2019-08-17_Le_Temps

(Tina Sui) #1
LE TEMPS SAMEDI 17 AOÛT 2019

16 Culture


ANTOINE DUPLAN, LOCARNO
t @duplantoine


Quand il s’est agi d’introduire A
Dirty Shame
(2004), Lili Hinstin a
eu un doute. La directrice artistique
s’est tournée vers John Waters, très
smart dans son blazer azur, et a dit
«c’est impossible à présenter». Avec
un rire canaille, il a jeté: «De retour
dans l’égout d’où je viens.» Il a pré-
cisé que son père, 80 ans à l’époque,
avait vu le film et eu pour commen-
taire: «C’était drôle, mais j’espère ne
plus jamais le revoir»... Aux Etats-
Unis, A Dirty Shame a reçu le «baiser
de la mort»: interdit aux moins de
17 ans! Le cinéaste ne comprend
pas. C’est «une interdiction aux plus
de 17 ans que mériterait un film
aussi bête que celui-ci». Ce n’est pas
entièrement faux.
John Waters base son scénario
sur un argument médical; certains
traumatismes cérébraux peuvent
stimuler l’activité sexuelle. Un coup
sur la tête suffit donc à transformer
d’honnêtes électeurs et de sages
ménagères en copulateurs affolés
et faire d’une banlieue verdoyante
une succursale de Sodome et
Gomorrhe. Suite à un gnon, la
prude Sylvia se mue en succube
hyperactif. Elle devient la douzième
disciple de Ray Ray, l’apôtre de la
jouissance physique.
A Dirty Shame établit un catalogue
très complet des déviances
sexuelles, incluant la mysophilie et
le sploshing. Sylvia découvre que
son sexe est préhensile, Fat Fuck
Frank adule la poitrine «criminel-
lement hypertrophiée» de la fille
de Sylvia, trois bears dodus et poi-
lus se font des mamours...
Des citoyens intègres entrent en
résistance au cri de «Assez de tolé-
rance». Prozac à l’appui, les obsédés
sexuels font amende honorable.


Mais nul ne résiste longtemps à
l’appel des sens. La furia du radada
reprend de plus belle jusqu’à
atteindre l’orgasme astral. C’est
Fornication Alley! Des priapiques
et des goulues surgissent de par-
tout! Si les morts ne meurent pas
( The Dead Don’t Die , dit Jarmusch),
les turgescents ne débandent pas,
rappelle Waters qui rejoue La Nuit
des morts vivants avec Eros dans le
rôle de Thanatos.

Travesti répugnant
Depuis 1972, il n’est plus possible
de voir un flamant rose sans penser
à Pink Flamingos , le premier film
de John Waters, qui a ce charmant
échassier pour totem et a poussé
le mauvais goût jusqu’à son point
de fusion en compagnie de Divine,
travesti répugnant et coprophage
occasionnel. Le scandale provoqué
par ce brûlot a été énorme.

Aujourd’hui, le film est une réfé-
rence cinéphile et son auteur reçoit
un Pardo d’onore sur la Piazza
Grande.
Lors de la cérémonie d’ouverture
du Festival, Alain Berset a retracé
en deux temps la trajectoire de
John Waters, ci-devant trash et
honni, aujourd’hui étudié dans les
écoles de cinéma et honoré «pour
avoir fait bouger les lignes pro-
fondes de la société». Le réalisateur
s’en amuse: «C’est toujours la même
chose: si vous survivez aux cri-
tiques, vous serez le dernier à en
rire. La censure vous aide, enfin
quand elle vient de censeurs abru-
tis. Les censeurs malins, comme
ceux du Motion Picture Association
of America, sont beaucoup plus
dangereux.»
La première fois que John Waters
est venu en Suisse, c’était quand, à
Zurich, le programmateur This
Brunner risquait une peine de pri-
son pour avoir montré Pink Flamin-
gos. Un juge compréhensif a évité
le pire et la Suisse a été le premier
pays à autoriser le manifeste du
trash. John Waters aime bien ce
pays, car c’est «le seul où les riches
savent se comporter avec dignité».

Fine moustache
Le pape du trash est d’une élé-
gance folle. Souple et mince, en noir
et blanc, droit dans ses chaussettes
à chevrons rouges, sa fine mous-
tache de séducteur d’avant-guerre
tracée au crayon noir, il s’avère le
plus réjouissant des interlocuteurs.
Il s’amuse des absurdités de la vie,
raille les défenseurs du bon goût,
les croisés de la morale, les hypo-
crites. Le visage est parcheminé,
mais le regard est celui d’un éternel
galopin.
John Waters a 73 ans, mais la vieil-
lesse n’est-elle pas juste un état

