2019-08-17_Le_Temps

(Tina Sui) #1
Parmi les idées iconoclastes qui bouleversent l’économie,
il y a celle qui voudrait que le profit ne soit plus un objec-
tif central des entreprises. Ce ne sont pas des élucubra-
tions de professeurs révolutionnaires mais, au contraire,
l’approche adoptée par de nombreux entrepreneurs.

N26 est la fintech la plus en vue en Europe aujourd’hui.
Elle est valorisée à 3,5 milliards de dollars. Récemment
son fondateur, Maximilian Tayenthal, déclarait que le
profit n’était plus un «objectif fondamental» de la com-
pagnie parce que ses actionnaires avaient «beaucoup de
ressources financières à mettre à disposition». La priorité
est plutôt de développer «des millions et des millions de
clients».

Des actionnaires qui considèrent que la profitabilité
n’est pas un objectif essentiel est le rêve de tout entrepre-
neur. Pourtant, N26 n’est pas la seule entreprise
aujourd’hui dans cette situation. Parmi toutes les start-up
en Europe et aux Etats-Unis dont la valeur est supérieure
à 1 milliard de dollars, il faut bien reconnaître que la pro-
fitabilité n’est pas la règle.

WeWork met à disposition des facilités de bureau et de
coworking. Elle a déjà reçu 7,4 milliards de dollars de par-
ticipation du fonds Vision de SoftBank. Cela valorise la
compagnie aujourd’hui à un peu plus de 7 milliards de
dollars. C’est un immense succès d’affaires, mais WeWork
n’a jamais fait de profits.

Deliveroo est une société britannique qui livre à la mai-
son des plats cuisinés à travers un réseau de restaurants.
Elle a totalement bouleversé le concept de livraison. A tel
point qu’Amazon a décidé d’investir plus de 500 millions
de dollars dans l’entreprise afin de bénéficier de son
expertise. La société est valorisée aujourd’hui à plus de
2 milliards de dollars et, bien sûr, n’a jamais fait de profits.

Uber a perdu 5,2 milliards au dernier trimestre mais
vaut quand même plus de 60 milliards en bourse. Tesla
produit environ 235 000 voitures par an, contre 6,7 mil-
lions pour Ford. Sa capitalisation boursière est pourtant
la même, autour des 40 milliards. Evidemment le mot
profit est inconnu au vocabulaire d’Elon Musk.

La théorie économique classique énonce que le profit
répond à trois objectifs: il rétribue le risque de l’entrepre-
neur, il alimente l’épargne, qui conduit elle-même à l’in-
vestissement, et, finalement, il autorise la distribution
de dividendes qui rémunèrent les actionnaires.

Si la notion de risque perdure, tout le reste a volé en
éclats. L’épargne aujourd’hui est gonflée par l’explosion
des liquidités mises à disposition par les banques cen-
trales. Désormais, les entreprises peuvent se financer à
des taux d’intérêt historiquement au plus bas. Sinon, les
sociétés de private equity prennent le relais pour financer
des projets plus risqués.

Enfin, les actionnaires n’attendent pas toujours des divi-
dendes. L’essentiel de leurs revenus provient de la fluc-
tuation du prix des actions, si possible à la hausse. Et pour
cela il y a des «trucs», comme par exemple le rachat de
leurs actions par les entreprises elles-mêmes: 940 mil-
liards de dollars pour les sociétés américaines cette année,
et 833 milliards l’année dernière. C’est une bonne affaire
qui augmente la valorisation des entreprises, ainsi que
les options d’actions octroyées à la direction.

Pourtant quand l’économie se dégrade, la patience des
investisseurs s’érode rapidement. C’est le cas actuellement
pour les entreprises américaines qui exploitent le pétrole
de schiste, notamment dans le bassin Permien au Texas.
Cela fait dix ans qu’on leur promet des profits. Aujourd’hui
avec un prix du baril qui a perdu 20% en cinq mois, ils n’y
croient plus. Ils se retirent et les actions s’effondrent.

