Le Monde - 20.08.2019

(Sean Pound) #1
0123
MARDI 20 AOÛT 2019 international| 5

A Gaza,


une génération


s’accroche


Alors qu’un exode important


sévit depuis un an, une frange


de la jeunesse a fait le pari de rester


REPORTAGE
gaza ­ envoyé spécial

I

l est interdit de se baigner, et
cela n’a rien à voir avec la
taille modeste de la piscine.
Tous les clients du Logmah
sont soumis à la même règle reli­
gieuse, imposée par le Hamas : au
restaurant, que l’on soit homme
ou femme, on ne se dévêt pas, et la
piscine s’inscrit dans le décor, si
atypique à Gaza, de cet établisse­
ment ouvert il y a quelques mois.
Les perruches en cage sont char­
gées de l’animation sonore. Une
fois à l’intérieur de la jolie bâtisse,
le dépaysement s’accroît. Mobilier
moderne et élégant, variantes de
bleu, cheminée en marbre, ta­
bleaux d’animaux, fontaine au
pied d’un large escalier : le temps
d’un repas ou d’un verre sans al­
cool, les visiteurs s’évadent sans
quitter le territoire palestinien en
détresse, sous blocus israélien et
égyptien depuis que le Hamas a
pris le pouvoir en 2007.
« Ici, tous les restaurants se res­
semblent, avec le même service, la
même pizza au poulet. Il faut se
distinguer pour réussir. Quand je
me suis lancé, mes proches m’ont
aidé tout en me disant : “T’es fou,
mon gars !” Il y a encore de l’argent
à Gaza, mais les gens ont peur de le
dépenser. » Ainsi parle un homme
plein de malice, âgé de 32 ans, dy­
namique et audacieux, fondateur
du Logmah. Owda Abou Middian
est le fils d’un ancien cadre des
forces de sécurité de l’Autorité
palestinienne décédé en 2002. Il
incarne une frange éclairée de la
jeunesse gazaouie, qui ne
s’échappe pas et se bat pour réus­
sir, malgré les bourrasques hosti­
les. Selon la Banque mondiale, le

chômage s’élève à 52 % à Gaza.
Chez les jeunes, c’est 67 %.
« Si on part tous, comme cela se
passe en ce moment, on ne méri­
tera plus notre pays, plaide Owda
Abou Middian. Il faut mettre sur les
rails une nouvelle génération, qui
exprime son amour de cette terre
par l’esprit, et non par le sang et les
armes. C’est une bataille à livrer.
Nous devons changer, nous avons
des problèmes en nous. On manque
de discipline, on ne fait pas la queue
à la banque, on jette les papiers
dans la rue. En matière technologi­
que, on sait fabriquer des roquettes,
d’accord. Et si on fabriquait des télé­
phones? » Il sait que l’alternative
n’est pas aussi simple, mais en une
formule, il rappelle l’impasse de
l’ère Hamas. Le frère d’Owda a
vendu ses parcelles de terres et
quitté le territoire enclavé. Ingé­
nieur, il a lancé sa société entre Du­
baï et la Turquie. Pour lui, hors de
question de faire marche arrière.

Connexions
Depuis mai 2018, l’Egypte a rou­
vert de façon permanente le
point de passage de Rafah, pour
desserrer l’étau autour de Gaza.
Chaque jour, le terminal déborde.
Il faut s’armer de patience avant
que les fonctionnaires annoncent
votre tour. L’hémorragie est spec­
taculaire. Bien entendu, il n’existe
pas de statistiques officielles. La
fuite des jeunes représente une
forme de référendum génération­
nel contre le Hamas, incapable
d’aboutir à une réconciliation na­
tionale avec le Fatah du président
Mahmoud Abbas, ni de changer
les termes de la confrontation
avec Israël. Les autorités locales se
gardent donc de mettre le phéno­
mène en exergue.

