Le Monde - 04.08.2019

(Darren Dugan) #1

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INTERNATIONAL


DIMANCHE 4 ­ LUNDI 5 AOÛT 2019

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Armes nucléaires : la fin d’un symbole


La dénonciation du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire relance les inquiétudes européennes


I


ls ont signé son arrêt de
mort et, en définitive, cela
sert leurs intérêts mutuels :
les Etats­Unis et la Russie
sont désormais officiellement
sortis du traité sur les forces
nucléaires à portée intermé­
diaire – FNI, ou INF en anglais,
pour Intermediate­Range Nu­
clear Forces – signé, le 8 décem­
bre 1987, par Ronald Reagan et
Mikhaïl Gorbatchev. C’était l’un
des grands symboles de la fin de la
guerre froide et son extinction,
vendredi 2 août, aura trois consé­
quences immédiates.
Elle permettra d’abord, tant à
Washington qu’à Moscou, de mo­
derniser leur arsenal et de dé­
ployer rapidement de nouveaux
équipements ; ensuite, elle laisse
les Européens à leurs inquiétudes
quant à la relance d’une course à
l’armement nucléaire par les
deux grands rivaux ; enfin, elle ci­
ble directement la Chine, qui
développe très vite ses capacités à

l’heure actuelle pour affirmer no­
tamment sa suprématie en Asie.
Donald Trump avait annoncé, le
2 février, la procédure de retrait
américain, qui deviendrait effec­
tif au bout de six mois, mettant
en cause Moscou pour des viola­
tions de l’accord depuis plusieurs
années. En rétorsion, Vladimir
Poutine avait aussitôt suspendu
la participation de la Russie, déci­
sion ratifiée le 3 juillet.
« Les Etats­Unis ont évoqué
leurs inquiétudes auprès de la
Russie dès 2013 », a rappelé le pa­
tron de la diplomatie américaine,
Mike Pompeo. L’administration
Obama disposait en effet d’infor­
mations indiquant que la Russie
testait un nouveau missile, le
9M729, et des lanceurs, en contra­
vention avec les règles du traité
FNI. Le président américain
n’avait toutefois pas voulu parta­
ger immédiatement ces informa­
tions avec les pays de l’OTAN, afin
de ne pas jeter le trouble au sein
de l’Alliance. Vendredi, les pays
membres ont apporté leur « plein
soutien » aux Etats­Unis.

Nouvelles réalités
Washington et ses alliés accusent
la Russie de ne pas avoir respecté
l’accord en développant ce 9M
(ou SSC­8) mobile, rapide, difficile
à détecter, doté d’une portée d’au
moins 2 500 kilomètres. Moscou
nie, assurant, contre toute évi­
dence, que ses missiles à double
capacité – à la fois convention­
nelle et nucléaire – ne peuvent dé­
passer 480 kilomètres.
M. Pompeo souligne que les
autorités russes n’ont pas saisi, au
cours des six derniers mois, leur
« dernière chance » de sauver l’ac­
cord. Plusieurs discussions entre
les deux puissances rivales se
sont de fait révélées infructueu­
ses depuis février, dans le cadre
du Conseil OTAN­Russie notam­
ment. « Le traité FNI nous a été
utile, mais il ne fonctionne que si

les deux parties le respectent », a
déclaré le nouveau chef du Penta­
gone, Mark Esper, en début de se­
maine. Devant le Sénat, il a af­
firmé que les Etats­Unis, affran­
chis des obligations découlant de
l’accord, feraient désormais « tout
ce qui est dans leur intérêt ».
Un haut responsable de l’admi­
nistration américaine indiquait
dès vendredi que son pays con­
duirait rapidement des essais de
nouveaux missiles, qui auraient
été bannis par le traité FNI. « Nous
ferons en sorte que notre dissua­
sion soit crédible face au déploie­
ment du nouveau système de mis­
siles russes capables de transporter
des têtes nucléaires et de frapper
les villes européennes en quelques
minutes », déclarait de son côté le
secrétaire général de l’OTAN, Jens
Stoltenberg, à Bruxelles.
Quels seront les éléments de
cette dissuasion? M. Stoltenberg
est resté vague, confirmant seule­
ment que Washington ne déploie­
rait pas de nouveaux missiles nu­
cléaires en Europe. Moscou, de
son côté, évoque notamment le
développement d’une version
terrestre de missiles, les Kalibr,
utilisés par la marine russe et déjà
testés en Syrie.
Mettant fin à la longue crise des
« euromissiles » avec le déploie­
ment en Europe des SS­20 russes
puis des Pershing américains, le
traité sur les FNI interdisait totale­
ment les missiles conventionnels

ou nucléaires d’une portée inter­
médiaire, c’est­à­dire comprise
entre 500 et 5 500 kilomètres. Il
prévoyait le retrait, mais aussi la
destruction de ces armes.
Il fut longtemps respecté par les
deux parties. En tout, 2 692 missi­
les ont été détruits avant 1991, soit
la quasi­totalité des missiles nu­
cléaires de portée intermédiaire.
L’une des innovations du traité
FNI constituait en la mise en place
de procédures de vérification des
destructions par des inspecteurs
de l’autre pays concerné. Mais ce
texte bilatéral entre les Etats­Unis
et la Russie s’est trouvé de plus en
plus en décalage avec les nouvel­
les réalités géostratégiques et no­
tamment la montée en puissance
de la Chine, non liée par le traité,
qui a considérablement déve­
loppé ce type d’arme.

