Le Monde - 20.08.2019

(Sean Pound) #1

16 | MARDI 20 AOÛT 2019


0123


« J’ÉTAIS 


TERRORISÉE, SANS 


BOUSSOLE, AVEC 


LA PEUR QU’ON 


ME TIRE DESSUS. 


ET PUIS, À UN 


MOMENT, J’AI VU UNE 


ÉGLISE BLANCHE. 


JE ME SUIS DIT : 


“ÇA Y EST, JE DOIS 


ÊTRE EN AUTRICHE” »


berlin ­ correspondant

D


armstadt, République fédé­
rale d’Allemagne (RFA),
jeudi 9 novembre 1989.
Comme tous les soirs, Ines
Geipel s’est déguisée en Ty­
rolienne de carte postale


  • Dirndl rose moulante et chemisier blanc
    aux manches bouffantes – pour s’occuper
    des clients de la petite taverne où elle tra­
    vaille comme serveuse depuis quelques se­
    maines. Soudain, son chef l’interrompt :
    « Viens voir, il y a quelque chose pour toi! »
    Dans une pièce voisine, un téléviseur diffuse
    en direct les images de la chute du mur de
    Berlin. La jeune femme, qui a quitté la Répu­
    blique démocratique allemande (RDA) deux
    mois plus tôt pour passer à l’Ouest, se préci­
    pite, mais reste à peine trois minutes devant
    le poste de télévision. « Les clients commen­
    çaient à s’impatienter, notamment une vieille
    princesse de 80 ans qu’on voyait tout le temps
    et que j’entends encore réclamer : “Du vin! Du
    vin !” »
    Il n’était pas question d’interrompre
    le service plus longtemps. Alors, elle est re­
    tournée en salle.
    Trente ans ont passé. Ines Geipel est deve­
    nue professeure dans une école d’art drama­
    tique de Berlin. Jamais elle n’a oublié la scène
    de la taverne. Qu’avait­elle ressenti ce soir­là,
    devant l’écran? Elle cherche un peu ses mots
    avant de répondre : « Je dirais... je dirais... de la
    joie. Oui, c’est bien ça : une très grande joie.
    Enfin! Enfin! Enfin, ça arrive! Voilà ce que je
    me suis dit. Enfin, la libération! Je crois que
    c’est le terme juste, oui : libération. »

    C’est à la terrasse d’un restaurant branché
    de Schöneberg, un quartier situé à Berlin­
    Ouest du temps de la guerre froide, que cette
    Allemande de 59 ans nous raconte tout cela.
    Le lieu a son importance. Même si trois dé­
    cennies se sont écoulées depuis la chute du
    Mur, Ines Geipel continue d’éviter, autant
    que possible, de se rendre dans l’ancien Ber­
    lin­Est. « J’y vais si on m’y invite. Mais si j’ai le
    choix, je préfère rester à l’Ouest. Après tout,
    c’est là où j’ai choisi de vivre, là où je me sens le
    mieux »
    , confie­t­elle. Le but de cette rencon­
    tre : le passé, justement, cet été 1989 où tout
    a commencé à basculer, pour elle et pour
    tant d’autres. Le dernier été communiste de
    16 millions d’Allemands de l’Est. Les ultimes
    souffles d’un monde sur le point de s’effon­
    drer. En avaient­ils conscience, à l’époque?
    Certains, peut­être, mais pas tous. En janvier,
    l’homme fort du régime depuis 1971, Erich
    Honecker, disait encore : « Le Mur existera
    encore dans cinquante et même dans
    cent ans si les causes de son existence ne sont
    pas encore éliminées. »

    De tout cela, Ines Geipel peut témoigner.
    D’abord parce que sa propre fuite, en
    août 1989, fait écho à celles de milliers de
    compatriotes. Ensuite parce que son par­
    cours à l’époque de la RDA illustre ce qui fut
    une fierté de ce pays avant d’en devenir une
    honte : le sport de haut niveau. Dans ce do­
    maine, elle a tout connu, des succès les plus
    glorieux aux souffrances les plus atroces.


LE « PIQUE-NIQUE PANEUROPÉEN »
Pour prendre la mesure de son destin, il faut
remonter au printemps de cette même
année 1989. Ines Geipel a alors 28 ans. An­
cienne championne d’athlétisme, elle étudie
la littérature allemande à l’université d’Iéna.
Début juin, elle participe avec quelques ca­
marades à des manifestations de soutien
aux victimes du massacre de la place Tianan­
men, à Pékin. En représailles, ses professeurs
lui annoncent qu’elle ne pourra pas achever
sa thèse de doctorat. En RDA, la lecture offi­
cielle des événements de Pékin est claire : le
gouvernement chinois n’avait d’autre choix
que de « rétablir l’ordre et la sécurité en recou­
rant à la force » , a fait savoir la Chambre du
peuple, le Parlement de RDA. Les mani­
festants de la place Tiananmen sont des
« contre­révolutionnaires ayant l’intention de
renverser l’ordre socialiste » , a­t­on expliqué
dans « Aktuelle Kamera », l’émission d’infor­
mation quotidienne de la Fernsehen der
DDR, la télévision d’Etat, diffusée chaque
soir de 19 h 30 à 20 heures.
« Tiananmen a été le tournant, même si cela
faisait déjà un moment que ça craquait
autour , estime Ines Geipel. Il y avait Gorbat­
chev et la perestroïka, il y avait la Hongrie qui
commençait à ouvrir sa frontière vers l’Autri­
che, et puis maintenant la Chine. Chez nous, au
contraire, c’était apathique. Tout était gris,
figé. Là­dessus, j’apprends que je ne peux
même pas poursuivre mes études. J’avais été
exclue du sport, j’étais maintenant mise au ban

