18 | MARDI 20 AOÛT 2019
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mende (lozère) envoyée spéciale
L
a porte se cache dans
un coin discret de l’hy
permarché, derrière le
rayon des yaourts et
avant celui des froma
ges. Une volée de mar
ches grimpe sans manière jusqu’à
un couloir, étroit et sombre :
l’étage administratif, où se con
centrent les bureaux, la poin
teuse, les vestiaires. Dans cette
austérité d’entrepôt s’avance
M. Bringer, 80 ans, tenant grave
ment entre deux doigts un sachet
de croquants aux amandes,
5,39 euros, qu’il a acheté luimême
dans son propre magasin. Sur son
passage, on se casse en deux, avec
des « BonjourmonsieurBringer ».
Il salue chacun des employés par
son prénom – il y en a 220, en tout.
C’est le matin, un quart d’heure
avant l’ouverture, peutêtre. Dans
le réfectoire, la vaste table carrelée
rouge est celle où Mme Bringer, sa
femme, a enseigné le catéchisme à
des générations de Lozériens. Elle
dirigeait le rayon textile, « pas de
dentelles, ça ne marche pas dans la
région ». Le travail, la famille, une
certaine culture terrienne sont
des valeurs à ne pas oublier : M. et
Mme Bringer le répètent aux en
fants. Deux de leurs fils leur ont
succédé aux affaires, Xavier et Ni
colas. En Lozère, la ville de Mende,
12 000 habitants, revendique
deux cathédrales : NotreDame
etSaintPrivat et l’Hyper U, seul
hypermarché du département.
Le magasin est à couper le souf
fle, il faut le reconnaître : 7 000 m^2 ,
avec une baie vitrée tout le long de
la ligne des caisses qui plonge
dans un horizon de ciel et de mon
tagnes. Derrière les portillons, des
clients attendent l’ouverture, cha
riots sagement rangés flanc con
tre flanc. C’est l’entrée principale,
majestueuse, qui s’ouvre sur la
« pénétrante », l’allée conçue pour
faire tourner les têtes, promotions
spectaculaires, articles de saison
ou téléphones portables. « Ce ma
tin, j’ai dit à mon mari : tiens, si on
allait à Hyper U? » , annonce une
retraitée en embrassant une
autre. Et le mari : « On n’était pas
sortis du parking qu’on avait déjà
salué quatre personnes. »
À L’ASSAUT DU FRIGO
On peut aussi entrer dans le
magasin par l’autre côté, plus con
fidentiel, la petite porte, en quel
que sorte. Elle a ses habitués : elle
permet un raccourci vers le rayon
boucherie et surtout le grand bac
réfrigéré, que coiffe le calicot « An
tigaspi ». Là, chaque jour, se bra
dent à 30 % ou 50 % toutes les
viandes dont la date de consom
mation échoit le lendemain. « Ils
ne vont plus tarder » , annonce
Véro, chargée du secteur.
8 h 02, les premiers clients appa
raissent, une dizaine peutêtre,
sans courir, mais allongeant le
pas. Une femme pêche à l’aveugle
des blancs de dinde, des brochet
tes d’agneau, des merguez halal.
Elle triera ensuite. Une autre, en
imperméable rouge, fête ce soir
les 16 ans de ses jumeaux : elle
veut deux steaks et deux canettes
de bière à la framboise, les jeunes
préfèrent ça au vin. Ça fera la sur
prise. Elle essaie d’attraper une
barquette avant une fonction
naire, tailleurfoulard. De nos
jours, la vie n’est simple pour per
sonne, s’excuse la fonctionnaire.
Gros soupir, bref silence. Elle a du
mal avec ses deux lévriers polo
nais : « Le mâle me mange 1 kilo de
viande par jour. » Et elle replonge
à l’assaut du frigo, coude à coude
avec l’imperméable rouge, l’une
pour ses chiens, l’autre pour ses
fils. « Un lundi calme » , pense
Véro. Depuis trois ou quatre ans,
des clients lui attrapent parfois
les paquets des mains, avant
qu’elle ait pu les poser dans le bac.
« Où se trouve l’aspirateur à
moustiques en promotion? » , de
mande une grande fille à un
gaillard en chemisette rose U. Le
gars rigole. « Aucune idée : je tra
vaille dans une grande surface,
madame, mais pas cellelà. » Che
misetterose possède luimême
un Supermarché U : il visite celui
de Mende dans le cadre d’un
séminaire de l’enseigne, pour
toute la région Sud, comme une
vingtaine d’autres patrons.
