Le Monde - 20.08.2019

(Sean Pound) #1

0123
MARDI 20 AOÛT 2019 | 19


Pour les 75 ans du « Monde », l’ancien premier
ministre du Bénin raconte sa relation au journal.

« Le Monde », pour moi, n’est pas un
journal, c’est une personne. Un ami, très
fidèle, de mes parents. De dix ans mon
aîné, il m’a d’abord appris à lire. Il n’a pas
lésiné sur les grands caractères de
« une ». Création du nouveau franc, OAS,
indépendance... Quand j’ai su lire « Le
Dahomey accède à l’indépendance », Le
Monde m’a accompagné à la porte de
l’école primaire. J’avais 6 ans ; c’est lui qui
a convaincu la directrice de me dispenser
du cours préparatoire.
Durant toute l’enfance et l’adolescence,
il a été un ami attentif et même exigeant.
Il n’a jamais accepté que je néglige la
géographie ou que j’ignore l’histoire. Je
dois reconnaître qu’il était plus soucieux
de mes progrès dans les humanités que
dans les sciences. Je le sentais particuliè­
rement joyeux de m’initier aux sciences
politiques. Sa parfaite connaissance des
affaires domestiques, africaines et mon­
diales m’a toujours impressionné. Je
crois que c’était dû à un réseau excep­
tionnel de correspondants. Ils m’étaient
devenus familiers et indispensables.
Très prévenant, il a toujours été là pour
me rapprocher de mes parents et de mes
amis ; il était le premier à leur confier un
succès au Concours général, une entrée
à la Rue d’Ulm, une place à l’agrégation...
Il me faisait rougir. Premier à m’annon­
cer naissances et mariages, c’est aussi
avec lui que je partageais d’abord les
émotions d’un deuil.

Un léger dandysme
La vie ne nous a jamais séparés vraiment.
Bien sûr, il y eut le travail, les enfants, les
voyages, mais nos contacts restèrent
presque quotidiens. Ce que j’aimais chez
lui, c’était un léger dandysme et ses en­
thousiasmes de bon vivant : tous les ven­
dredis soir, il tenait à me parler gastrono­
mie et à me chuchoter des adresses de
bons restaurants. Lui si prudent, si posé,
si objectif... devenait très partisan dès lors
qu’il s’agissait des goûts et des saveurs.
Un jour, il n’avait pas pu se retenir de dire
grand mal d’un cassoulet que je fabri­
quais dans de petites usines que m’avait
confiées un certain William Saurin. Il
m’avait opposé la vraie recette chau­
rienne (de Castelnaudary). Nous aurions
pu nous disputer, mais je le rassurais de
quelques lignes : nous possédions aussi
l’usine chaurienne.
Une seule séparation faillit interrompre
nos conversations : par les hasards d’une
carrière, tant de mers m’avaient séparé
du Monde ... qu’il avait perdu ma trace.
Dans une chronique du 11 février 1992,
l’éditorialiste Paul Fabra parlait de moi
avec l’angoisse d’avoir perdu son
meilleur ami. Il m’appelait le « regretté
Lionel Zinsou ». Au moment de lui donner
la nouvelle rassurante de ma survie, je
m’abstins quelques heures. Le Monde
avait toujours eu l’exquise délicatesse
d’écrire à ses amis en datant ses missives
du lendemain, c’est­à­dire du moment
même où ils les décachetteraient.
Ma confiance dans son jugement était
aussi grande que ma certitude de sa par­
faite information. Je me dis que j’étais
bien prétentieux et un peu ridicule de
croire que je serai encore vivant le lende­
main. Je m’en ouvris à un ami commun,
André Fontaine, qui venait de quitter la
direction du journal. Ils convinrent de
faire savoir qu’ils m’avaient retrouvé vi­
vant. C’est ainsi que nous nous retrouvâ­
mes et que nous ne nous sommes plus
jamais quittés.
propos recueillis par pierre lepidi

Prochain article Hédi Kaddour

« LE  MONDE »  ET  MOI


LIONEL  ZINSOU


« LA  VIE  NE  NOUS


A  JAMAIS  SÉPARÉS 


VRAIMENT »


