Le Monde - 04.08.2019

(Darren Dugan) #1

20 | DIMANCHE 4 ­ LUNDI 5 AOÛT 2019


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Pour l’Amérique, un rival


en puissance


XI  JINPING,  UN  DESTIN  CHINOIS  6  | 6  Le président chinois entretient une relation


particulière avec les Etats­Unis, qu’il a fréquentés avant son


accession à la fonction suprême. Mais l’élection de l’imprévisible


Donald Trump va l’obliger à composer avec plus joueur que lui


« QUAND J’ÉTAIS 


AMBASSADEUR, 


J’AI REMARQUÉ 


QUE XI JINPING 


ÉTAIT LE SEUL DE 


LA PARTIE CHINOISE 


QUI SOURIAIT. 


IL A UNE PRÉSENCE 


TRÈS FORTE » 
MAX BAUCUS
sénateur démocrate
du Montana

muscatine (états­unis) ­ envoyé spécial

C’


est une bourgade de
l’Iowa où le centre­ville
se limite à deux ou trois
rues d’immeubles de
briques, sans animation
aucune, le long du Mis­
sissippi. Au loin, un pont métallique
enjambe l’immense fleuve ; au­delà, les
champs s’étendent à perte de vue, hérissés
de silos à grain. Les fermiers du coin ont l’ac­
cent prononcé et les valeurs authentiques.
Avec ses 23 000 habitants, Muscatine a tout
de la parfaite carte postale du Midwest rural.
C’est là, au printemps 1985, que débarque
une délégation de cinq officiels chinois,
emmenée par un jeune cadre inconnu, un
certain Xi Jinping, déjà secrétaire du Parti
communiste d’un canton rural de la pro­
vince chinoise. A 31 ans, le futur dirigeant
découvre l’Amérique en commençant par
celle de Mark Twain, dont il a lu les livres.
Six ans plus tôt, en 1979, la Chine a com­
mencé à ouvrir prudemment son économie,
une nécessité pour la survie du Parti com­
muniste chinois (PCC), à l’issue des dix ans
de Révolution culturelle (1966­1976). Obsédé
par le rival soviétique, Washington a établi
des relations diplomatiques avec cet autre
grand pays communiste. Les Etats­Unis mi­
sent sur la République populaire, pariant
qu’elle deviendra un partenaire, bien plus
qu’un concurrent ou un ennemi.
C’est dans ce contexte que ces officiels chi­
nois de second rang sont reçus au fin fond de
l’Iowa. Pareille visite a de quoi surprendre.
« Certains se demandaient pourquoi accueillir
des communistes à Muscatine », se souvient
Sarah Lande, alors courtière en actions, impli­
quée dans l’accord de jumelage que l’Iowa
venait de conclure avec la province chinoise
du Hebei. En ce printemps 1985, elle se charge
d’accompagner Xi dans sa découverte de la
commune et des champs alentours, des
exploitations immenses dotées de machines
dernier cri. Xi Jinping souhaite observer
l’agriculture intensive à l’américaine : une
usine de transformation du maïs, un site de
Monsanto, une ferme à l’outillage moderne.
A la veille de leur départ de Pékin, son père, Xi
Zhongxun, encore membre du bureau politi­
que du PCC, l’a reçu à dîner avec les autres
membres de la délégation et lui a demandé
d’« apprendre comment nourrir le pays ».
Ce voyage offre aussi à Xi Jinping l’occasion
de découvrir le mode de vie de la première
puissance mondiale, son opulence jusque
loin dans l’arrière­pays, à des années­
lumière du quotidien des paysans chinois,
qu’il connaît bien pour avoir lui­même vécu
pendant plusieurs années dans des campa­
gnes reculées. A Muscatine, il suit Sarah
Lande à une de ces garden­parties organi­
sées entre voisins dès que reviennent les
beaux jours : on rôtit le cochon, Xi boit une
bière dans un gobelet en plastique. « C’était
un type sympa et jovial, poursuit Mme Lande.
Nous l’avions reçu à la bonne franquette. » Ses
hôtes l’emmènent faire un tour en bateau
sur le fleuve. Il porte volontiers le pin’s
« Muscatine – Feeling great », offert à son arri­
vée. Curieux de tout, il leur demande com­
ment fonctionne le système des bus jaunes
qui conduisent les ados au lycée.
La famille Dvorchak a été mobilisée pour
l’héberger. Chacun sait combien la mère,
Eleanor, a le sens de l’accueil. Comme son fils
Gary vient de partir à l’université, l’invité chi­
nois occupe sa chambre, au premier étage au
fond du couloir. La pièce est celle d’un ado de
son temps, avec une collection de figurines
de Star Trek et un papier peint sur le thème