Il y a quelques années encore,
beaucoup seraient venus en cos
tardcravate et belle bagnole. « Le
Salon de l’auto », c’était le surnom
de ces réunions. Fin de l’âge d’or,
premiers licenciements du sec
teur cette saison. Les grands grou
pes s’entredévorent, une guerre
des ogres sur fond de crise. Les
« intégrés », surtout, sont tou
chés, c’estàdire les distributeurs
avec une direction centralisée et
des actionnaires prêts à se débar
rasser des magasins affichant
moins de 22 % de marge brute ou
des retours sur investissements
jugés trop lents. Auchan ferme
des grandes surfaces, Casino en
vend, Carrefour licencie. Les « in
dépendants » – un modèle coopé
ratif, où chacun possède son ma
gasin – résistent mieux : Leclerc,
Intermarché et Système U.
Il est 9 heures. Le dernier poulet
vient de partir, le bac antigaspi au
rayon boucherie est vide.
D’autres patrons rejoignent le sé
minaire. Chacun a son histoire,
mais toutes se ressemblent un
peu : d’honorables familles de
commerçants, parlant boulot
même en dormant, qui se déci
dent un jour à traverser le miroir.
Chez Laetitia et Gérald Bordes,
un frère et sœur qui n’ont pas
40 ans, on était charcutier dans un
bourg du côté de Béziers, débitant
le cochon sur la place du marché, il
y a un siècle déjà. Au tournant des
années 2000, leur municipalité se
pique d’avoir son supermarché.
C’est la mode, alors, toutes les
communes veulent le leur, cha
cune gardant le voisin à l’œil : si on
ne le construit pas, la ville d’àcôté
le fera et en récoltera les bénéfices.
Les bénéfices? Quelle autre carte
aurait un maire pour générer des
taxes et des dizaines d’emplois?
« ÊTRE QUELQU’UN »
En plus, l’opération cadre à mer
veille avec le tempo politique : il
faut en moyenne deux mandats
pour la boucler, entre le vote des
dossiers et l’inauguration, avec un
résultat bien visible et l’image
d’un élu sensible au pouvoir
d’achat. Certains sont même sin
cères, quelquesuns offrent les ter
rains. Pour la santé du magasin,
personne ne s’interroge vrai
ment : il suffit de poser un par
king, un bâtiment, et de dire qu’on
a du Nutella pas cher. Les gens se
précipiteront, n’estce pas?
Dans le bourg de Laetitia et Gé
rald Bordes, de puissants groupes
postulent à l’appel d’offres.
« Pourquoi pas nous? » , se disent
le frère et la sœur. Leur Super U
ouvre en 2012, 1 700 m^2 , avec les
parents. Les clients, les employés,
le village, rien n’a changé. Et pour
tant c’est devenu différent. « Les
mêmes gens sont devenus bien
plus désagréables depuis qu’on est
un supermarché , dit Laetitia Bor
des. Tout le monde s’est mis à taper
sur la grande distribution. » Le
groupe des patrons hoche la tête.
L’un d’eux a aperçu des clients de
chez lui, payant ici à la caisse. Il a
détourné les yeux. Eux aussi. En
ce moment, certains magasins
rétrogradent. La concurrence
marche même entre soi. Un
grand, lunettes de soleil, rompt le
silence : « Et ta femme, ça va? – Elle
s’occupe d’un rayon, comme ça, on
se voit de temps en temps. »
Il est plus de 10 heures. Devant
un présentoir s’empilent des lots
de shampoing par trois, une
promotion géante. Il y a quelques
années, les travées auraient pu
être bloquées, une ruée, ça s’est vu
même pour du dentifrice. Un
couple de profs se souvient de
leurs parents se battant devant un
arrivage de balais. « Les gens
n’avaient pas grandchose, un
monde nouveau s’ouvrait, les gran
des surfaces nous apprenaient ce
qu’il fallait aimer. » Ils traînent leur
chariot presque vide comme un
amour déçu. Lui : « On a été heu
reux dans la consommation : avoir
un gros chariot, c’était être quel
qu’un. » Elle promène son télé
phone dans les rayons, branché
sur une application capable de dé
tecter les « produits toxiques ».
La famille Bringer, elle, a com
mencé il y a trois générations en
vendant de la toile noire au mètre
dans les fermes du Gévaudan.
Quand survient l’appel d’offres
pour une zone commerciale à
Mende, l’attribution de l’hyper
marché devient l’enjeu d’une
bataille municipale à la fin des an
nées 1990. Deux familles du pays
postulent. Chacune est déjà à la
tête des deux supermarchés de la
ville, mais il y a le gros et le petit :
les Bringer, propriétaires de plu
sieurs magasins, dont un Super U,
et les Dalle avec leur Intermarché.
