Le Monde - 20.08.2019

(Sean Pound) #1

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INTERNATIONAL


MARDI 20 AOÛT 2019

0123


REPORTAGE
kaboul ­ envoyée spéciale

P

eu après l’appel à la
prière du matin, sous la
lumière argentée de la
lune, les femmes et les
hommes endeuillés arrivent dans
le cimetière de Ghala Kadoro, dans
le sud­ouest de Kaboul. Ce lundi
19 août, dix­huit nouvelles tom­
bes abritent des victimes de l’at­
tentat­suicide survenu deux jours
plus tôt contre une fête de ma­
riage dans la capitale afghane.
Il est 4 h 40 du matin à Kaboul.
Les femmes se mettent en rang,
tel un groupe de chœur dans une
pièce de théâtre de la Grèce anti­
que. Elles se lamentent et appel­
lent à voix haute le nom de leur
fille, de leur fils, de leur neveu ou
de leur nièce assassinés. Les hom­
mes, eux, pleurent en silence et
tentent, tant bien que mal, de cal­
mer les femmes. « J’ai perdu quatre
membres de ma famille, deux ne­
veux et deux cousins, explique Saf­
fiullah Shehrzad, âgé de 33 ans, qui
n’était pas allé au mariage afin de
prendre soin de son père âgé. On
connaissait le marié. Dans ce quar­
tier, on est tous plus ou moins liés. »
Le samedi 17 août, après
dix jours d’accalmie dans la capi­
tale afghane, un kamikaze s’est fait
exploser dans la salle de mariage
Shar Dubai, dans l’ouest de la capi­
tale, faisant au moins 63 morts et
182 blessés. Cette attaque, la plus
meurtrière depuis le début de l’an­
née, a été perpétrée dans un quar­
tier de la communauté chiite ha­
zara. Cette minorité afghane, dont
étaient issus les mariés, est la cible
régulière des combattants sunni­
tes de la branche afghane de l’orga­
nisation Etat islamique (EI), im­
plantée dans le pays depuis 2015,
et qui a revendiqué l’attentat.

« Abandonnée aux bouchers »
Dans le cimetière de Ghala Ka­
doro, Zarmina Soltani pleure sa
fille Maryam, âgée de 9 ans, tuée
dans la salle de mariage. « Mainte­
nant, sans toi, qu’est­ce que je dois
faire? », chuchote­t­elle, caressant
la terre de la tombe couverte par
des fleurs rouges, blanches et jau­
nes. Son mari, Nouragha, se tient à
l’écart et pleure en silence. « Ma
fille s’habillait en garçon [phéno­
mène commun en Afghanistan,
où les filles portent des vêtements
masculins pour pouvoir aider leur
famille dans son quotidien, lors­

que cette dernière n’a pas de gar­
çon]. Elle était donc dans la partie
réservée aux hommes où l’attentat
a eu lieu. Elle est morte avant même
d’arriver à la clinique. Ma femme et
mes trois autres filles sont vivan­
tes », explique l’homme, issu de la
minorité hazara, comme tous les
autres Afghans présents ce lundi
dans le cimetière. Sa femme, elle,
ne cesse de répéter : « Maryam! Je
t’ai abandonnée aux bouchers. »
Les talibans ont rapidement nié
leur implication dans l’attentat.
« Commettre de tels assassinats
délibérés et brutaux et prendre
pour cible des femmes et des en­
fants n’ont aucune justification »,
ont tweeté deux porte­parole des
insurgés. Une déclaration rejetée
par le président Ashraf Ghani qui,
lors d’un discours, a soutenu que
« les talibans ne peuvent s’exoné­
rer de tout blâme car ils servent de
plate­forme aux terroristes ».
Selon un communiqué de la
branche afghane de l’EI, un kami­
kaze « pakistanais » aurait d’abord
ciblé un grand rassemblement
chiite à Kaboul, et une voiture
piégée aurait ensuite explosé : « Le

frère kamikaze Abou Assem Al­Pa­
kistani (...) a réussi hier à atteindre
un grand rassemblement (...)
d’apostats » à Kaboul et a « fait dé­
toner sa ceinture une fois au milieu
de la foule (...). Après l’arrivée de
membres de la sécurité, des moud­
jahidine ont fait exploser une voi­
ture piégée », précise le communi­
qué publié sur Telegram.
Cette revendication a été mise
en doute par une source de sécu­
rité afghane jointe par Le Monde.
Celle­ci affirme que la « deuxième
explosion à la voiture piégée n’a
pas eu lieu ». Elle se montre égale­
ment prudente sur la responsabi­
lité de l’EI dans cette attaque, évo­
quant la piste « du réseau
Haqqani », une faction des tali­
bans afghans proche d’Al­Qaida.
Les quartiers de l’ouest de Ka­
boul, jadis paisibles, sont devenus
ces dernières années le théâtre de
nombreux attentats contre les
mosquées chiites et les centres
d’éducation, la plupart du temps
revendiqués par l’EI. Les mariages,
rassemblant plusieurs centaines
d’invités, constituent une cible
facile pour ce type d’attaques.