d’esprit? «Aujourd’hui, j’ai mal au
dos. Alors il est difficile d’affirmer
que c’est un état d’esprit – même si
ça l’est probablement. Vous savez,
de toute ma vie, je n’ai jamais été
aussi occupé. Il y a sept ans, j’ai tra-
versé les Etats-Unis en auto-stop
pour écrire un livre, Carsick. Je
reste en contact avec mon public,
qui devient de plus en plus jeune.
Ils me disent: «Mes parents m’ont
conseillé de regarder Pink Flamin-
gos »... Ah bon? Autrefois, les
parents qui voyaient Pink Flamin-
gos appelaient la police.»
Les temps changent, les mœurs
évoluent. Internet a tué l’industrie
pornographique. John Waters est
contre le porno gratuit. «Pour que
ça fonctionne, on a besoin de payer.
Vous ne pouvez pas vous masturber
sans culpabilité.»
Sur le tournage de A Dirty Shame ,
personne n’a été baisé mais c’était
hilarant. «Aujourd’hui il y aurait
des plaintes», regrette-t-il. S’il n’a
rien contre le sexe non simulé à
l’écran, tant que les acteurs sont
d’accord, il signale la suprême
bizarrerie de ce réalisateur français
(Kechiche, qu’il ne nomme pas), qui
filme frontalement la nudité, mais
colle de faux vagins à ses comé-
diennes. «De la vraie fausse nudité.
C’est doublement troublant. Est-ce
réel ou est-ce de l’art?»

Une drôle d’odeur
Le Festival de Locarno a projeté
dans la bonne humeur Polyester.
Au début des années 1980, la
vidéo domestique tue le cinéma
de minuit et Desperate Living ,
son dernier film, a été un échec.
Pour relancer sa petite industrie,
John Waters se souvient du pro-
cédé «smellovision» utilisé pour
parfumer Scent of Mystery vingt
ans plus tôt. Lui, dont cinq

paquets de cigarettes quotidiens
ont érodé l’odorat, reprend l’idée
mais dans un contexte qui ne
sent pas la rose.
Les spectateurs de Polyester
reçoivent une carte à gratter pour
libérer au bon moment des sen-
teurs plus ou moins fétides. «Le
numéro 2, c’est le pet, se bidonne
le garnement. Quelque chose d’uni-
versel, reconnu dans tous les pays
libres de ce monde. Il sent les œufs
pourris alors que pour les godasses
sales, c’est un mélange de poisson

et de poubelles. Mais la précision
de l’odeur n’importe guère...»
Dans un tweet récent, le président
Trump a vomi Baltimore, «cet
endroit infesté de rats». C’est vrai
qu’il y a des rats dans la ville natale
de John Waters, où il situe l’action
de tous ses films? «Oui, c’est vrai.
Et je le glorifie dans tous mes films.
Dans Hairspray , un rat traverse la
lune qui se reflète sur un égout et
une femme le dégage d’un coup de
pied. On travaille avec ce que l’on
a.» Et il rigole encore une fois. n

A sa sortie en 1972,
«Pink Flamingos»,
avec Divine,
a suscité un
scandale énorme.
Aujourd’hui, le film
est une référence
cinéphile. (PHOTO12)


John Waters, du trash aux honneurs


LOCARNO FESTIVAL Jadis pestiféré, le réalisateur de «Pink Flamingos» et autres fleurons du cinéma de minuit a reçu vendredi soir


un Léopard d’honneur pour son œuvre provocatrice et délirante. Rencontre rieuse avec le dandy de Baltimore


LE PALMARÈS D’ANTOINE DUPLAN
Léopard d’or: Bergmal, de Runar Runarsson (Islande)
Prix spécial du jury: Yokogao, de Koji Fukada (Japon)
Prix de la mise en scène: Vitalina Varela, de Pedro
Costa (Portugal)
Mention spéciale: Cat in the Wall , de Vesela Kazakova
et Mina Mileva (Bulgarie, Grande-Bretagne, France)
Prix d’interprétation féminine: Lidiya Liberman dans
Maternal , de Maura Delpero (Italie, Argentine)
Prix d’interprétation masculine: Regis Myrupu, dans
A febre, de Maya Da-Rin (Brésil, France, Allemagne)
Prix du public (Piazza Grande): The Nest (Il nido),
de Roberto De Feo (Italie)

LE PALMARÈS DE STÉPHANE GOBBO
Léopard d’or: Vitalina Varela, de Pedro Costa (Portugal)
Prix spécial du jury: During Revolution, de Maya
Khoury (Syrie, Suède)
Prix de la mise en scène: O fim do mundo, de Basil
Da Cunha (Suisse)
Prix d’interprétation féminine: Mariko Tsutsui dans
Yokogao, de Koji Fukada (Japon)
Prix d’interprétation masculine: Miguel Lobo Antunes
dans Technoboss, de João Nicolau (Portugal, France)
Prix du public (Piazza Grande): Camille, de Boris
Lojkine (France) n LT

Les palmarès des critiques


du «Temps»


PRIX

JOHN WATERS
RÉALISATEUR

«Si vous survivez


aux critiques,


vous serez le


dernier à en rire.


La censure vous


aide, enfin quand


elle vient de


censeurs abrutis»

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