SAMEDI 17 AOÛT 2019 LE TEMPS
Actualité 3
MATTEO MAILLARD, BATAFA
t @matteomaillard
Les chenilles de l’engin broient
la piste et soulèvent un épais nuage
de poussière qui recouvre la visière
et le gilet pare-éclats d’Elizabeth
Sambou. Son «monstre de métal»
avance difficilement dans cette
épaisse forêt de Casamance, dans
le sud du Sénégal. Auparavant,
l’endroit était une route fréquen-
tée. Mais aujourd’hui, la nature a
repris ses droits. De l’homme, il ne
reste que des artefacts mortels
terrés à l’ombre des anacardiers:
des mines antipersonnel M969 de
fabrication portugaise ou des
mines antichars espagnoles. «Elles
pourraient être aussi russes ou
belges, comme souvent ici», avance
la démineuse sénégalaise avant
d’actionner les dents de la D-3, une
machine à déminer similaire à une
moissonneuse-batteuse télécom-
mandée.
Vingt tonnes, 173 chevaux, recou-
verte de protections en acier blindé:
la machine est une prouesse tech-
nologique suisse, un véhicule
unique au monde, fruit de passion-
nés des explosifs et d’ingénieurs de
l’EPFL, fabriqué à Tavannes dans
le Jura bernois par l’entreprise
suisse Digger. «On achète le moteur
diesel, mais le véhicule, l’électro-
nique, le software et les racines
techniques sont maison», explique
Gentien Piaget, responsable des
opérations et support technique et
vice-directeur de la société.
Créée en 1998, la fondation à but
non lucratif emploie une douzaine
de personnes. Si les premières
machines servaient à défricher la
végétation pour que les démineurs
accèdent aux champs de mines,
depuis 2006 elles fracassent les
mines dans le sol avant que celles-ci
n’explosent. A distance, l’opérateur
muni d’une télécommande pilote
l’engin sans se mettre en danger.
Après l’ex-Yougoslavie, les
machines Digger ont trouvé leur
terrain privilégié en Afrique. «Nous
faisons du déminage humanitaire
afin de permettre aux populations
de revenir dans leurs habitations
et de réinvestir leurs champs»,
affirme Gentien Piaget.
Toujours les mêmes victimes
Au Sénégal, la machine est arrivée
en 2010 entre les mains de Handi-
cap International (HI), rebaptisé
Humanité & Inclusion. Dans les
années 1980-1990, la guerre indé-
pendantiste en Casamance a mar-
qué les chairs et les sols. Selon les
routes, on ne sait qui des rebelles
ou de l’armée a miné. «Peu importe,
les victimes sont les mêmes: les
civils, lance Faly Keita, coordonna-
teur du site Casamance pour HI.
Nous faisons du déminage et évi-
tons de relier notre activité au pro-
cessus de paix.» Si les affronte-
ments directs ont cessé dans cette
région, le conflit perdure en faible
intensité.
Un camion dépose la Digger à côté
du village de Bafata, dont la piste
qui le relie au village voisin n’est
plus utilisée depuis qu’un enfant
parti cueillir des mangues après
l’école a sauté sur une mine. L’exca-
vation a débuté le 27 février sur les
6,5 km de piste. Il reste 1000 mètres
carrés à déminer. «Dès les premiers
300 mètres on a trouvé une mine»,
se rappelle Elizabeth, qui ne
compte plus les engins déterrés
depuis son engagement en 2007. A
chaque fois c’est «un sentiment de
fierté, qui motive à travailler encore
plus dur le lendemain».
«Les mines en plastique qui
échappent au détecteur métal-
lique sont une spécificité de la
Casamance, déplore Gentien Pia-
get. «Eleonore», le surnom de la
machine, offre un gain de temps
et une sécurité bien supérieurs à
l’excavation manuelle, centimètre
par centimètre. Plus efficaces, les
fléaux rotatifs mordent dans la
terre tous les 2,5 centimètres, bri-
sant les mines. Même la fraise
munie de pics doit résister à l’ex-
plosion d’une mine antichar avec
une charge jusqu’à 10 kilos.»
Après une heure de travail sur la
piste, la Digger hoquette, s’em-
bourbe. «Notre plus grand ennemi
ici c’est la poussière qui bloque la
ventilation de la machine», avance
Abdourahmane Ba, chef des opé-
rations chez HI. Le moteur a déjà
été changé, suivi par les filtres.