Le 12 juillet, au moins six person­
nes ont été tuées et quatorze bles­
sées lorsqu’un kamikaze s’est fait
exploser lors d’une cérémonie
dans la province de Nangarhar,
dans l’est du pays. L’attaque a elle
aussi été revendiquée par l’EI,
dont la présence va croissante
dans la région. Selon les Nations
unies (ONU), la spirale de violence
en Afghanistan a battu un record
en juillet – le mois le plus meur­
trier depuis mai 2017 –, avec plus
de 1 500 civils tués ou blessés.

« Ça me brise le cœur »
Mais l’attentat de samedi sur­
vient dans un climat particulier,
alors que les Américains et les
talibans sont en pleines négocia­
tions pour aboutir à un cessez­le­
feu qui ouvrirait la voie à des
négociations de paix entre le
gouvernement afghan et le
groupe insurgé. Le président
américain, Donald Trump, et son
envoyé spécial pour les pourpar­
lers, Zalmay Khalilzad, se sont
montrés jusqu’à présent très
optimistes quant à un accord. Le
gouvernement d’Ashraf Ghani

reste pour le moment exclu de
ces tractations, ce qui fragilise sa
légitimité alors qu’il entend
briguer un deuxième mandat
lors de la prochaine élection
présidentielle, prévue le 28 sep­
tembre, mais déjà repoussée
à deux reprises.
Les funérailles de victimes de
l’attentat ont été organisées dans
la capitale tout au long de la jour­
née de dimanche, alors que
l’Afghanistan fêtait, lundi, le
100 e anniversaire de l’indépen­
dance vis­à­vis de l’influence
britannique. Les blessés, eux, ont

Les proches des victimes de l’attentat lors d’un mariage, survenu deux jours plus tôt, le 19 août, à Kaboul. ANDREW QUILTY POUR « LE MONDE »

« La plupart
du temps,
les victimes ne
sont même pas
des soldats, mais
des civils, parfois
très pauvres »
MOHAMMAD EWAZ
médecin afghan

été répartis dans plusieurs hôpi­
taux de Kaboul.
Ce dimanche, à l’hôpital de
Jamhuriyat, dans le centre de la
capitale, comme après chaque at­
tentat, le docteur Mohammad
Ewaz a commencé sa journée de
travail avec deux heures d’avance
pour permettre à ses collègues, fa­
tigués par une nuit passée à soi­
gner les blessés, de partir plus tôt.
Il soigne notamment deux jeunes
Afghans blessés lors de l’attentat
contre Shar Dubai alors qu’ils tra­
vaillaient en tant que serveurs
dans la partie réservée aux hom­
mes. « Les auteurs [de ces atta­
ques] ne veulent pas de joie pour le
peuple afghan, se désole ce méde­
cin de 40 ans. La plupart du temps,
les victimes ne sont même pas des
soldats, mais des civils, parfois très
pauvres. Regardez ces deux gar­
çons qui travaillent pour aider
leurs familles tout en faisant des
études. Ça me brise le cœur. »
Allongé sur son lit, intubé, l’un
d’eux, Abdullah Faramarz, ra­
conte, d’une voix à peine audible :
« J’étais en train de ranger la partie
réservée aux hommes pour servir
le dîner quand une explosion a
retenti tout près de la scène. J’étais
près de la porte d’entrée. Je suis
tombé par terre. J’ai eu mal à
l’épaule, comme si elle ne m’appar­
tenait plus. Je n’ai pas tourné la tête
pour voir l’état de la salle. J’ai juste
marché vers la rue principale. Mes
oreilles sonnaient. »
Malgré l’horreur qui se déroule
depuis des années sous ses yeux,
Mohammad Ewaz a espoir que les
négociations avec les talibans mè­
neront à une paix durable dans le
pays. « On aura peut­être un ou
deux ans difficiles, mais après, ça
ira mieux. Ce n’est pas possible de
vivre sans espoir dans ce monde. »
Ce lundi, pourtant, dans le cime­
tière de Ghala Kodoro, difficile de
garder un quelconque espoir en
l’avenir. Ici, alors que le jour se
lève, ce ne sont que cris de dé­
tresse et répétitions lancinantes
des noms des bien­aimés partis à
tout jamais.
ghazal golshiri

