Le Monde - 20.08.2019

(Sean Pound) #1

4 |international MARDI 20 AOÛT 2019


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Les migrants de l’« Open­Arms » confinés par Salvini


Malgré un accord européen, 107 rescapés sont empêchés de débarquer par le ministre de l’intérieur italien


Bruxelles s’inquiète d’une victoire de l’extrême droite en Italie


Un succès de Matteo Salvini aux élections anticipées qui s’annoncent pour l’automne pourrait fragiliser la zone euro et l’UE


bruxelles ­ correspondance

M


aintes fois la cible des
critiques de Matteo Sal­
vini ces dernières an­
nées, l’Union européenne (UE) se
garde bien de commenter la crise
gouvernementale italienne dé­
clenchée début août par le patron
de la Ligue du Nord. « C’est un peu
comme pour le Brexit avec la Gran­
de­Bretagne : Bruxelles observe de
loin et attend que les Italiens résol­
vent leur situation en interne » , ré­
sume une source diplomatique
européenne. Mais l’Italie est un
membre fondateur de l’Union, la
troisième économie de la zone
euro, et l’une des plus endettées.
Capitalisant sur les bons résul­
tats de son parti dans les sondages
(38 %), Matteo Salvini a rompu, le
8 août, son alliance avec le Mouve­
ment 5 étoiles et réclamé des élec­
tions législatives anticipées dès
l’automne dans l’espoir d’obtenir
« les pleins pouvoirs ». Le gouver­
nement de Giuseppe Conte, pro­
che du M5S, devrait chuter dans
les prochains jours.
« Ce n’est pas à nous de dire aux
Italiens ce qu’il faut, confie un

autre diplomate européen. Mais
ce que les Européens attendent,
c’est de la prévisibilité, une procé­
dure ordonnée, c’est que le budget
soit voté et que l’Italie, avec ses
propres contre­pouvoirs, reste
dans un esprit de coopération.
Qu’elle continue d’exercer ses res­
ponsabilités d’Etat membre fon­
dateur et d’Etat membre majeur. »

«Coup de tonnerre symbolique »
Car c’est bien ce qui effraie : que
la crise politique n’aggrave en­
core la situation économique de
l’Italie, dont la dette publique dé­
passe les 134 % du PIB, avec des
conséquences sur l’ensemble de
la zone euro. En juillet, l’Italie a
évité d’être mise sous sur­
veillance pour son budget 2019,
une procédure dite « de déficit
excessif » pouvant aboutir à des
sanctions en cas de non­respect
des objectifs budgétaires. Mais
l’exercice 2020 pourrait se révé­
ler bien plus compliqué, sachant
que Rome s’est engagé à trouver
plus de 30 milliards d’euros tout
en promettant aux Italiens
qu’aucun effort supplémentaire
ne leur serait demandé.

L’hypothèse que le chef d’un
parti d’extrême droite réussisse
son pari et finisse par succéder à
Giuseppe Conte au palais Chigi
inquiète Bruxelles. Pour Jean­
Yves Camus, le directeur de l’Ob­
servatoire des radicalités politi­
ques à la Fondation Jean­Jaurès,
ce scénario serait un « coup de
tonnerre symbolique » dans un
Etat membre fondateur, « sur­
tout si Matteo Salvini remettait
sur la table son projet de rompre,
au minimum, avec l’euro ».
Quelques jours avant d’entrer
au gouvernement, en mai 2018,
le ministre de l’intérieur avait
fait recouvrir de peinture blan­