Aujourd’hui, c’est le pignon d’une
des chenilles qui a lâché. «Neuve,
elle faisait du 3000 m²/jour,
aujourd’hui, plus qu’un tiers»,
poursuit-il. La machine a coûté un
demi-million de francs suisses et
nécessite constamment de nou-
velles pièces. Si Dakar a signé en
1999 la Convention d’Ottawa assu-
rant le nettoyage complet de son
territoire, les aides au déminage se
réduisent.
Manque de moyens
«Le déminage au Sénégal n’a pas
les moyens de ses ambitions,
s’agace Faly Keita. Il reste 1,2 mil-
lion de m², soit un tiers du terri-
toire casamançais à traiter avant
2021.» Son équipe, de 18 démi-
neurs, est seule à la tâche. En
2013, 12 d’entre eux ont été kid-
nappés par des rebelles, ce qui a
conduit à un arrêt des opérations
jusqu’en 2015. Idrissa Manga se
rappelle sa terreur lorsque sept
hommes armés ont pointé leurs
fusils sur lui, ses collègues et
amis. «Ils nous ont insultés, frap-
pés, traînés dans la jungle pen-
dant 79 jours.» La prise d’otage a
effrayé les bailleurs qui se sont
retirés. Et nul ne sait si d’autres
soutiendront cette tâche de
Sisyphe. En juin, des membres de
l’équipe ont à nouveau été pris en
otage, avant d’être libérés.
En vingt ans d’existence, les Dig-
ger ont permis de restituer à «des
centaines de milliers de per-
sonnes entre 10 et 20 millions de
m² de terre dans le monde», sou-
tient Gentien Piaget, mais la tâche
reste vaste et le danger est sous
chaque pas. n
L’opérateur muni d’une télécommande pilote l’engin à distance sans se mettre en danger. (MATTEO MAILLARD)
Une démineuse suisse en Casamance
AFRIQUE DE L’OUEST Les vestiges létaux de la guerre civile sont nombreux dans le sud du Sénégal. Un gros engin à chenilles
fabriqué à Tavannes est à l’œuvre depuis des années pour en débarrasser la région et... sauver des vies
«Notre plus grand
ennemi ici
c’est la poussière
qui bloque
la ventilation
de la machine»
ABDOURAHMANE BA,
CHEF DES OPÉRATIONS
POUR HUMANITÉ INCLUSION
SIMON PETITE
t @SimonPetite
C’est une forte personnalité qui
s’apprête à rejoindre la Genève
internationale. Actuelle directrice
d’Oxfam, la plus grande ONG de
développement dans le monde,
l’Ougandaise Winnie Byanyima
vient d’être choisie pour redresser
l’Onusida, récemment épinglée
pour sa mauvaise gestion.
Ce sera la première femme à diri-
ger cette jeune organisation basée
à Genève et créée en 1995 pour éra-
diquer la pandémie du VIH/sida.
Winnie Byanyima est une habituée
des premières. Née en 1959, d’un
père politicien et d’une mère ensei-
gnante et militante de la défense
des droits de l’homme, elle s’est
politisée très tôt.
Durant sa jeunesse, l’Ouganda est
sous la coupe du dictateur Amin
Dada. Quand elle a 17 ans, son cam-
pus est attaqué. Elle fuit au Kenya
puis se réfugie en Angleterre chez
sa sœur. «J’avais 300 dollars en
poche, que ma mère m’avait don-
nés, a-t-elle raconté au journal fran-
çais Libération. Des faux. J’ai été
arrêtée au bureau de change mais
un policier m’a laissé partir après
m’avoir sermonnée.» L’histoire dit
que son premier achat au Royaume-
Uni était un manteau acquis dans
un magasin... de l’ONG Oxfam.
A Manchester, la jeune femme
décroche un diplôme d’ingénieure
aéronautique. Elle revient au pays
pour travailler dans la compagnie
aérienne nationale, une première
en Ouganda. En 1984, elle rejoint le
mouvement armé de Yoweri Muse-
veni devenant l’une de ses plus
proches collaboratrices. Deux ans
de guérilla dans la brousse plus
tard, les rebelles s’emparent du
pouvoir. Winnie Byanyima sera
ensuite ambassadrice en France
avant de revenir en Ouganda où elle
a siégé de nombreuses années au
parlement.
Passée à l’opposition
Mais, progressivement, elle
s’éloigne du président Museveni
pour rejoindre l’opposition. Elle
accompagne son mari, Kizza
Besigye, un autre camarade d’armes
de la rébellion, candidat malheu-
reux aux présidentielles de
et 2006 face à l’indéboulonnable
Museveni. A Libération, elle dit à
propos du chef de l’Etat, toujours
fermement aux commandes de
l’Ouganda: «Il a rompu avec nos
idéaux de liberté, de droits de
l’homme et de panafricanisme.»