le carnage, qui a fait au moins
63 morts et 182 blessés, samedi 17 août, à
Kaboul, est intervenu peu de temps
après la publication d’un message opti­
miste du président des Etats­Unis ven­
dredi soir – compte tenu du décalage ho­
raire –, se félicitant de « la très bonne réu­
nion » consacrée le jour même à la
perspective d’un retrait américain en
Afghanistan. « Beaucoup, dans le camp
adverse de cette guerre vieille de dix­neuf
ans, et nous­mêmes, envisagent de con­
clure un accord – si possible! » , a­t­il
ajouté, en référence aux négociations
conduites par son émissaire, Zalmay
Khalilzad, avec les talibans, au Qatar.
Le secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, qui
a participé à la réunion avec les princi­
paux conseillers du président, a lui aussi
réaffirmé la détermination américaine
de parvenir « à un accord de paix glo­
bal », tout en rappelant les conditions

pour les talibans : « une réduction de la
violence et un cessez­le­feu » , la garantie
que « le sol afghan ne soit plus jamais
utilisé pour menacer les Etats­Unis ou ses
alliés » , et l’engagement de dialoguer
avec les autorités afghanes.
L’attentat sanglant revendiqué par la
branche afghane de l’organisation Etat
islamique (EI), nouvel accès de violence
émaillant un été particulièrement meur­
trier, alimente en arguments les deux
camps qui s’opposent à Washington.

Crainte d’une précipitation
Donald Trump n’a jamais fait mystère
de sa volonté de se désengager du pays,
comme il l’a encore rappelé le 2 août.
Pour le locataire de la Maison Blanche,
ce conflit est une perte de temps. « Nous
pourrions gagner en Afghanistan en
deux, ou trois, ou quatre jours si nous le
voulions, mais je ne cherche pas à tuer

dix millions de personnes » , a­t­il assuré,
avec une désinvolture qui a stupéfait les
autorités afghanes.
Il y a deux ans, ce n’est que sur l’insis­
tance de son secrétaire à la défense
d’alors, James Mattis, qu’il avait
consenti à une augmentation du contin­
gent américain, de 8 400 à 14 000 sol­
dats. Selon la presse américaine, le
temps serait désormais venu d’une pre­
mière réduction de 5 000 soldats dans le
cadre d’un calendrier sur lequel pèse
une hypothèque politique, l’élection
présidentielle de novembre 2020.
La crainte d’une précipitation motivée
par de mauvaises raisons a poussé une
partie des experts de l’Afghanistan à
multiplier les mises en garde, en agitant
un précédent : le retrait d’Irak, effectué
avant l’élection présidentielle de 2012. Il
avait été suivi, deux ans plus tard, par la
renaissance de l’EI, qui avait précipité un

réengagement américain. L’ancien pa­
tron des forces américaines et interna­
tionales en Afghanistan, David Petraeus,
a assuré dans les colonnes du Wall Street
Journal , le 9 août, qu’ « un retrait militaire
complet » serait « encore moins judicieux
et plus risqué ».
Le sénateur républicain de Caroline du
Sud, Lindsey Graham, a, de son côté,
multiplié les messages similaires sur le
réseau social Twitter, pendant que Do­
nald Trump réunissait ses conseillers.
Les soldats américains sont « la pre­
mière ligne de défense de l’Amérique
contre la résurgence des groupes islamis­
tes radicaux qui souhaitent attaquer la
patrie américaine » , a­t­il écrit. Ses ef­
forts n’ont pas été vains : le président a
assuré dimanche qu’il était « sensible à
cet argument » .
gilles paris
(washington, correspondant)

La stratégie hésitante de Donald Trump en Afghanistan


Dans Kaboul désemparée, la litanie des morts

La capitale afghane a été endeuillée samedi par un attentat qui a tué au moins 63 personnes lors d’un mariage


Le gouvernement
afghan est pour
le moment exclu
des tractations,
ce qui fragilise
sa légitimité
à l’approche de
la présidentielle
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