2019-08-17_Le_Temps

(Tina Sui) #1

EN DATES


14 avril 1931
La Seconde
République
espagnole est
proclamée, après
huit ans de dictature
du général Miguel
Primo de Rivera. Le
roi Alfonso XIII, qui
avait soutenu le
coup d’Etat, s’exile
à Paris.
17 et 18 juillet 1936
Coup d’Etat de
l’armée régulière
contre le
gouvernement du
Frente Popular, qui
regroupe les
Républicains, les
socialistes et les
communistes. Les
militaires échouent
cependant à prendre
le contrôle de
l’entièreté du
territoire. Début de
la guerre civile.
1er avril 1939
Le général Francisco
Franco annonce que
les «troupes
nationales ont
atteint tous leurs
objectifs militaires».
La guerre a fait plus
d’un demi-million
de morts et un
demi-million de
réfugiés. Début de la
dictature et de la
répression
franquistes.
20 novembre 1975
Mort du Caudillo,
âgé de 82 ans.
S’ouvre un processus
de transition
démocratique qui
aboutira sur la
Constitution de
1978 et un pacte
d’amnistie des
anciens bourreaux.

ADRIÀ BUDRY CARBÓ, HERENCIA
t @AdriaBudry


Je suis arrivé trop tard. En cette
matinée de fin juillet, le soleil jette une
lumière obscène sur la pierre tombale
de Manuel Gallego-Nicasio, sur
laquelle virevoltent deux oiseaux. Un
bouquet de roses a été fraîchement
déposé sur le marbre, où on a gravé
D.E.P. («repose en paix» selon la for-
mule espagnole). Et de façon moins
orthodoxe, les initiales du Parti socia-
liste ouvrier espagnol, PSOE – une
dernière volonté du défunt.
Herencia, au cœur de l’Espagne. Sur
la terre de l’hidalgo Don Quichotte, les
paysages sont un incendie de cou-
leurs. Et, sous le ciel bleu écru, au pied
des moulins à vent, les tombes
racontent des histoires. A 101 ans,
Manuel Gallego-Nicasio était l’un des
ultimes survivants de la guerre civile
espagnole. Assurément, il était le der-
nier soldat à avoir participé à la san-
glante bataille de l’Ebre. Celle qui a
déterminé l’issue de ce conflit entre
républicains fidèles au gouvernement
élu et insurgés conservateurs ou
proches du fascisme, jetant un rideau
tragique sur l’Espagne. Un jour
comme celui-ci, il y a 80 ans.


Don Nadie au pays des hidalgos
« Anda , si tu vivais père. Si tu pouvais
ouvrir ton œil... Tu aurais encore pu
devenir célèbre.» Comme une litanie,
Ramona murmure à mes côtés. C’est
elle qui a accepté de me raconter l’his-
toire de son père, «Manolo El Manco»;
après six mois de recherches infruc-
tueuses, de cul-de-sac et de sonneries
sans réponse. Peut-être parce que
mon grand-père a brièvement fait
partie du même détachement: la
Quinta del Biberon. Des adolescents,
recrutés à 16-17 ans par une Répu-
blique aux abois, et envoyés au front
pour remplacer ceux qui avaient déjà
été broyés par la roue de l’histoire.
Notre héros d’aujourd’hui était hier
ce que l’on appelle un mal-né; un «Don
Nadie», comme on dit en castillan.
Orphelin dès le plus jeune âge, il n’a
appris à lire que tardivement et a dû
rapidement se dépatouiller pour
gagner sa vie. Selon Ramona, c’est à ce
moment que naissent ses convictions
politiques: «Mon père voulait simple-
ment lutter pour ce qu’il n’a jamais eu.
Socialiste, il l’a été jusqu’à sa mort.»


En 1936, Manuel Gallego-Nicasio a
18 ans. L’Espagne est en grève perma-
nente, les grands propriétaires ter-
riens craignent de perdre leurs privi-
lèges, des églises brûlent et l’on
s’apprête à fusiller le plus grand poète
contemporain, Federico Garcia Lorca.
A la tête des divisions d’élite de l’armée
espagnole, Francisco Franco se sou-
lève le 17 juillet. La moitié des casernes
suit, une part importante de la classe
moyenne se range du côté de l’oli-
garchie et de l’Eglise. Avec qui «elle
partageait son amour superstitieux
pour l’ordre et les traditions et sa peur
panique de la révolution», écrit le
romancier Javier Cercas. Manuel
Gallego-Nicasio s’engage dans l’armée
de milice de la République.