L’ÉTÉ DES SÉRIES


Le mystère du crash de Bascapè


LES  SIX  MORTS  D’ENRICO  MAT TEI 1 | 6 En 1962, l’avion du puissant patron de


la compagnie italienne d’hydrocarbures ENI s’écrase dans la bourgade


lombarde. Depuis lors, sa mort, énigmatique, ne cesse de hanter l’Italie


milan, matelica (italie) ­
envoyés spéciaux

U

ne sculpture canine garde
l’entrée du Musée Mattei, à
Matelica. Dans ce village
des Marches, en plein cen­
tre de l’Italie, on révère la bête avec
autant de défiance que de dévotion.
Contrairement à celui de la mytholo­
gie antique, ce cerbère­là ne dispose
pas de trois têtes. Mais, du haut de ses
six pattes, lui aussi veille sur des en­
fers. Regardez son museau : il crache
des flammes, comme échappées des
torchères d’une raffinerie. Admirez
son allure altière : elle rappelle celle de
l’indomptable Enrico Mattei, fonda­
teur de l’ENI, la compagnie italienne
des hydrocarbures, en 1953. Depuis,
l’animal figure sur tous les logos du
géant de l’énergie ; aujourd’hui encore,
un cinquième des stations­service de
la Botte l’ont pour emblème. « Le chien
à six pattes, fidèle ami de l’homme à
quatre roues » , jappait le premier slo­
gan de l’ENI, troussé par le cinéaste
Ettore Scola, pour expliquer la physio­
nomie insolite de ce drôle de cabot.
Au Musée Mattei de Matelica, point
de glapissements. La mascotte scrute
en silence les reliques du défunt pa­
tron, exposées sur une étagère : des
montures de lunettes calcinées, une
carte du Rotary Club décatie, un porte­
feuille rongé par le feu... Enrico Mattei a
péri comme il a vécu, dans l’ardeur et la
hardiesse. Accrochés aux murs du hall
d’entrée, des clichés en noir et blanc té­
moignent du trépas : le 27 octo­
bre 1962, l’avion personnel de Mattei,
un biréacteur Morane­Saulnier parti
de Catane, en Sicile, à destination de
Milan, s’abîme sur un champ de Bas­
capè, une bourgade lombarde. D’abord
attribué au mauvais temps et à la fati­
gue du pilote, puis à un sabotage, le
crash n’a jamais été élucidé.
« Le site Internet de l’ENI continue
d’indiquer que l’avion s’est écrasé, sans
autre précision. Or mon grand­oncle a
été assassiné! , s’emporte Aroldo Curzi
Mattei, en pointant une image de la
carcasse de la carlingue. Des pièces de
l’engin ont été lavées, désinfectées, ven­
dues puis fondues, avec l’assentiment
des premiers enquêteurs. Les débris que
nous montrons ici ont été récupérés in
extremis par mon grand­père et ma
mère, qui se sont rendus sur les lieux du
désastre. » Le petit­neveu change vite
de salle : « C’est encore trop douloureux

pour nous. » La suivante est parsemée
de photos moins funestes : Mattei,
tout sourire, avec sa femme, la dan­
seuse autrichienne Margherita Pau­
las ; Mattei en habits de pêcheur, sur
les rives d’un lac canadien ; Mattei en
compagnie du prince du Koweït ou du
chah d’Iran...
C’est que l’enfant du pays, né en 1906
à Acqualagna, à 50 kilomètres de Ma­
telica, frayait et ferraillait avec le vaste
monde. Aurait­il pris modèle sur son
père carabinier, dont les sabres ornent
le musée? Le brigadier Antonio Mattei
est resté célèbre pour avoir capturé le
« Robin des bois italien », le brigand
Giuseppe Musolino, en 1901. Son fils
Enrico jouera aussi les justiciers. Mais
sur une scène autrement périlleuse.

Un véritable « Etat dans l’Etat »
Après avoir glané un diplôme d’ingé­
nieur, il se fait connaître dans la Résis­
tance, où il dirige un groupe d’obé­
dience démocrate­chrétienne. De quoi
être nommé, au lendemain de la se­
conde guerre mondiale, président de
l’Agip, la compagnie pétrolière publi­
que, fondée en 1926 par Mussolini. En
moins de deux décennies, il fait de
l’Agip moribonde un mastodonte, l’ENI


  • véritable « Etat dans l’Etat », doté de
    ses propres diplomates et de ses pro­
    pres services secrets. Son intuition? Si
    l’Italie a raté le coche de la révolution
    industrielle, c’est qu’elle manquait de
    fer et de bois, contrairement à l’Allema­
    gne, l’Angleterre ou la France ; si elle est
    restée massivement agricole, c’est
    faute de combustible ; à l’heure du
    « tout­moteur », le gaz et le pétrole lui
    permettront de rattraper son retard.
    Mattei prospecte la Péninsule, du
    nord au sud, à la recherche de gise­
    ments. En trouve quelques­uns, les ex­
    ploite aussitôt, au bluff. Défie les « sept
    sœurs », ainsi qu’il désigne l’oligopole
    des sept sociétés anglaises, américai­
    nes et néerlandaises qui se partagent le
    pactole du pétrole. Commerce directe­
    ment avec les pays producteurs, en leur
    proposant des conditions bien plus
    avantageuses : il leur laisse 75 % des re­
    venus, soit 25 % de plus que les « sept
    sœurs ». Quitte à chambouler encore
    davantage un ordre international déjà
    passablement ébranlé par la guerre
    froide et la décolonisation. « En dealant
    avec l’Iran, Mattei irrite les Anglais. En
    marchandant avec l’URSS, il exaspère les
    Américains. En faisant affaire avec les
    Egyptiens, il se met à dos les Hollandais.