de la fac. Qu’est­ce que j’allais devenir? Gar­
dienne de cimetière, serveuse dans une can­
tine? Je ne voyais plus qu’une solution : partir. »
Partir. En ce milieu d’année 1989, les Alle­
mands de l’Est sont de plus en plus nom­
breux à y penser, depuis que le gouverne­
ment hongrois du communiste réformateur
Miklos Németh a entrepris, début mai, de
sectionner les barbelés qui séparaient son
pays de l’Autriche. Au début, ils étaient quel­
ques dizaines. A compter du mois d’août, le
flux grossit. Une date restera dans l’Histoire :
le 19 août. Ce samedi, un grand pique­nique
est organisé sur une colline voisine de
Sopron, un village de Hongrie proche de la
frontière avec l’Autriche, sous le parrainage
d’Otto de Habsbourg, le fils du dernier empe­
reur austro­hongrois. Il y a là des gens de
l’Ouest, d’autres de l’Est, beaucoup de dissi­
dents. En milieu d’après­midi, certains
entreprennent de franchir la frontière. Pris
de court, les policiers laissent faire, avant de
bloquer le passage trois heures plus tard. Au
total, 661 Allemands de l’Est passeront à
l’Ouest ce jour­là.
Depuis, ce « pique­nique paneuropéen »,
dont il reste aujourd’hui un petit monument
en pierre, est régulièrement commémoré.
En 2009, pour les 20 ans de l’événement,
Angela Merkel fit le déplacement, aux côtés
du président hongrois de l’époque, Laszlo
Solyom. « C’est souvent par de petits pas

courageux faits par de simples individus que
s’écrit l’histoire. Ce qui a eu lieu ici est un de
ces petits pas. (...) La Hongrie a donné des ailes
aux Allemands de RDA » , déclara ce jour­là la
chancelière allemande.
Après une visite à son frère, à Berlin­Est, dé­
but août, pour le prévenir de son projet, Ines
Geipel revient à Iéna pour quelques jours,
avant de se décider à franchir le pas, le
23 août 1989. Iena­Dresde, puis Dresde­Bu­
dapest en train de nuit. Un petit sac à dos.
Une chaleur de bête. A son arrivée à 8 heures
du matin, le lendemain, « une faim terrible et
quasiment pas d’argent en poche ». Une,
deux, et puis finalement trois nuits sous un
pont, au bord du Danube, à Budapest. Elle se
sent sale, exténuée, morte de peur et se de­
mande : « Qu’est­ce que tu fais? » Mais il est
trop tard pour renoncer. Alors, elle trouve la
force de continuer.
Direction cette fois l’ouest, vers la frontière
autrichienne. La jeune fugitive a entendu
parler d’une zone où les candidats à l’exil ont
des chances de passer sans trop de risques. Il
lui reste à attendre la nuit pour tenter le
coup. « J’ai couru, couru, au moins je savais
faire, j’avais encore quelques restes. C’étaient
des bois, des prairies, je ne voyais pas grand­
chose, je me suis éraflée, blessée, je saignais,
mon pantalon était totalement déchiré. J’étais
terrorisée, sans boussole, avec la peur qu’on
m e tire dessus. Et puis, à un moment, j’ai vu

La course pour passer


à l’Ouest d’Ines Geipel


1989,  MON  DERNIER  ÉTÉ  EN  RDA  1 | 6


Cet été­là, les Allemands de l’Est sont de plus en plus nombreux


à songer à fuir leur pays. L’athlète, elle, l’a quitté en août. Exclue


de son sport après une romance et des envies d’ailleurs, empêchée


de poursuivre ses études après son soutien aux victimes de la place


Tiananmen, elle n’avait plus qu’une solution : partir


une église blanche. C’est là que je me suis dit :
“Ça y est, je dois être en Autriche.” Une église
aussi blanche, ça ne pouvait être qu’en Autri­
che. Je suis allée trouver le curé. Il m’a tout de
suite aidée. »
Ines l’ignore, mais ce village autrichien,
Deutschkreutz, commence à avoir l’habi­
tude d’accueillir des réfugiés de RDA. En ce
mois d’août, ils arrivent seuls ou par petits
groupes, après avoir entendu dire que le ri­
deau de fer est devenu plus facile à traverser
dans cette zone rurale du nord­ouest de la
Hongrie. A son arrivée en Autriche, la jeune
femme se sent à la fois libre et « dévastée ».
« C’est comme si quelque chose s’était cassé,
témoigne­t­elle. Je ne pouvais plus bouger.
J’avais tout donné pour partir. Je n’avais plus
rien en moi. Comme si mon centre de gravité
intérieur s’était effondré. » Secourue par le
curé, elle est accueillie dans une auberge du
coin, avant que l’ambassade de RFA à Vienne
n’envoie quelqu’un pour la chercher et la
conduire dans la capitale autrichienne. Elle
restera alors quelques jours à l’ambassade,
allongée, à dormir presque tout le temps.
L’étape suivante de son périple la conduit
en RFA, d’abord à Münster, près de la fron­
tière française, dans un foyer de réfugiés. « Il
y avait des gens de tous les pays. Pratique­
ment que des mecs. Je me suis tirée au bout de
deux jours. » Ce sera ensuite Francfort, sans
un sou, en quête d’un petit job. Elle apprend

L’ÉTÉ DES SÉRIES

Free download pdf