che l’inscription « no euro » bar­
rant le mur d’enceinte du siège
milanais de la Ligue, comme
pour faire oublier sa campagne
europhobe.
« A l’international, Salvini de­
viendrait de fait la figure vers la­
quelle se tourneraient tous les
partis qui se sentent proches de lui,
notamment sur les questions d’im­
migration et d’identité, poursuit
Jean­Yves Camus. Il gagnerait en
Europe une stature tout à fait par­
ticulière de chef de file d’une fa­
mille politique qui réussirait à bri­
ser le consensus européen. »
Bruxelles constate la résistance
des autres partis pour déjouer la
tentative de M. Salvini de procé­
der à des élections anticipées
avant de voter le budget 2020. En
cas d’échec du vote de confiance
mardi et de chute du gouverne­
ment italien, le président de la
République italienne, Sergio
Mattarella, aura plusieurs op­
tions. Soit un gouvernement
temporaire de techniciens,
comme ce fut déjà le cas en 2011.
Soit un remaniement de l’exécu­
tif, formé de ministres M5S, ap­
puyé par le Parti démocrate et

d’autres formations de gauche.
Soit des élections anticipées.
Pour mener cette campagne
éventuelle, Matteo Salvini
compte sur le soutien des post­
fascistes de Fratelli d’Italia, mais
aussi de Forza Italia, le parti de
Silvio Berlusconi, membre du
Parti populaire européen (PPE,
droite). « Pour nous, c’est normal
d’être en coalition avec La Ligue
puisqu’on est déjà en coalition
avec eux au niveau des régions » ,
explique Fulvio Martusciello,
eurodéputé depuis 2014.

« Des défis considérables »
« Tous les sondages disent que le
centre­droit va gagner, pour­
suit­il. Les Italiens ne sont pas des
extrémistes : il faut que Berlusconi
soit au centre de la coalition. Et s’il
y a des élections en octobre, c’est
naturel pour nous de faire alliance
avec Salvini », poursuit­il. L’en­
semble du PPE croira­t­il aux ca­
pacités de l’ancien premier mi­
nistre italien – dont le parti est
largement derrière la Ligue – d’in­
fléchir la ligne de Matteo Salvini?
« Même s’il le nie aujourd’ hui,
Salvini est quand même anti­

construction européenne, anti­
euro. Son arrivée au pouvoir crée­
rait de l’incertitude, des blocages,
des difficultés de coopérations
dans l’UE. Et c’est la dernière
chose dont on a besoin mainte­
nant, au vu des défis considéra­
bles auxquels on doit faire face » ,
commente un diplomate euro­
péen. Ce dernier évoque tour à
tour l’actuel ralentissement éco­
nomique, les tensions commer­
ciales internationales, le Brexit,
ainsi que la transition institu­
tionnelle avec, notamment, l’en­
trée en fonction de la nouvelle
Commission.
C’est d’ailleurs la seule bonne
nouvelle pour l’Union euro­
péenne : le fait que les deux noms
proposés début août par le gou­
vernement Conte pour occuper,
au nom de l’Italie, le poste de com­
missaire européen risquent d’être
remis en question. Ils étaient tous
les deux issus de La Ligue et repré­
sentaient dès lors un casse­tête
pour la présidente élue de la Com­
mission, Ursula von der Leyen,
qui est censée constituer son
équipe avant le 26 août.
sophie petitjean

« Salvini au
pouvoir, cela
créerait des
blocages. Et c’est
la dernière chose
dont on a besoin »,
selon un diplomate
européen

Le navire « Open­Arms », le 17 août, au large de l’île italienne de Lampedusa. GUGLIELMO MANGIAPANE/REUTERS

La maire de
Barcelone, Ada
Colau, a affiché
sa solidarité
envers l’ONG,
déplorant la
« cruauté » de
Matteo Salvini