Le corps d’un condamné
Deux ans plus tard, Manuel Galle-
go-Nicasio avait semé des parties de
son corps sur les principaux champs
de bataille de la guerre d’Espagne et
gagné un surnom qui allait lui coller
à la peau jusqu’à ses 101 ans, «Manolo
El Manco». Manolo le manchot.
Son corps était couvert de cicatrices;
comme une cartographie de tous les
champs de bataille sur lesquels il avait
combattu.Dans la vallée du Jarama, il
est blessé à une oreille (il finira par en
perdre l’ouïe) quand les Républicains
parviennent en 1937 à stopper l’avan-
cée des troupes soulevées, les empê-
chant de refermer l’étau sur Madrid.
Cinq mois plus tard, il perd son œil
droit dans le carnage de Brunete. Mais

Le dernier soldat «biberon»


ESPAGNE Il y a 80 ans, la guerre civile tirait son rideau macabre. Je suis parti à la recherche du dernier survivant du bataillon


du «biberon». Des adolescents soldats, vaincus par la vie et par la guerre, oubliés par la transition politique


Son corps


était couvert


de cicatrices;


comme une


cartographie


de tous les champs


de bataille sur


lesquels il avait


combattu


hérite de 200 grammes de mitraille
dans le crâne lors de cette bataille de
chars où les deux camps se neutra-
lisent (30 000 morts) à 30 kilomètres
de la capitale. A Saragosse, l’offensive
républicaine est repoussée, l’armée
du centre ne parviendra jamais à faire
la jonction avec le front nord. Alors
qu’il tente de satisfaire un besoin
naturel, Manolo a, lui, le malheur de
toucher une bombe qui lui arrache la
main droite et le majeur de la main
gauche.
«¡Viva la muerte!», criait le géné-
ral franquiste José Millan-Astray,
fondateur de la Légion espagnole et
gravement mutilé. Le soldat Manolo
est, lui aussi, chair à canon, mais il
est increvable. Son infirmité ne
l’empêche pas de se porter volon-
taire pour le front de l’Ebre, où les
30 000 adolescents de la Quinta del
Biberon s’apprêtent, forcés, à effec-
tuer un dernier baroud d’honneur
pour la République.

Fuir, survivre
A ce moment, l’histoire se brouille.
Les fonctions militaires que Manolo
a pu exercer alors qu’il était inca-
pable de tenir un fusil ont été effa-
cées de la mémoire familiale. «Les
journalistes, vous ne vous intéressez
qu’à la guerre, conteste Ramona.
Mais il y a pire que la guerre.»
Car un jour, une ombre a refait son
apparition à Herencia. Manolo ne
s’est pas enfui à travers les Pyrénées
catalanes avec les restes de l’armée
républicaine et le demi-million de
réfugiés, parqués dans des camps
sur les plages françaises d’Argelès,
Barcarès ou Saint-Cyprien. A la
route de l’exil des poètes Antonio
Machado ou Joan Oliver, il préfère
rebrousser chemin, traversant les
lignes de front, coupant de nuit à
travers bois. Près de 600 kilomètres
dans une Espagne qui se préparait
à 36 ans de répression franquiste.
«J’ai supplié à boire et à manger.
Je me suis caché comme un chien»,
raconte-t-il de retour au village. Il ne
sera jamais emprisonné ou inquiété.
Un média espagnol  à qui il avait
raconté son histoire en 2017, pour
son centième anniversaire, évoque
les difficultés de se cacher dans les
plaines céréalières de La Mancha et
ses techniques de surveillance pour
échapper à «la chasse aux Rouges».