Selon les experts, qui s’ap­
puient sur l’évolution des listes
d’attente informatisées, près de
50 000 personnes seraient déjà
parties depuis 2018, dont une ma­
jorité de jeunes. Ingénieurs, mé­
decins, informaticiens, ils ont des
diplômes universitaires qui ne
servent à rien, faute d’emplois et
d’un réel secteur privé. Autant
s’arracher à cette terre toxique où
leur vie se dissout. Plusieurs mil­
liers ont même pris le risque de la
migration clandestine, par la mer,
au péril de leur vie, pour rejoindre
l’Europe. Honteuses, les familles
taisent leur sort tragique, ce qui
fait les affaires du Hamas.
« Nous sommes dans la pire si­
tuation de notre histoire, affirme
Amjad Al­Shawa, directeur du
PNGO, un réseau d’ONG. Tous les
rêves palestiniens se sont effon­
drés, comme la solution à deux
Etats. La réussite israélienne est de
nous avoir détournés de ces ques­
tions pour nous focaliser sur le
quotidien, la recherche d’un toit et
de nourriture. Une génération
sans rêve, sans espoir et sans bou­
lot grossit et ne pense qu’à partir. »
L’un des fils du militant des droits
de l’homme vit en Allemagne, où
il étudie la médecine.
Avant d’ouvrir le Logmah, Owda
Abou Middian a appris les rela­
tions publiques au Caire. Son pre­
mier emploi à Gaza comme coor­
dinateur dans un restaurant a
rapporté une misère, mais lui a
permis d’établir des connexions
dans ce secteur. Employé ensuite
comme agent de sécurité, il a
lancé son premier projet en 2017 :
un restaurant près de l’université
islamique. Mais à cette époque, le
président palestinien, Mahmoud
Abbas, a décidé de réduire de moi­
tié les salaires des fonctionnaires,

mesure punitive pour faire pres­
sion sur le Hamas. La clientèle
étudiante du restaurant en a été
durement affectée, les revenus fa­
miliaux s’étant réduits.
Le jeune homme ne s’est pas
découragé. En 2018, il s’est installé
sur un nouveau site, près de la
mer et des hôtels. Grâce à l’aide
pécuniaire de proches, il a pu as­
sumer le loyer de 17 000 dollars
par an (15 300 euros) et investir
dans une nouvelle décoration.
Sans tarder, les hommes du
Hamas sont descendus en piqué
vers le pot de miel. « En trois mois,
ils sont déjà venus une dizaine de
fois, raconte Owda Abou Middan.
Je leur donne un peu d’argent,
comme tout le monde. Ils promet­
tent de protéger mon affaire, mais
contre qui? En fait, ils se présen­
tent ici pour interdire, car des
choses leur déplaisent. La chicha,
par exemple. Ils ne veulent pas non
plus de garçons et de filles assis
ensemble. Chez nous, les amou­
reux, c’est seulement sur les
réseaux sociaux! »
L’amour, Dima Shashaa n’a pas
vraiment le temps d’y penser. La
jeune femme, âgée de 30 ans, s’est
lancée avec son frère aîné Hamdi
dans une entreprise qui ne leur
laisse aucun répit. Ils tiennent
une petite boutique appelée Tezz­

kar, où ils vendent de la porce­
laine et des souvenirs de Gaza.
Leur propre production, fine­
ment dessinée sur des tasses et
des verres, mais aussi celle
d’autres artisans locaux. Dima et
Hamdi sont nés au Koweït. Arri­
vés à Gaza au titre de réfugiés, ils
ne disposent d’aucun document
d’identité leur permettant de
voyager à l’étranger. De toute fa­
çon, ils ne comptent guère quitter
le territoire, trop attachés à leur
entreprise, malgré toutes les con­
traintes. « C’était plus facile les pre­
mières années, disent­ils. La dété­
rioration générale nous atteint,
car nous ne vendons pas de choses
essentielles. Là où les gens ache­
taient avant pour 100 shekels, ils
n’en dépensent plus que 20. »
Dima et son frère ont com­
mencé avec 8 euros en poche, dé­
corant deux verres par plaisir,
mus par peu d’ambition. Ces
deux verres demeurent intacts à
ce jour, trophées d’abnégation.
Puis ils se sont pris au jeu, ont
appris, demandé conseil, importé
des matériaux de Cisjordanie, uti­
lisé les réseaux sociaux. « Depuis
trois ans, on travaille aussi avec de
petits artisans dans huit pays, qui
fabriquent nos modèles puis les
vendent, précise Dima Shashaa.
Le plus dur a été d’organiser les
moyens de paiement. Mais mon
travail ne peut pas reposer sur la
frustration. Nous devons la
dépasser, pour trouver une éner­
gie nouvelle. »
Ce qui manque le plus à Gaza – à
part l’électricité permanente,
l’eau potable, l’air respirable, le
traitement des eaux usées, les
routes praticables, la liberté de
circulation vers l’extérieur, de
nombreux matériaux nécessai­
res pour relancer des usines à