Une défiance envers le pouvoir de
Kampala qui ne l’a pas empêchée
de mener une brillante carrière
internationale. Avant Oxfam, Win-
nie Byanyima a travaillé au sein de
l’Union africaine ou encore au Pro-
gramme des Nations unies pour le
développement (PNUD) chargée
des questions de genre. Féministe,
elle répète qu’elle se débrouille très
bien sans son mari, accaparé par le
combat démocratique en Ouganda.
Elle ne le verrait que quelques fois
par an.
Winnie Byanyima ne sera pas
complètement dépaysée en Suisse.
C’est une habituée du Forum éco-
nomique de Davos, où elle porte la
voix des plus démunis et ferraille
contre les plus grandes fortunes de
la planète à propos des inégalités
mondiales.
Ce profil affirmé ne sera pas de
trop pour restaurer la crédibilité
de l’Onusida sérieusement ébran-
lée ces derniers mois. C’est le secré-
taire général de l’ONU, Antonio
Guterres, qui a eu le dernier mot
sur sa nomination annoncée jeudi
mais passée inaperçue en Suisse.
L’an dernier, confrontée à un cas
de harcèlement sexuel imputé à un
ancien directeur adjoint, l’Onusida
avait été incapable de réagir. Un cas
irrésolu qui a finalement débouché
sur une enquête indépendante.
Résultat: un rapport accablant sur
la «culture d’impunité» et le «culte
de la personnalité» instaurés par le
patron de l’organisation, le Malien
Michel Sidibé.
D’ici à 2030
Malgré un bon bilan dans la lutte
contre le VIH/sida, Michel Sidibé
avait été contraint en décembre
dernier d’écourter son mandat
après que la Suède, l’un des princi-
paux bailleurs, avait gelé sa contri-
bution. Le directeur controversé
est finalement parti plus vite que
prévu après avoir été nommé
ministre de la Santé dans son pays.
Dans le communiqué annonçant
sa nomination, Winnie Byanyima
veut en finir avec le VIH/sida d’ici
à 2030. «Un objectif qui est à notre
portée», dit-elle, même si elle est
consciente des défis à relever.
Remettre de l’ordre à l’Onusida ne
sera pas le moindre. n
Winnie Byanyima, une rebelle contre le VIH
GENÈVE INTERNATIONALE
De la rébellion ougandaise à
l’ONG Oxfam, la nouvelle
patronne d’Onusida a montré un
fort caractère. Il lui en faudra
pour restaurer la crédibilité de
son organisation
Savon et dentifrice pour
les migrants mineurs
Une cour d’appel a rejeté jeudi un recours
du gouvernement américain sur les
conditions d’accueil des enfants migrants
dans les centres de détention, affirmant
qu’une nourriture adaptée, du savon et du
dentifrice faisaient effectivement partie
des conditions de «sécurité et d’hygiène»
que la loi doit leur garantir. Dans leur
plaidoirie en appel, les ministères de
l’Intérieur et de la Justice avaient estimé
que cette obligation de «sécurité et
d’hygiène», prévue par une loi de 1997,
n’englobait pas nécessairement les
conditions de couchage des mineurs en
détention ou la fourniture de produits
d’hygiène, car le texte ne les mentionne
pas explicitement. AFP
Le Brésil ouvre les bras
aux ultra-conservateurs
Le Brésil va accueillir un forum des
mouvements ultra-conservateurs dans le
monde, la Conférence d’Action politique
conservatrice (CPAC), a annoncé jeudi le
député de 35 ans Eduardo Bolsonaro, un
des fils du président brésilien Jair
Bolsonaro. La rencontre a lieu tous les ans
depuis 1974 aux Etats-Unis. L’édition
brésilienne aura lieu à São Paulo les 11 et
12 octobre. AFP
EN BREF
WINNIE BYANYIMA
NOUVELLE
PATRONNE
D‘ONUSIDA
Un milliardaire
hongkongais
plaide pour la
paix en poésie
L’homme le plus
riche de
Hongkong, Li
Ka-shing, a publié
vendredi une série
d’encarts dans la
presse, appelant à
mettre fin à la
violente crise
politique qui
secoue le
territoire. Dans
l’un d’entre eux
figurent deux
caractères chinois
pour «violence»,
barrés de rouge et
accompagnés des
phrases suivantes:
«les meilleures
intentions
peuvent conduire
au pire résultat»,
et aussi «cesser la
colère au nom de
l’amour».
MAIS ENCORE