Certes, les entreprises ont appris à gérer les attentes des
analystes financiers ainsi que celles des réseaux sociaux.
A ce jeu de poker menteur, les beaux parleurs et les
grandes déclarations semblent avoir plus d’impact que
les ratios financiers. Néanmoins, en cas de récession, la
politique de l’esbroufe se désagrège vite. Et le retour du
bâton est d’autant plus violent. n

Le profit est-il passé


de mode?


Entre-Temps...


STÉPHANE GARELLI
PROFESSEUR ÉMÉRITE,
IMD ET UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Un administrateur
sur quatre
optimiste face à la
conjoncture
L’optimisme n’est
pas de mise à
l’heure actuelle
face au contexte
macroéconomique
dans les conseils
d’administration
suisses. Selon le
dernier SwissVR
Monitor, 27% des
quelque 400
administrateurs
sondés se sont dits
optimistes, alors
qu’ils étaient près
du double un an
plus tôt, ont
indiqué vendredi
par voie de
communiqué les
auteurs de l’étude
dont la publication
est prévue le
24 août. L’étude
bisannuelle révèle
que le nombre de
pessimistes est
passé de 1% à 6%,
alors que la part
jugeant l’évolution
neutre a bondi à
plus de deux tiers
(67%), contre 45%
en 2018. AWP

MAIS ENCORE


ANOUCH SEYDTAGHIA
t @Anouch

C’est un test, éventuel, mais qui en dit
long sur le dilemme qui agite Spotify.
Le numéro un mondial du streaming
songe à augmenter le prix de l’un de ses
abonnements. Cotée en bourse depuis
2018 et confrontée à des pertes récur-
rentes, la société suédoise devra choisir
entre continuer à s’étendre au niveau
international aux tarifs actuels ou les
augmenter, au risque de voir sa crois-
sance freinée.
Révélé jeudi par Bloomberg, le plan
d’augmenter les tarifs ne devrait concer-
ner dans un premier temps que la Scan-
dinavie, dans le cadre d’un test. L’abon-
nement «famille» devrait voir son prix
s’accroître de 13%, une mesure que
pourrait prendre Spotify – qui n’a pas
commenté l’article de Bloomberg – pour
contrecarrer une tendance négative: la
baisse du chiffre d’affaires moyen par
utilisateur. L’offre «famille», qui permet
à cinq personnes de se partager un
même abonnement, est de plus en plus
populaire. Conséquence: le revenu par
utilisateur, qui était d’environ 7 euros
par mois en 2015, a chuté à 6 euros en
2016 pour s’établir désormais à
4,68 euros.

La croissance déçoit
En Suisse, Spotify propose aujourd’hui
quatre abonnements mensuels: un ser-
vice gratuit, comprenant des coupures
publicitaires et n’offrant pas le téléchar-
gement de titres. Un abonnement indi-
viduel à 12,95 francs, un abonnement
«famille» à 19,90 francs et une offre pour
les étudiants à 6,49 francs mensuels.
La société est toujours en croissance.
A la fin du premier semestre 2019, elle
comptait au total 232 millions d’utilisa-

teurs inscrits, contre 217 millions un an
plus tôt. Parmi ceux-ci, le nombre de
clients payant un abonnement s’est
élevé à 108 millions, soit huit de plus que
trois mois auparavant et 30% de plus par
rapport à une année plus tôt. Les ana-
lystes s’attendaient plutôt à une hausse
à 109 millions d’utilisateurs payants.
Dans son annonce de résultats, Spotify
affirmait ne pas avoir assez mis en avant
une offre pour étudiants, ce qui expli-
quait, selon la société, cette différence
par rapport aux attentes des marchés.

