (SPMI). Principale-
ment des jeunes originaires du
Maghreb, mais aussi du Pérou, de
Moldavie ou encore de Côte
d'Ivoire, qui ont souvent un dou-
loureux parcours migratoire der-
rière eux. Leurs pays étant consi-
dérés comme sûrs, ils ne peuvent
pas prétendre à l’asile. Leur quoti-
dien d’errance ressemble à la qua-
drature du cercle, entre structures
d’accueil inappropriées et attentes
disproportionnées. Un nouveau
lieu d’hébergement prévu fin sep-
tembre ravive l’espoir d’une inté-
gration possible.
Mehdi
, 17 ans, raconte: il vivait
avec ses parents et sa petite sœur
dans un garage en Algérie. «Ma
mère était malade et les soins
nécessaires s’élevaient à 15 000
francs, évoque-t-il avec amertume.
J’ai fait plein de petits boulots pour
venir la soigner en Europe. Mais
elle est morte entre-temps.» Mehdi
a tout de même embarqué avec l’un
de ses amis et onze autres per-
sonnes sur un navire de fortune,
direction la Sardaigne. «J’ai cru
mourir, depuis, je n’ai plus peur de
rien, je veux juste être heureux et
vivre bien.»


«Faute de mieux»
A midi, Ahmed retrouve les autres
mineurs dans les locaux de l’asso-
ciation Païdos autour d’une table.
Depuis novembre dernier, l’orga-
nisation est mandatée par l’Etat
pour assurer un encadrement
socio-éducatif. «Pourquoi êtes-vous
ici?» demande une éducatrice.
Têtes baissées, bras croisés, les
jeunes peinent à s’exprimer. «Parce
que c’est obligatoire», «Parce qu’on
est mineur», «Parce qu’on espère
aller à l’école et y rester», répondent
ceux dont le look ne se démarque
pas de celui des adolescents gene-
vois. Face à eux, les éducatrices
ressemblent à des mamans dému-
nies. Depuis le début de l’année,
leur présence est une condition
sine qua non au maintien de leur
place en hébergement. Comme ils
n’ont pas de papiers, Païdos leur a
remis à chacun une carte plastifiée
avec leur photo, «une sorte d’iden-
tification qui n’a aucune valeur»,
résume Ahmed.
Sur place, les MNA peuvent pré-
parer à manger, peindre ou encore
jouer au baby-foot. Au-delà de ces
activités quotidiennes, Païdos pro-
pose également un soutien psycho-
logique. «Ils ont pour la plupart subi
divers traumatismes, dans leur
pays d’abord, puis lors de leur exil,
observe la codirectrice du lieu, Syl-
via Serafin. A Genève, la survie dans
la rue les a aussi beaucoup mar-
qués. Ils ont besoin d’un accueil
bienveillant, sécurisant, pour souf-
fler et reprendre pied avant de pen-


ser à se reconstruire.» Des cours de
français sont également proposés,
mais restent lacunaires. D’autant
plus que l’obligation de présence à
Païdos ne permet pas à ces jeunes
d’assister aux cours offerts par
d’autres associations. «Ce n’est pas
notre objectif premier, justifie la
codirectrice. Il s’agit d’abord de
permettre à l’adolescent de s’expri-
mer, de se reconstruire puis de
l’amener à réfléchir sur son avenir,
à d’autres possibilités que d’être
clandestin à 18 ans ou à préparer
un retour au pays.»

Des «mijeurs»
Pour les professionnels, les MNA
sont des «mijeurs»: des jeunes aux
envies et comportements d’adultes,
mais aux besoins d’enfants. Ils
attendent une formation profes-
sionnelle, mais, pour les éduca-
teurs, la priorité est d’abord de leur
offrir un cadre social stable. Diffi-
cile de gagner leur confiance. Les
jeunes se méfient de tout le monde
et préfèrent souvent se taire.
Au programme ce jour-là: un
pique-nique dans le parc des Bas-
tions. Installé en retrait sous un
arbre, Farid*, 15 ans, arrivé il y a
quatre mois, ne parle toujours pas
un mot de français. Son ami traduit
depuis l’arabe ses problèmes fami-
liaux, sa peur de retourner en Algé-
rie et son rêve de devenir plâtrier
à Genève. «Je ne suis pas venu ici
pour perdre mon temps et me pro-
mener, lâche son ami traducteur.
Je veux faire une formation dans
la maintenance.» Arrivé il y a un
mois et demi d’Algérie, il dénonce
l’image que certains se font des
MNA. «On nous prend pour des
sauvages, sans but, qui viennent
juste profiter, déplore-t-il. Tes-
tez-nous si vous voulez, soyez prio-
ritaires si vous voulez. On a tous
des capacités et on ne demande
qu’une petite place.»
Pour les MNA, Païdos n’est qu’une
salle d’attente où passer le temps.

