Le Monde - 20.08.2019

(Sean Pound) #1

0123
MARDI 20 AOÛT 2019 | 17


alors qu’une taverne de Darmstadt, non loin
de là, cherche une serveuse. C’est là, quelques
semaines plus tard, qu’elle verra à la télévi­
sion les images de la chute du mur de Berlin.
Si les événements de la place Tiananmen,
en juin 1989, ont été le déclic, sa décision de
quitter la RDA a été le fruit d’une longue
maturation, et d’un singulier destin. Avant
d’étudier la littérature allemande, Ines Gei­
pel, née à Dresde en 1960, a été une athlète de
haut niveau. Sa carrière a commencé à la fin
des années 1970, après qu’elle fut repérée par
un club lors de Spartakiades, ces compéti­
tions destinées aux enfants et aux adoles­
cents, calquées sur le modèle des Jeux olym­
piques et orchestrées par l’organisation de
jeunesse du parti, la Jeunesse libre allemande
(FDJ). La course à pied, qu’elle pratiquait déjà
dans les forêts de Thuringe, voisines du pen­
sionnat où ses parents l’avaient envoyée à
l’âge de 14 ans, devient alors son quotidien.

LE MOT DOPAGE JAMAIS PRONONCÉ
Arrivent donc les Spartakiades et son inté­
gration dans un club important, le SC Motor
Iéna. « J’avais 17 ans, on m’a dit : “Ton corps
n’est pas encore prêt mais tu es douée, alors tu
vas suivre un programme.” » Bien sûr, jamais
le mot dopage ne sera prononcé. Le fameux
« programme » consiste en des pilules, des
piqûres, des prises de sang... La jeune athlète
ne pose pas de question. Elle croit prendre

des « vitamines » , alors que ce sont des stéroï­
des ou d’autres produits du même genre.
L’essentiel, elle le comprend vite, est d’ava­
ler, d’obéir et de courir chaque jour un peu
plus vite. Avec le recul, elle décrit une vie de
souffrances rentrées, marquée par des crises
de boulimie à répétition. « Evidemment que
ça n’allait pas! Mais nous n’avions pas le droit
de ne pas aller bien. On n’avait pas de psys à
l’époque! Un sportif de haut niveau, c’était
forcément quelqu’un de sain. »
Ines Geipel pourrait parler des heures du
dopage. En 2000, elle fut l’une des plaignan­
tes au procès des deux plus hauts responsa­
bles du sport en ex­RDA, Manfred Ewald,
ex­président de la Confédération des sports
(DTSB) et du comité olympique est­alle­
mand, et Manfred Hoeppner, ex­directeur
adjoint du service de médecine sportive
(SMD) de la RDA, accusés de « complicité de
blessures corporelles » dans 142 cas, tous
concernant des femmes, en majorité des
nageuses et des athlètes. Le premier sera
condamné à 22 mois de prison avec sursis, le
second à 18 mois avec sursis.
Ce procès, comme d’autres moins retentis­
sants, a permis de faire la lumière sur le fa­
meux Staatsplan Thema 14.25, décidé en
juin 1974 lors d’une réunion du comité cen­
tral du Parti socialiste unifié (SED) : un plan
d’investissement massif dans la recherche
sur le dopage, qui a contribué à faire du sport

de haut niveau l’une des vitrines du régime
jusqu’à la fin. Du 12 au 20 août 1989, donc au
cœur du fameux été, les nageuses est­alle­
mandes triomphent encore aux champion­
nats d’Europe de natation à Bonn, en RFA.
Leur tableau de chasse : 38 médailles, dont
16 en or. L’URSS est deuxième, mais loin
derrière, avec 22 médailles, dont 6 en or.
Au même moment, à Lyon, la RDA arrive
deuxième aux championnats du monde de
cyclisme sur piste. Nageuses et cyclistes font
la « une » de Neues Deutschland , le grand
quotidien du pays. En cet été du grand bascu­
lement, les succès sportifs permettent d’évi­
ter à bon compte de parler d’une réalité plus
inquiétante, et notamment de ces milliers
de concitoyens qui fuient à l’Ouest... Le do­
page des sportifs est au cœur de la stratégie
du pouvoir. « Les chiffres précis manquent,
mais cela a manifestement concerné plus de
10 000 personnes » , raconte Ines Geipel, qui
présida, de 2013 à 2018, l’Association des
victimes du dopage en ex­RDA, quelques
années après avoir été, en 2005, la première
sportive à demander que son nom soit sup­
primé des records officiels nationaux.
Si cette démarche a tant marqué, c’est
qu’elle renvoie une fois de plus au parcours
personnel de cette femme, et à une date mé­
morable, le 2 juin 1984. Ce jour­là, lors des
championnats d’athlétisme de RDA, à Erfurt,
la coureuse de 23 ans et trois de ses coéqui­