« L’Italie n’est pas
le camp
de réfugiés
de l’Europe »
MATTEO SALVINI
ministre de l’intérieur italien

rome ­ correspondance

C’

est une scène de dé­
sespoir qui a très
vite circulé sur les
réseaux sociaux.
On y voit quatre hommes en
gilet de sauvetage orange nager
vers la côte de l’île italienne de
Lampedusa, située à quelques
centaines de mètres. Quelques
minutes plus tôt, dans un geste
désespéré, ils se sont jetés à l’eau
depuis le pont de l’ Open­Arms , le
navire de l’ONG espagnole
Proactiva Open Arms qui les a
sauvés d’un naufrage, dix­sept
jours plus tôt.
Les migrants ont finalement été
remontés à bord du navire par les
sauveteurs. A leur retour, l’ONG a
partagé sur Twitter l’angoisse de
ces 107 passagers venus d’Afrique
subsaharienne ou de Syrie. Des
scènes de panique, des crises de
larmes et des gestes de colère
pour ces personnes à cran sur un
bateau qui est devenu leur prison.
Malgré les demandes répétées
encore dimanche 18 août par l’or­
ganisation humanitaire espa­
gnole, Matteo Salvini a tenu bon :
pas question d’envisager le débar­
quement des passagers. Le minis­
tre de l’intérieur (Ligue, extrême
droite) a promis qu’il ne céderait
pas et poursuit sa politique de fer­
meté. Dimanche soir, il a demandé
au Conseil d’Etat de se prononcer
en urgence sur la décision du tri­
bunal administratif du Latium qui
avait autorisé jeudi le navire à pé­
nétrer dans les eaux italiennes.

Volonté de durcir le bras de fer
Ces dernières heures, la situation
de l’ Open­Arms s’est progressive­
ment transformée en un théâtre
de l’absurde. Comble de l’humi­
liation, les passagers ont vu pas­
ser samedi soir sous leurs yeux
une navette des gardes­côtes ita­
liens avec à bord 56 autres mi­
grants. Ceux­là ont pu débarquer
sans difficulté sur le quai de Lam­
pedusa. Car malgré le battage
médiatique largement entre­
tenu par le ministre de l’intérieur
autour des ONG, les migrants
continuent d’arriver régulière­
ment en Italie. Dans la nuit de
dimanche à lundi, toujours à
Lampedusa, seize migrants sup­
plémentaires ont débarqué
après avoir été pris en charge par
les gardes­côtes.

Cette crise autour du navire es­
pagnol prend une intensité nou­
velle. Elle est la première du genre
depuis le vote du deuxième décret
sécurité de Matteo Salvini, adopté
le 5 août. Elle se déroule aussi alors
que l’Italie est en plein trouble po­
litique et que la coalition au pou­
voir s’est fracturée après la déci­
sion de Matteo Salvini, le 8 août,
de faire tomber le gouvernement.
L’opinion publique est chauffée
à blanc dans ce moment d’incer­
titude, et Matteo Salvini le sait
parfaitement. Samedi, un procu­

reur a mené une perquisition au
siège des services des gardes­cô­
tes dans le cadre d’une enquête
contre X pour séquestration de
personnes et abus de pouvoir sur
la décision d’empêcher l’ Open­
Arms d’amarrer. « Une enquête
pour séquestration a été lancée
contre [Matteo Salvini] , et il n’est
pas certain que, cette fois­ci, on lui
sauve la peau », rappelle Nello
Scavo, journaliste au quotidien
L’Avvenire, qui a effectué de
nombreux reportages à bord des
navires humanitaires. Selon lui,
le ministre de l’intérieur durcit
volontairement le bras de fer
pour maintenir un rapport de
force en sa faveur.
Cette obsession de Matteo Sal­
vini à vouloir les entraver fait
enrager les organisations huma­
nitaires. « Le cas de l’ Open­Arms
est tout simplement inexplicable
et n’est qu’un épisode de plus de la
criminalisation des ONG à la­
quelle nous assistons depuis qua­
torze mois » , s’inquiète Marco
Bertotto, porte­parole de Méde­