Leurs journées se suivent et se res-
semblent: dormir, manger, venir à
Païdos, se balader, manger et
recommencer. Une routine sans
perspective, entrecoupée de
contrôles de police et de gardes à
vue, qui pèse sur leur moral. Plu-
sieurs jeunes affirment ainsi
arpenter les rues la boule au ventre.
«Certains touchent de l’argent, ont
droit à des bons pour la nourriture
ou pour prendre des habits chez
Caritas. Moi je n’ai droit à rien»,
regrette Jamel*, 17 ans.

A 16 heures, les jeunes emprun-
tent le chemin du retour. En cette
fin juillet, ils savent que, dès le
lendemain, Païdos sera fermé pen-
dant un mois. «Nous allons vous
donner des sacs de nourriture
fournis par la banque alimen-
taire», annonce l’éducatrice. Les
MNA pourront toujours prendre
un petit-déjeuner dans les hôtels
et, le soir, aller gratuitement dans
un kebab partenaire. Une pitance,
faute de mieux. Pour l’heure,
impossible de savoir si l’associa-
tion conservera son mandat l’au-
tomne prochain.
Une fois dehors, l’errance
reprend. A la nuit tombée, chacun
rejoindra son hébergement, une
institution spécialisée pour cer-
tains, un foyer ou un hôtel de la
ville pour d’autres. Un hôtel, en
particulier, est fortement décrié.
«Nous y sommes tous passés, que
ce soit pour une nuit ou plusieurs

mois, indique Ahmed. Le gérant
nous parle mal, nous fait des signes
de menottes, entre dans les
chambres sans toquer, même si on
est sous la douche, et menace de
nous virer. Quand il le fait, il nous
tend un sac de couchage et dit:
«Bonne chance.»
Un hôtel, est-ce un lieu appro-
prié pour des mineurs? «Le SPMI
a les moyens qu’on lui donne,
répond Marielle*, curatrice au
sein de l’institution. En avril 2018,
on est partis de rien.» Lorsque les

premiers mineurs sont repérés
par les associations, l’Etat est pris
de court. Aucune procédure
n’existe pour ces jeunes migrants
qui ne sont pas des requérants
d’asile. Le SPMI est alors mandaté
par le Tribunal de protection de
l’adulte et de l’enfant pour exercer
un rôle de représentation légale
et couvrir les besoins élémen-
taires des jeunes. «Il a fallu trouver
des solutions dans l’urgence, se
débrouiller avec des bouts de
ficelle», souligne la curatrice.
Au départ, certains jeunes sont
hébergés dans des foyers clas-
siques mais l’expérience tourne
court. «Les éducateurs ont vite été
dépassés par ces adolescents, par-
fois violents ou sous substances,
qui mettaient à mal le cadre de vie,
raconte Marielle. Les portes se sont
fermées.» Le SPMI tente alors sa
chance auprès des hôtels qui se
montrent d’abord réticents.