Fondée en 2016 à Stockholm, la société
demeure dans le rouge. Elle a accusé une
perte de 76 millions d’euros lors du der-
nier trimestre, un chiffre meilleur que
les 394 millions perdus un an plus tôt.
Et son chiffre d’affaires s’est élevé à
1,67 milliard d’euros, contre 1,27 milliard
un an auparavant. Spotify tire 90% de
ses revenus des abonnements, le solde

étant généré par la publicité présente
au sein de l’offre gratuite. Spotify ne dit
pas quand elle atteindra la rentabilité.
Selon les responsables de Spotify, le
marché total que pourrait viser la
société s’élèverait à un milliard d’utili-
sateurs. Mais pour y parvenir, il faudra
faire face à une concurrence qui s’in-
tensifie. Apple a attendu 2015 pour lan-
cer Music, son propre service de strea-
ming, mais il compte déjà 60 millions
d’utilisateurs payants. Selon le Financial
Times , le service concurrent d’Amazon
est utilisé par 32 millions d’abonnés.
Parmi les autres géants actifs sur ce
marché se trouve notamment Google,
qui n’a encore jamais communiqué le
nombre d’abonnés à son service You-
Tube Music.

Tensions avec les artistes
Leader historique du streaming, Spo-
tify possède un désavantage par rapport
à ses concurrents. Totalement focalisé
sur la musique, il ne peut compenser
ses pertes par d’autres activités. Cet été,
le média suédois DiGital rapportait que
Daniel Ek, fondateur et directeur de
Spotify, avait avancé un projet pour que
sa société se lance sur le marché de la
vidéo à la demande. Cette idée, qui ne
s’est jamais concrétisée, s’était ensuite
notamment heurtée au scepticisme de
ce même Daniel Ek, qui craignait qu’un
service de vidéo ne soit pas rentable.
Un point central, pour l’avenir de Spo-
tify, sera la rémunération versée aux
artistes lors de chaque écoute de chan-
son, qui s’élève à environ 0,006 dollar
par titre. Cette rémunération fait l’objet
de tensions permanentes depuis des
années. Au début de l’année, le Copy-
right Royalty Board américain enjoi-
gnait à tous les services de streaming
d’accroître le niveau de rémunération
des artistes de 44% sur cinq ans. Ama-
zon, Google ou encore Spotify ont décidé
de faire appel de cette décision. Mais pas
Apple, qui cherche ainsi à amadouer des
artistes dont certains ont déjà, par le
passé, quitté Spotify pour proposer
leurs titres à d’autres plateformes. n

En difficulté, Spotify songe


à augmenter ses prix


MUSIQUE Le numéro un mondial du
streaming audio devrait tester une
hausse de son abonnement famille.
Soumise notamment à la concurrence
du service Music d’Apple, la société sué-
doise est toujours déficitaire

Daniel Ek, fondateur et directeur de Spotify, avait songé un temps à lancer sa société sur le marché de la vidéo à la demande, avant de renoncer.
(SHANNON STAPLETON/REUTERS)

Spotify tire 90%


de ses revenus des


abonnements, le solde


étant généré par la


publicité présente au


sein de l’offre gratuite


Le numéro un mondial de la vidéo à la demande a beau
être bénéficiaire – il a réalisé un profit de 271 millions
de dollars lors du deuxième trimestre –, il augmente ses
tarifs pour financer ses productions maison. En début
d’année, Netflix avait augmenté les prix de ses deux
formules d'abonnement aux Etats-Unis, les faisant pas-
ser de 7,99 dollars par mois à 8,99 dollars et de 11 dol-
lars par mois à 13 dollars. Cette mesure sera appliquée

au 1er septembre en Europe, l’abonnement standard
passant notamment de 10,99 euros à 11,99 euros. A
priori, ces hausses ne devraient pas intervenir en Suisse,
où les prix avaient déjà pris l’ascenseur en avril: l’offre
standard avait renchéri d’un franc pour passer à
16,90 francs, l’abonnement Premium était passé de
19,90 à 21,90 francs alors que l’offre de base était
demeurée inchangée à 11,90 francs par mois. n A. S.

Netflix a augmenté ses tarifs


VIDÉO À LA DEMANDE

SPOTIFY PREND LE LARGE

Source: Company annoucements

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Nombre d'usagers payants, en millions

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108

2015 2016 2017 2018 19

Apple Music

Spotify

8 Economie


LE TEMPS SAMEDI 17 AOÛT 2019
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