cins sans frontières (MSF) Italie.
Ce dernier dénonce le « cynisme
et la machine de propagande » de
la part du ministre de l’intérieur.
Alors que le cas de l’ Open­Arms
n’était pas encore tranché diman­
che soir, l’ Ocean Viking , navire
opéré par MSF et SOS Méditerra­
née attend un port, entre Malte et
l’Italie, avec à son bord 356 mi­
grants. Le décret lui interdisant de
pénétrer dans les eaux territo­
riales italiennes est toujours en
vigueur et aucune solution n’a
encore été trouvée.
Marco Bertotto rappelle que
l’Italie et Malte sont géographi­
quement les deux pays les plus
proches des zones de naufrage et
que, conformément au droit ma­
ritime international, c’est dans
ces deux pays que les migrants
doivent accoster. « La réponse doit
être partagée par les pays euro­
péens » , rappelle l’humanitaire.
« Mais sur ce thème de l’immigra­
tion, chaque pays spécule avec des
stratégies peu claires et peu coura­
geuses », regrette­t­il.

La bataille autour de l’ Open­
Arms s’est étendue à l’Espagne
durant le week­end. La maire de
Barcelone, Ada Colau, qui avait
proposé sa ville dès le 6 août
comme port d’accueil, a affiché
sa solidarité sur Twitter envers
l’ONG de sauvetage, déplorant la
« cruauté » de Matteo Salvini. Le
chef de la Ligue l’a traitée en re­
tour de « maire sentimentaliste ».
Dimanche à la mi­journée, le
gouvernement espagnol a pro­
posé d’accueillir les 107 migrants
de l’ Open­Arms dans le port d’Al­
gésiras, non loin de Gibraltar,
face à « l’inconcevable décision
des autorités italiennes de fermer
tous ses ports ». La main tendue a
aussitôt été refusée par l’ONG,
qui a rappelé que la situation « in­
soutenable à bord » ne permet­
tait pas au navire d’effectuer les
950 milles nautiques le séparant
du port. Un refus « incroyable et
inacceptable » pour Matteo Sal­
vini. « Ils organisent des croisiè­
res touristiques et décident où les
débarquer? L’Italie n’est pas le

camp de réfugiés de l’Europe », a
tonné le ministre de l’intérieur.
L’imbroglio s’est également joué
au niveau médical. Samedi, des
médecins montés à bord pour des
consultations avaient conclu que
l’état physique des passagers ne
nécessitait aucune urgence médi­
cale. Francesco Cascio, ancien dé­
puté Forza Italia (droite) et chef du
centre médical de Lampedusa, a
été accusé de rapports falsifiés,
mais aussi de céder aux injonc­
tions du chef de la Ligue. Beau­
coup de ces migrants ont subi vio­
lences et tortures.
Dimanche soir, le ministre des
transports, Danilo Toninelli
(Mouvement 5 étoiles, antisys­
tème), s’est dit disposé à faire es­
corter l’ Open­Arms par les gardes­
côtes italiens, jusqu’au port d’Algé­
siras, « avec tout le soutien techni­
que nécessaire, pour y débarquer
tous les migrants à bord ». Une
situation qui serait pour le moins
inédite. Le ministre a précisé
qu’un refus du capitaine du ba­
teau « serait incompréhensible ».
La France, de son côté, s’est enga­
gée à accueillir 40 personnes, sous
réserve qu’elles soient « en besoin
de protection » et qu’elles remplis­
sent donc les critères pour obtenir
le statut de réfugié, a indiqué le mi­
nistère de l’intérieur. Une mission
de l’Office français de protection
des réfugiés et apatrides sera dé­
ployée dans les prochains jours en
Espagne si le bateau accoste bel et
bien à Algésiras.
Pour éviter de tels épisodes de
blocage, Proactiva Open Arms
s’est associée en Italie avec l’ONG
allemande Sea Watch et la Fonda­
tion des Eglises évangéliques
pour développer les couloirs hu­
manitaires européens. Leur pro­
jet est de faire venir en Europe
50 000 migrants par voie aé­
rienne depuis la Libye. Des voya­
ges sûrs afin d’éviter les noyades,
mais aussi de tels psychodrames
autour des navires.
olivier bonnel
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