Le désamour entre Donald Trump et Fox News


Le président américain a fait l’éloge d’une chaîne plus jeune et plus à droite, One America News Network


washington ­ correspondant

B


attu par Joe Biden, battu
par Bernie Sanders, battu
par Elizabeth Warren,
battu également par Kamala
Harris : Donald Trump a peu ap­
précié les résultats du sondage
de Fox News publié le 15 août, qui
envisageait des duels avec des
candidats démocrates pour la
présidentielle de 2020. Sur le
chemin du retour des vacances,
dimanche 18 août, il a donc fait
part d’un courroux teinté de me­
naces. « Fox News n’est plus ce
qu’elle était » , a pesté le président
des Etats­Unis, qui a longtemps
encensé la chaîne conservatrice
et qui en a fait une courroie de
transmission de son administra­

tion. « Fox a changé, mes pires
sondages sont toujours venus de
Fox. Quelque chose se passe en ce
moment, je vous le dis, et je ne suis
pas content » , a­t­il ajouté.

« Pathétique », « méchant »
Donald Trump a énuméré ses
griefs, dont l’ouverture de la
chaîne à des voix classées dans le
camp démocrate comme celle de
Donna Brazile, ancienne diri­
geante du parti et longtemps ac­
cusée par le président d’avoir
outrageusement favorisé Hillary
Clinton durant les primaires de
2016 face à Bernie Sanders.
Il avait également réagi au quart
de tour, un peu plus tôt, sur
Twitter, à l’intervention d’un
chroniqueur, Juan Williams, qui

avait jugé « brutale » sa gestion
des négociations commerciales
avec la Chine. Une personne « pa­
thétique » , « méchante » et « qui se
trompe tout le temps » , avait­il
commenté. « Il ne dit jamais rien
de positif sur moi » , a­t­il ajouté
devant les journalistes qui l’ac­
compagnaient.
La colère présidentielle a
poussé l’un d’eux à lui demander
si Rupert Murdoch, propriétaire
de la chaîne, ne devrait pas chan­
ger sa direction. « Il doit [la] gérer
comme il le souhaite. Mais Fox a
changé. Cela ne fait aucun doute.
Et je pense qu’il commet une
grave erreur, car Fox a été très mal
traitée par les démocrates, très,
très mal, en ce qui concerne les dé­
bats [le Parti démocrate a refusé

qu’elle en organise pour les pri­
maires] et d’autres choses » , a­t­il
poursuivi.
« Je pense que Fox fait une grosse
erreur , a insisté le président, parce
que, vous savez, c’est moi qui dé­
cide pour les très gros débats » de
l’élection présidentielle. « Nous en
prévoirons probablement trois » ,
a­t­il glissé, laissant entendre qu’il
pourrait éventuellement s’oppo­
ser à une candidature de la chaîne.
Le désamour de Donald Trump
pour la chaîne – de nombreux
animateurs ne masquent pour­
tant pas une complicité outran­
cière avec le président – s’est ac­
compagné ces dernières semai­
nes par des éloges appuyés pour
une chaîne plus confidentielle,
One America News Network. Son

fondateur, Robert Herring, la pré­
sente depuis le 9 août sur son
compte Twitter comme « la préfé­
rée du président ». Il a tenté de
pousser son avantage le 16 août
en s’engageant à ne jamais inter­
rompre avant la fin la diffusion
d’un meeting de Donald Trump


  • ce que Fox News avait fait la
    veille à l’occasion d’une réunion
    publique dans le New Hampshire.
    Il est pourtant peu probable que
    la brouille avec Fox News résiste à
    la campagne à venir. Donald
    Trump se compliquerait en effet
    la tâche en se privant du puissant
    mégaphone que constitue la
    chaîne conservatrice auprès de
    l’électorat blanc, rural et plutôt
    âgé qui constitue sa base.
    gilles paris