Ramona a une autre histoire. «Il ne
pouvait pas attacher seul ses lacets.
Ma mère était ses mains.» Le jeune
Manuel s’était en réalité amouraché
d’Agustina Gomez-Calcerrada avant
la guerre. S’il est rentré à Herencia,
c’était surtout pour la retrouver. «Je
l’aimais tellement quand il était en un
seul morceau, comment n’allais-je pas
l’aimer à son retour!» racontait son
épouse. Issue d’une famille bour-
geoise, avec des amitiés dans le camp
franquiste, c’est probablement Agus-
tina (décédée il y a quatre ans) qui lui
a évité le peloton d’exécution.
Figure frêle, cachant son moignon
sous une éternelle chemise à manches
longues, lunettes aux verres épais,
Manolo el Manco a dès lors promené
son amertume dans les rues de
Herencia. Contre les épicuriens:
«Vous qui aimez rire, vous n’avez
jamais connu la guerre», l’enten-
dait-on dire. Ou contre ces jeunes, «si
grands, parce qu’ils n’ont encore
jamais courbé l’échine pour travail-
ler». Lui, sa béquille, il ne l’appuyait
même pas sur le sol, la gardant pen-
due à son bras. Comme un geste de
défi au temps.
Il se démenait tant bien que mal, le
dos chargé de pains qu’il allait revendre
au village voisin de Villarta, 13 kilo-
mètres à pied. Les paysans lui offraient
parfois quelques légumes pour nourrir
ses six enfants, un riche terrateniente
lui propose un jour un travail de gar-
dien, dans une maison qu’il finira par
habiter avec sa famille pendant 23 ans.

Doyen du temps meurtri
Manolo a mené une vie austère,
réglée comme une horloge, et frugale
comme la soupe au poulet qu’il sirotait
tous les soirs. Même après avoir récu-
péré sa pension d’ancien combattant
grâce à Adolfo Suarez, le premier pré-
sident démocratiquement élu. Inva-
lide, il aura mis 36 ans pour la gagner.
Son beau-frère Jesus l’a perçue chaque
mois, lui qui avait combattu dans le
camp victorieux. Une injustice de plus
pour Manolo. «Le pire dans les guerres,
c’est que personne ne sait les gagner
avec dignité», énonçait l’un des
anciens combattants de Javier Cercas
dans son roman Soldats de Salamine.
Le pire dans les guerres civiles, ce sont
ces tranchées qui séparent les familles.
Tous les matins à 6h, Manolo ren-
dait visite à «ses» oiseaux. Il n’y a

qu’eux qui bénéficiaient de ses lar-
gesses. «Il fallait voir ce spectacle,
entouré par leurs battements d’ailes»,
se souvient Ramona, à qui il a fait
promettre de prendre le relais après
sa mort. Parfois, la voix du patriarche
s’emplissait de tristesse quand il
annonçait: «Il m’en manque deux,
quelqu’un a dû les tuer.»
A l’ombre des oliviers du «chalet» de
Ramona où trois générations de Galle-
go-Nicasio laissent filer les heures
dominicales, on se demande si
Ramona voit son père comme un
héros de guerre. Sa réponse est sur-
prenante: «Bien sûr, il nous a élevés
avec enthousiasme pour nous faire
arriver là où nous n’étions pas.» Tous
les héros de guerre ne se ressemblent
pas. Et ils ont aussi leurs défauts,
comme le souligne sa fille qui semble
encore lui en vouloir pour l’austérité
de son enfance. «Toute sa vie, il a voulu
mourir» mais il y «avait trop de force
en lui», analyse Ramona, aux côtés de
certains des 16 petites-filles et petits-
fils de l’ancien patriarche.
L’une d’entre eux, Monchi, intervient
pour nuancer le portrait de son grand-
père: «Il n’était pas en paix avec la vie
dont il avait hérité. Il y avait beaucoup
de frustrations en lui.» Après la mort
de sa femme Agustina, il n’y avait plus
que les discussions sur la guerre civile
et la politique, qu’il écoutait tous les
jours sur sa petite radio, qui le sortaient
de son lit. «Il n’a jamais su tourner la
page», tranche-t-elle.

Des oiseaux sur sa pierre
tombale
En doyen du temps meurtri, Manuel
Gallego-Nicasio a passé sa vie à courir
derrière un passé qui l’a toujours fui.
Petit à petit, il s’est laissé contaminer
par la mort. «Il a enterré tous ses amis,
et tous ses compagnons», rappelle
Bea, une autre petite-fille. Manuel
assistait à tous les enterrements du
village, y compris ceux des inconnus.
Un soir d’automne, Manolo est mort
dans son lit. Et c’est finalement lui
que l’on a enterré; avec les honneurs
de la mairie et deux drapeaux socia-
liste et républicain, «comme s’il
s’agissait d’un politicien», précise
Ramona. A Herencia, les oiseaux ont
perdu le vieil homme triste qui les
nourrissait. Mais certains se posent
parfois sur sa pierre tombale. Au pied
du vieux moulin. n

2 Récit du samedi


(KALONJI POUR LE TEMPS)

LE TEMPS SAMEDI 17 AOÛT 2019
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