Inclure la Chine
Le Pentagone a d’ailleurs fait
d’une modernisation de son arse­
nal en guise de riposte à Pékin
l’une de ses priorités. Des missiles
d’un nouveau type devraient no­
tamment être déployés dans la ré­
gion indo­pacifique et la mer de
Chine méridionale. « La plus
grande partie de l’arsenal chinois
est composée de missiles de portée
intermédiaire et nous devons nous
assurer que nous avons les mêmes
capacités si, par malheur, nous de­
vions entrer en conflit avec eux un
jour », a expliqué Mark Esper.
Questionné vendredi au sujet du
traité FNI, le président américain,
Donald Trump, a répondu qu’un
nouveau traité nucléaire devrait
inclure la Chine : « Nous en avons
parlé avec les Russes, M. Poutine, et
aussi la Chine, ils sont tous les deux
très excités à l’idée d’un tel pacte. »
Sans plus de précisions.
Nul ne se fait, en tout cas, d’illu­
sion quant à la volonté de l’admi­
nistration Trump de chercher un
nouvel accord. Ce d’autant plus
qu’elle se montre clairement réti­

cente à prolonger pour cinq ans le
traité New Start – ou Start III – sur
les armements nucléaires straté­
giques qui, signé en 2011, arrive à
échéance en 2021.
La fin de cet autre traité lèverait
tous les obstacles à une nouvelle
course aux armements nucléai­
res. D’où l’inquiétude exprimée
par le secrétaire général des
Nations unies, Antonio Guterres,
face à ce qu’il considère être « la
perte d’un outil précieux contre la
guerre nucléaire ».
« Le FNI était un traité de guerre
froide datant de trente ans, mais ce
n’est pas le cas du New Start. Il y a,
du côté américain, une dimension
idéologique toujours évidente,
amorcée avant même la présidence
Trump, qui est de considérer de tels
traités de maîtrise des armements
comme des carcans qui ne sont pas
dans l’intérêt des Etats­Unis », re­
lève Corentin Brustlein, directeur
du centre d’études de sécurité de
l’Institut français des relations in­
ternationales (IFRI), soulignant
que, parallèlement, « du côté russe,
il y a une nouvelle confiance dans
leur remontée en puissance mili­
taire et en leur capacité à violer les
traités, tout en niant le fait de les
violer et surtout en faisant porter la
responsabilité aux autres ».
Les experts restent en général
prudents quant au risque d’une
véritable escalade. Il y avait, à la
fin de la guerre froide, quelque
60 000 têtes nucléaires, à 95 %

Le missile
9M729, ici
le 23 janvier
à Koubinka,
en Russie, testé
par Moscou
en contravention
avec les règles
du traité FNI.
PAVEL GOLOVKIN/AP

Le patron de
l’ONU, Antonio
Guterres,
a regretté
« la perte d’un
outil précieux
contre la guerre
nucléaire »

aux mains des Américains et des
Soviétiques. Aujourd’hui, elles ne
sont plus que 14 000. « Nous
n’allons pas, en 2019, revenir à


  1. Ce n’est pas parce que les Rus­
    ses violent le traité FNI et que les
    Etats­Unis s’en retirent que nous
    allons obligatoirement assister à
    une course aux armements », ex­
    plique Bruno Tertrais, directeur
    adjoint de la Fondation pour la re­
    cherche stratégique (FRS).
    La modernisation de l’arsenal
    russe, engagée depuis plusieurs
    années, est réelle. Mais elle est
    limitée par les ressources d’un
    pays dont le produit intérieur
    brut est aujourd’hui équivalent à
    celui de l’Italie et dont le budget
    de la défense n’est guère supé­
    rieur à celui de la France.
    « Je ne suis pas sûr que la fin du
    FNI altère réellement la stabilité
    européenne », analyse M. Brust­
    lein, tout en relevant que « cela
    dépendra de l’attitude de la Russie,
    notamment de sa capacité à
    produire et surtout à déployer ces
    missiles qui sont déjà là en
    violation du traité ».
    « Un important déploiement en
    Europe de missiles russes de croi­
    sière à moyenne et longue portée
    changerait le rapport de force, mais
    essentiellement dans le domaine
    conventionnel, même si les missiles
    russes ont une double capacité,
    conventionnelle et nucléaire. Les
    Etats­Unis et leurs alliés de l’OTAN
    ont dit qu’ils ne déploieraient pas
    de missiles sol­sol nucléaires. La
    question reste de savoir s’il faut de
    nouveaux moyens militaires, offen­
    sifs ou défensifs, pour contrer ces
    déploiements », précise M. Tertrais.
    Il faut en effet tenir compte
    aussi du poids des opinions publi­
    ques européennes, et notam­
    ment en Allemagne, aujourd’hui
    encore plus opposées qu’à l’épo­
    que de la guerre froide à l’accueil
    de nouvelles armes nucléaires.
    marc semo et jean­pierre
    stroobants (à bruxelles)


« Le traité nous
a été utile, mais
il ne fonctionne
que si les
deux parties
le respectent »
MARK ESPER
chef du Pentagone

LE  CONTEXTE


DÉSARMEMENT
Signé à Washington le 8 décem-
bre 1987 par l’Américain Ronald
Reagan et le Soviétique Mikhaïl
Gorbatchev, le traité sur les
forces nucléaires intermédiaires
était un des grands traités de dé-
sarmement précurseurs de la fin
de la guerre froide. Des accords
avaient déjà été conclus, comme
en 1972 (SALT I) et en 1979
(SALT II) sur des lanceurs balisti-
ques intercontinentaux, mais les
deux puissances s’engageaient
pour la première fois à détruire
sous trois ans une classe entière
de missiles nucléaires, ceux dont
la portée se situait entre 500 et
5 500 km. Ce qui fut achevé
en 1991.
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