Des entrepreneurs travaillent à Gaza Sky Geeks, un espace de coworking, le 13 juin. MOHAMMED SALEM/REUTERS

« C’est la plus belle
prison du monde.
Qui, parmi ceux qui
partent, a accompli
quelque chose? »
KARAME FADEL
fondatrice d’une entreprise
de formation en ligne

l’arrêt –, c’est la possibilité de
faire des plans. D’avoir un hori­
zon dégagé pour s’organiser, ob­
tenir des crédits, investir, sans
craindre un effondrement, une
frappe aérienne, une guerre.

« Responsabilité »
Désireuse de s’affranchir de ces
contingences matérielles et d’as­
surer son autonomie, Karame
Fadel a choisi Internet. La jeune
femme a installé son bureau dans
l’appartement familial, à côté de
la chambre de sa mère. Chaque
objet qui y figure représente une
victoire personnelle, de la table
en T au MacBook sur lequel elle
échange avec ses deux partenai­
res à Londres, qu’elle n’a jamais
rencontrés en personne.
Karame Fadel a appris l’anglais
grâce aux expatriés de Gaza, à qui
elle donnait des cours d’arabe. De
ce troc est née une vocation, celle
de proposer une formation lin­
guistique en ligne. Agée de 30 ans,
Karame estime avoir une « res­
ponsabilité sociale » à l’égard des
jeunes de son âge. L’an passé, elle
a formé gratuitement dix garçons
et filles, susceptibles de rejoindre
son réseau comme enseignants.
Son projet n’en est qu’à ses dé­
buts, et ses revenus demeurent
modestes, autour de 500 dollars
par mois. Mais rien ne la rebute.
« Gaza est la plus belle prison du
monde, dit­elle en souriant. Cer­
tains me traiteront de folle, mais je
l’aime et je veux y rester. Ici, j’ai des
relations fortes avec des gens et des
lieux. Je n’en veux pas à ceux qui
partent, mais qui parmi eux a réel­
lement accompli quelque chose?
En Occident, ce qui nous attend, ce
sont des emplois d’éboueurs et de
laveurs de vitres. » 
piotr smolar

Tensions dans l’enclave palestinienne


Trois Palestiniens ont été tués, dimanche 18 août, par des soldats
israéliens dans le nord de la bande de Gaza, en représailles à trois
roquettes tirées de la bande de Gaza en direction d’Israël. Ni le
Hamas ni son allié, le Jihad islamique, n’ont revendiqué l’opéra-
tion. Dans la nuit de vendredi à samedi, une première roquette
avait été interceptée par le bouclier antimissile israélien. Ce tir était
le premier du genre depuis le 12 juillet en provenance de Gaza. Ils
surviennent au terme d’une dizaine de journées de tension dans
l’enclave contrôlée depuis 2007 par le Hamas. La semaine der-
nière, Israël avait annoncé avoir déjoué une attaque « importante »
à sa frontière avec Gaza en tuant quatre Palestiniens en « unifor-
mes » munis d’armes, qui tentaient de s’infiltrer côté israélien.

R O Y A U M E - U N I
Le pétrolier iranien
« Grace-1 » quitte Gibraltar
Le pétrolier iranien Grace­1 ,
arraisonné début juillet par
les forces britanniques, a
quitté le rocher de Gibraltar,
dimanche 18 août au soir.
Washington avait tenté de
prolonger l’immobilisation
du Grace­1 en arguant de ses
liens présumés avec le corps
des gardiens de la révolution
islamique. Gibraltar a indi­
qué, dimanche, qu’il ne pou­
vait pas se conformer à cette
demande, en vertu du droit
européen. Le pétrolier ira­
nien a été saisi le 4 juillet au
large de Gibraltar par les for­
ces des Royal Marines sur
des soupçons de violation
des sanctions internationa­
les contre la Syrie. Cet inci­
dent a provoqué un nouvel
accès de tension avec l’Iran,
qui a arraisonné à son tour
un navire britannique, le
Stena­Impero. – (Reuters.)
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