Et en négociant avec les pays du Ma­
ghreb, il marche sur les plates­bandes
françaises. Mon grand­oncle ne man­
quait pas d’ennemis » , résume Aroldo.
Mattei aimait rappeler une scène qui
l’avait marqué, lors d’une partie de
chasse, dans les Marches. Un braque
allemand et un setter siphonnent une
marmite de soupe, sous les yeux du
chaton maigrelet d’un paysan ; chaque
fois qu’il s’approche du festin, les deux
chiens le repoussent brutalement.
« Trop longtemps, l’Italie a été ce cha­
ton » , selon la parabole de Mattei, qui
s’enorgueillissait d’avoir métamor­
phosé son pays en cador – fût­il à six
pattes. De toutes les créatures qui s’of­
fusquaient de le voir laper la marmite
pétrolière, quelle est celle qui lui a
porté le coup fatal?
Une vache et quatre chèvres paissent
paisiblement au bord d’un ruisseau. Ce
tableau bucolique, peint par Philipp
Peter Roos (1657­1706), orne le bureau
de Vincenzo Calia, procureur adjoint au
parquet de Milan. C’est lui qui, en 2003,
a établi que le Morane­Saulnier avait
été saboté. « Le biréacteur d’Enrico Mat­
tei a explosé en raison d’une charge de
composition B située derrière le tableau
de bord, destinée à s’actionner lors du
déploiement du train d’atterrissage » ,
certifie le magistrat. La composition B
est un explosif militaire, mélange de
RDX et de TNT.
En 1994, Vincenzo Calia est juge d’ins­
truction au tribunal de Pavie, dont dé­
pend la commune où s’est écrasé
l’avion. Un repenti de Cosa Nostra,
Gaetano Ianni, vient d’affirmer que la
Mafia sicilienne a éliminé Mattei, sur
ordre des Américains. Personne n’y
prête attention, sauf Calia : le voilà dé­
cidé à résoudre la plus ténébreuse af­
faire de l’après­guerre italien. Il se
replonge dans la première enquête, qui
avait accrédité en 1967 la thèse de l’acci­
dent. En ressort bouche bée : « Il n’y
avait rien! Lacunes, contradictions, té­

moignages mis de côté... Comme celui
de ce paysan qui, interrogé par un jour­
naliste de la RAI, assurait avoir vu
l’avion exploser en plein vol, avant de se
raviser lors d’interviews ultérieures. Le
fichier audio du premier entretien avait
été effacé. J’ai dû le faire déchiffrer par un
expert en lecture labiale. »
Calia repart de zéro. Il monte à bord
d’un Morane­Saulnier, à Nice. Inter­
roge 614 témoins. Compulse 350 ima­
ges. Noircit 5 000 pages de dossier. Et
conclut, donc, à un attentat, très vrai­
semblablement exécuté par la Mafia
sicilienne. Quid des commanditaires?
Lorsqu’il clôt son enquête, en 2003,
Calia ne dispose pas de preuves suffi­
santes pour trancher : « L’affaire Mattei
n’a pas d’équivalent , soupire­t­il. Si ce
n’est, peut­être, le meurtre de JFK. »
Trois pistes sérieuses tiennent la
corde. Les Etats­Unis, tout d’abord : la
CIA, agissant pour le compte des « sept
sœurs », se serait mise en relation avec
la branche américaine de Cosa Nostra.
La France, ensuite : les services secrets
du général de Gaulle auraient fait dis­
paraître cet homme qui se vantait de
prêter main­forte aux indépendantis­
tes algériens. L’Italie, enfin : Mattei,
sans conteste l’homme le plus puis­
sant du pays, excitait les luttes d’in­
fluence, en coulisse. Aucune de ces
trois thèses n’exclut, a priori, les deux
autres : « L’attentat a été réalisé sous in­
fluence étrangère, en collaboration avec
des personnes gravitant dans les hautes
sphères politiques et économiques ita­
liennes » , atteste la journaliste Sabrina
Pisu, auteure, avec le magistrat Calia,
du livre Il Caso Mattei (Chiarelettere,
2017, non traduit).
C’est un vertige bien connu des cani­
dés : creuser chacune de ces pistes re­
vient à déterrer de nouveaux os – cada­
vres de journalistes, d’artistes, de ban­
quiers, d’ingénieurs, dont les assassi­
nats éclairent et obscurcissent celui
d’Enrico Mattei. Si les chats disposent
de sept vies, le chien fou de l’ENI aura,
lui, enduré au moins six morts. Car on
ne défie pas impunément les puis­
sants : « Que sert de se heurter contre les
destins? , mettait en garde Dante, dans
la Divine Comédie. Votre Cerbère, s’il
vous en souvient, en a encore le menton
et la gorge pelés. » 
margherita nasi
et aureliano tonet

Prochain article La Palme d’or
maudite

XAVIER LISSILLOUR

«  L’AFFAIRE MATTEI


N’A PAS D’ÉQUIVALENT.


SI CE N’EST, PEUT­ÊTRE, 


LE MEURTRE DE JFK  »
VINCENZO CALIA
procureur adjoint
au parquet de Milan
Free download pdf