pières du SC Motor Iéna établissent un nou­
veau record du monde du relais 4 × 100 mè­
tres, en 42 secondes et 20 centièmes. Son club,
créé en 1953, quatre ans après la fondation de
la RDA, repart avec six médailles d’or au total,
deuxième ex aequo avec le SC Dynamo Ber­
lin, juste derrière l’ASK Vorwärts Potsdam.
A la suite de cet exploit, la jeune Ines pour­
rait espérer décrocher l’or aux JO d’été de Los
Angeles. Mais l’histoire va en décider autre­
ment. Quatre ans après le boycottage des Jeux
de Moscou par les Etats­Unis, l’URSS décide
en effet de bouder, à son tour, ceux prévus en
Californie. Ses alliés du pacte de Varsovie sui­
vent, notamment la RDA, dont les champions
s’étaient pourtant préparés à l’événement
afin de briller, une nouvelle fois, aux yeux du
monde. A Montréal, en 1976, la RDA avait
décroché 90 médailles, dont 40 en or. A Mos­
cou, en 1980, 126 médailles, dont 47 en or.
Seuls les Soviétiques avaient fait mieux.
Au début de l’année 1984, alors que les
champions est­allemands pensaient encore
concourir pour les JO, Ines Geipel participe
avec ses camarades à un stage de préparation
au Mexique. Lors de ce bref séjour, elle tombe
amoureuse d’un athlète mexicain et se met à
rêver, à ses côtés, d’une nouvelle vie au­delà
du rideau de fer. Cet écart ne lui sera pas par­
donné. Sur le moment, elle ne prend pas plei­
nement conscience de ce qui lui arrive, ni des
sanctions dont elle fait l’objet. Elle ne recons­
tituera le fil des événements que dix ans plus
tard, après la réunification allemande, en
consultant son dossier aux archives de la
Stasi, le ministère de l’intérieur de la RDA.
« Après le séjour au Mexique, ils ont tout fait
pour me remettre dans le droit chemin. Les
choses se sont faites en plusieurs étapes.
D’abord, ils ont cherché à me trouver un nou­
veau petit copain en RDA. Pour ça, ils ont
même poussé la sophistication jusqu’à cher­
cher un homme qui ressemblait physique­
ment à mon Mexicain. Autant dire que ça ne
courait pas les rues à l’époque en Allemagne
de l’Est! Evidemment, ça n’a pas marché.
Ensuite, un jour, deux types m’ont approchée
en me demandant si je voulais travailler pour
la Stasi. Je leur ai lan cé : “Vous partez !” C’est
alors que les choses se sont gâtées... »

« J’AVAIS ÉTÉ MUTILÉE »
A ce moment, la voix d’Ines Geipel se fait plus
hésitante. « La deuxième étape, ce fut l’opéra­
tion... » , poursuit­elle. Au départ, une simple
appendicite. La jeune femme en ressort « cas­
sée ». Les souffrances sont insupportables.
Impossible de reprendre l’entraînement.
Cette fois, il lui faudra vingt ans pour com­
prendre. En 2004, alors que ses douleurs in­
testinales chroniques sont devenues insup­
portables, l’ex­athlète subit une nouvelle
opération. « A mon réveil, le chirurgien m’a ex­
pliqué que j’avais été mutilée. » Elle comprend
alors le vrai sens de la phrase lue des années
plus tôt dans son dossier de la Stasi : « Il faut
l’anéantir d’un point de vue stratégique. »
En exhumant les archives, dans les années
1990, Ines Geipel apprend beaucoup d’autres
choses. Tout ce qu’elle croyait vrai était faux,
même les gens. Sans le savoir, elle avait été,
des années durant, au cœur d’un effrayant
jeu de rôle. Son entraîneur était de la Stasi,
son propre père aussi : « Officiellement, il
était directeur du Palais des pionniers à
Dresde, l’organisation créée par le parti pour
les enfants. En fait, il travaillait pour le
département IV de la Stasi, où il était chargé
notamment d’opérations spéciales d’espion­
nage en Allemagne de l’Ouest, le tout sous
huit identités différentes. Quand vous appre­
nez ça, tout s’effondre. J’avais l’impression
d’être faite de plusieurs identités, comme une
matriochka, ces poupées russes qu’on ouvre
les unes après les autres. »
Si douloureuse fût­elle, cette plongée dans
son dossier l’a aidée à « retrouver une base
solide » sur laquelle se reconstruire. « J’ai com­
pris que courir avait été pour moi une façon de
fuir. Il était maintenant question de me po­
ser. » De cette lecture des archives, elle a égale­
ment tiré plusieurs livres, des romans, des
essais, des récits, tous traversés par l’obses­
sion de briser les silences et les mensonges
du passé, dont elle est convaincue qu’ils con­
tinuent d’empêcher les deux Allemagnes
d’être totalement réunifiées. Des silences et
des mensonges qu’elle n’est jamais parvenue
à dissiper avec ses propres parents, commu­
nistes purs et durs. Ni avec son père, mort au
début des années 2010, ni avec sa mère, en­
core en vie. C’est ainsi, en 2019 comme à l’été
1989 : « Dans cette famille, on ne parle pas. » 
thomas wieder

Prochain article Steffen Reiche

SANS LE SAVOIR, 


ELLE AVAIT ÉTÉ, 


DES ANNÉES 


DURANT, AU CŒUR 


D’UN EFFRAYANT 


JEU DE RÔLE. 


SON ENTRAÎNEUR 


ÉTAIT DE LA STASI, 


SON PROPRE PÈRE 


AUSSI


A gauche,
Ines Geipel
il y a trente ans,
en 1989
à Berlin­
Ouest. COLLECTION
PARTICULIÈRE

L’ÉTÉ DES SÉRIES


Ci­contre
en juillet,
à Berlin.
DEREK HUDSON
POUR « LE MONDE »
Free download pdf