Un soir, chez U, éclate un incident
banal avec un client. Le type s’an
nonce : souspréfet à Florac. Du
côté des Bringer, on voit vraiment
l’affaire perdue. « Dans ces dos
sierslà, tout compte » , assure
JeanMichel Brun, le directeur.
Mais le conseil municipal (UDF)
vote largement Bringer. « Il fallait
des reins solides » , se souvient un
élu : le chantier colossal est à la
seule charge de l’enseigne, sans un
sou de financement public y
compris pour le rondpoint d’ac
cès. En échange, le maire de l’épo
que, JeanJacques Delmas, et
M. Bringer auraient conclu un
« accord secret », l’expression se
murmure avec délice en ville,
aujourd’hui encore : aucun autre
concurrent ne s’installera. Con
duite par Alain Bertrand, l’opposi
tion socialiste tempête contre le
« monopole Bringer ». Lui soute
nait Intermarché.
11 heures. Un ouvrier en tenue de
chantier pose une unique esca
lope cordon bleu à la caisse 6. Le re
gard de l’hôtesse va de l’escalope à
l’homme, et retour. Pas un mot,
mais ses yeux posent la question.
« Elle est partie » , confie l’ouvrier.
Ce tapis de caisse est leur seul
point de rencontre, ils ne sont ja
mais vus ailleurs. « Vous êtes la
première à qui j’ose l’annoncer. »
Deux autres hôtesses discutent
d’une collègue, pas aimable, à leur
goût. « Cellelà, en région pari
sienne, elle prendrait des claques ».
Rires. Aucune ne ferait ce métier
dans une grande ville. « Même
Montpellier, j’irais pas ». Puis, après
réflexion : « Palavas, peut être ». El
les ne voudraient pas non plus
d’un « hyperhyper », les monstres
entre 10 000 et 20 000 m^2. Ce sont
eux surtout qui essuient la crise
actuelle. « Plus c’est grand, plus ça
plonge. Une petite bascule dans la
consommation, et plouf! » , expli
que justement un des patrons en
séminaire. Chemisetterose risque
à mivoix : « Ici, combien ça fait de
chiffres d’affaires? » « 56 millions
par an » , se mêle un manutention
naire qui passe. Chemisetterose
s’étrangle. Chez lui, les chiffres
sont confidentiels, y compris en
interne pour les employés. Pour
quoi? « Le secret, c’est culturel dans
la grande distribution. »
A Mende, la liste socialiste
d’Alain Bertrand enlève la mairie
en 2008. A l’époque, Bertrand
veut marquer la ville, comme
Georges Frèche, un proche, l’a fait
autrefois à Montpellier. Bertrand
aussi veut jouer les bâtisseurs :
des logements, un espace événe
ment, la relance du musée. Il sou
tient la création par la région d’un
parc d’activité pour les entrepri
ses. Coût : 10 millions d’euros.
Toujours inoccupée, la zone in
dustrielle sert surtout aux gosses
pour apprendre à conduire.
En 2012, Bertrand achète égale
ment, via la communauté de com
munes, 8 ha sur le causse d’Auge,
en surplomb de la ville. Le maire
est un homme de coups, et celuilà
en est un fameux : les propriétai
res avaient toujours refusé de ven
dre. Bien sûr, le prix du terrain a
explosé : 1,8 million d’euros, bien
trop cher pour ne faire que des lo
tissements et de l’artisanat. Alors
pourquoi pas une deuxième zone
d’activité commerciale? Après
tout, les promesses de son prédé
cesseur n’engageaient que lui : il
serait temps, estime Bertrand, de
rompre le « monopole Bringer » .
florence aubenas
Prochain épisode Petits secrets
et grandes surfaces
« Tiens, si on allait à Hyper U? »
AU PAYS DES HYPERS 1 | 6 A l’heure où la grande distribution traverse une crise profonde,
notre journaliste a passé plusieurs semaines dans un magasin de Mende, en Lozère.
Un lieu qui raconte, à lui seul, l’évolution et le quotidien d’une certaine France
LE MAGASIN
EST À COUPER
LE SOUFFLE : 7 000 M^2 ,
AVEC UNE BAIE VITRÉE
LE LONG DE LA LIGNE
DES CAISSES QUI PLONGE
DANS UN HORIZON DE
CIEL ET DE MONTAGNES
Dans l’hyper U de Mende (Lozère), en juin.
GUILLAUME HERBAUT/INSTITUTE POUR « LE MONDE »
L’ÉTÉ DES SÉRIES
UN GRAND, LUNETTES
DE SOLEIL, ROMPT
LE SILENCE : « ET TA
FEMME, ÇA VA ? – ELLE
S’OCCUPE D’UN RAYON,
COMME ÇA, ON SE VOIT
DE TEMPS EN TEMPS »