Logement inadapté, formation
inexistante, encadrement
lacunaire: les griefs formulés par
les associations actives dans le
domaine de l’asile se multiplient
depuis plusieurs mois. Révolté par
la situation, un collectif d’étudiants
genevois s’est créé au début de l’été.
Devenus les porte-voix des jeunes,
ils multiplient les manifestations
pour dénoncer l’inaction des auto-
rités. Allant jusqu’à se substituer à
l’Etat en hébergeant chez eux des
mineurs. «Ces jeunes ont besoin
d’aide, plaide l’une des membres
du Collectif Lutte des MNA, mais
pour le moment, le sujet est géré
de manière répressive et dissua-
sive.» De la rencontre prévue avec
les autorités le 4 septembre, le col-
lectif attend beaucoup. «Même si
la rentrée sera déjà passée, on
espère que les jeunes pourront
enfin être scolarisés.»
Si la sortie du tunnel est annon-
cée pour fin septembre avec l’ou-
verture d’un nouveau lieu d’héber-
gement d’une vingtaine de places,
assortie d’un encadrement journa-
lier confié à une association, la
question de la scolarisation reste
taboue. Accéder à l’école constitue
pourtant l’une des requêtes prin-
cipales des mineurs. Mehdi veut
devenir machiniste ferroviaire et
«parler si bien le français» qu’il
s’exprimerait «au passé simple».
Ahmed a essayé de faire un appren-
tissage en mécanique, sans succès
faute de statut adéquat. Ici, «on
perd notre temps», estime un autre
jeune en enchaînant les cigarettes.
«Je veux ma chance.» Son rêve:
devenir cuisinier.
Pour l’heure, la responsable du
DIP, Anne Emery-Torracinta,
exclut toute  scolarisation sans
demande d’asile. «Pour beaucoup
d’entre eux, c’est actuellement
inenvisageable, cela ne ferait que
les mettre de nouveau en échec,
estime, quant à elle, Marielle. Ce
qu’il faut, c’est une  formation

intermédiaire où ils puissent
apprendre le français et investir
les apprentissages dans la durée
avant de se confronter aux exi-
gences de l’école.»
Du dialogue entre mineurs et
autorités découle souvent une
frustration réciproque: «Il y a un
décalage entre ce que ces jeunes
projettent et ce qui est possible,
estime Marielle.  Certains for-
mulent des demandes urgentes
mais ne sont pas là lorsqu’on y
répond.» Le rendez-vous au kebab
le soir a été instauré pour l’été, afin
de favoriser le lien avec un éduca-
teur présent sur place. «Avant cela,
il y a eu des repas équilibrés livrés
à l’hôtel par les HUG, pour lesquels
il y a eu du gaspillage», ajoute-t-
elle, refusant l’angélisme comme
la criminalisation.

La peur d’un appel d’air
Derrière le flou actuel, la crainte
d’un appel d’air. «Genève n’est pas
la seule ville confrontée à ce pro-
blème, souligne Mauro Poggia,
chef du Département de la sécu-
rité, de l’emploi et de la santé.
Mettre en place des structures trop
attractives risquerait aussi de don-
ner un signal à l’international.»
D’autant que parmi ces jeunes aux
«identités multiples», très peu
sont, selon lui, mineurs. «Récem-
ment, on s’est rendu compte que
l’un d’entre eux avait plus de 20 ans
et un casier judiciaire en France»,
affirme le ministre.
Sans documents d’identité, les
jeunes restent des mineurs présu-
més, mais après 18 ans, le couperet
tombe et la seule perspective qui
s’offre à eux demeure la clandesti-
nité. A quoi bon tenter une intégra-
tion pour ensuite les renvoyer?
«Une écoute, une parenthèse où
souffler: tout ce que Genève peut
leur apporter leur servira un jour»,
répond Marielle. Que leur avenir
se joue en Suisse ou ailleurs. ■
* Prénoms d’emprunt

L’errance sans fin des migrants mineurs


GENÈVE Des jeunes livrés à eux-mêmes par manque de courage des autorités? Des adolescents de passage qui ne cherchent pas à


s’intégrer? Deux visions s’affrontent dans le débat sur la prise en charge des mineurs non accompagnés. Plongée dans leur quotidien


Trois jeunes mineurs non accompagnés posent à Genève en marge d’une manifestation qui dénonce leurs conditions d’accueil. (NICOLAS RIGHETTI/LUNDI13 POUR LE TEMPS)

«On nous prend pour des sauvages,

sans but, qui viennent juste

profiter. Testez-nous si vous voulez.

On a tous des capacités et on

ne demande qu’une petite place»
UN JEUNE MNA
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