du football américain. La fenêtre donne
au­dessus de l’entrée du garage – conçu pour
accueillir non pas une, mais deux voitures –
et sur le panier de basket. Comme Xi Jinping
ne parle pas anglais, Eleanor Dvorchak doit
communiquer avec les mains quand son
interprète n’est pas là. Elle ignore qu’il est issu
de la nomenklatura chinoise et se demande
s’il connaît tout cela : Star Trek, le football
américain... « Il doit se dire que les enfants ont
bien de la chance, dans notre pays », se sou­
vient­elle avoir pensé.
Son séjour dans l’Iowa le marque au point
de faire construire, de retour en Chine, une ré­
plique d’une ferme modèle américaine dans
la province du Hebei. « Je crois qu’il s’est dit,
lors de ce voyage, que les Américains étaient
fréquentables. Nous n’avions pas pour les Chi­
nois l’hostilité qu’il y avait à l’encontre des Rus­
ses », témoigne Joni Axel, une ancienne avo­
cate, qui a également connu Xi Jinping à l’oc­
casion de ce séjour initiatique. Elle ne suivait
pas les affaires chinoises jusqu’à tomber, au
tout début des années 2010, sur un article du
Wall Street Journal consacré aux « princes rou­
ges », ces fils de hauts responsables du Parti.
Ce jour­là, elle appelle aussitôt son amie Sarah
Lande : « Regarde! Est­ce que ce n’est pas le type
qui était venu ici? » C’était bien lui, Xi Jinping,
le futur « empereur » de Chine.

UNE SORTIE BIEN PEU DIPLOMATIQUE
Un peu plus tard, en février 2012, neuf mois
avant de prendre la direction du PCC et de
devenir le numéro un de la deuxième puis­
sance économique mondiale, le vice­prési­
dent Xi se rend en visite à Washington et
demande à faire étape à Muscatine. Vingt­
sept ans ont passé depuis son séjour dans
l’Iowa ; il aurait plaisir à retrouver ces visages
familiers. « Vous êtes les premières personnes
que j’ai rencontrées en arrivant en Amérique ;
pour moi, vous êtes l’Amérique », leur dit­il en
redécouvrant les lieux.
Sept ans ont passé depuis cette seconde
visite à Muscatine. Aujourd’hui, Xi Jinping a
pris encore plus d’envergure. Et les paroles
chaleureuses prononcées devant ces vieux
amis se heurtent à une réalité politique :
l’Iowa se retrouve, malgré lui, en première
ligne de la guerre commerciale entre le
numéro un chinois et Donald Trump. La
Chine ne pouvait subir les humiliantes taxes
douanières américaines sans répliquer. Il lui
fallait agir, trouver la bonne riposte. Résul­
tat : c’est le soja de ce coin du Midwest qui est
visé par les droits douaniers, nourrissant
l’inquiétude sur les rives du Mississippi.
A bien y regarder, les Etats­Unis n’ont com­
mencé à s’intéresser de très près à Xi Jinping
qu’après mars 2008, au moment de son
accession à la vice­présidence chinoise. A
Washington, les diplomates concluent, dans
un premier temps, qu’il n’y a pas, chez cet
homme­là, d’inimitié viscérale vis­à­vis de
leur pays. Peut­être est­ce le souvenir du
voyage de 1985, ou le contexte historique, ou
encore une question de personnalité. « A la
différence de Poutine, il n’a pas, au départ, une
aversion pour les Etats­Unis, constate Evan
Medeiros, l’ex­assistant spécial du président
Barack Obama sur l’Asie. Pendant un moment,
il a considéré qu’il serait possible d’avoir une
relation stable avec eux. Il comprend que c’est
la relation la plus importante pour la Chine. »
La preuve : sa propre fille, Xi Mingze, est par­
tie étudier à Harvard en 2010 ; elle y serait res­
tée jusqu’en 2014 – soit la période pendant
laquelle son père ne cesse de répéter qu’il faut
renforcer le contrôle idéologique du Parti sur
les universités chinoises.
L’Histoire n’en place pas moins les deux
pays sur la voie de la compétition. De par son
poids économique, démographique et désor­

mais militaire, et par le sentiment nourri par
le PCC que les siècles d’humiliation sont un
accident de parcours avant de retrouver la
place au sommet, la Chine défie l’hégémonie
des Etats­Unis. Dès février 2009, lors d’une
étape au Mexique, autrement dit dans l’arriè­
re­cour américaine, le vice­président Xi
Jinping se permet une sortie bien peu diplo­
matique, à l’heure où la première économie
mondiale est en crise. Il souligne le fait que la
Chine, elle, s’efforce de nourrir son 1,3 mil­
liard de citoyens. « Il y a quelques étrangers, le
ventre plein, qui n’ont rien de mieux à faire que
de pointer notre pays du doigt. La Chine n’ex­
porte pas la révolution, la faim, la pauvreté, la
Chine ne vous cause pas de maux de tête. Alors
que voulez­vous, au juste? », lance­t­il.
La crise des subprimes a gonflé l’orgueil
chinois : passé une phase d’inquiétude, la Ré­
publique populaire traverse cette tempête
économique venue d’Amérique en surinves­
tissant tous azimuts. Le moment est arrivé
de construire des lignes de chemin de fer à
grande vitesse, de nouveaux quartiers, des
autoroutes. Pékin voit dans cette crise la
preuve de l’incapacité de l’économie améri­
caine à servir le peuple. « Les officiels chinois
nous disaient en substance : “Désolé, l’heure
de l’Amérique est passée, votre économie est si
faible et la nôtre si forte”, se remémore Daniel
Russel, nommé directeur « Asie » au Conseil
de sécurité nationale avec l’élection de
Barack Obama, avant de devenir assistant
secrétaire d’Etat pour l’Asie orientale et le
Pacifique, en 2013. A leurs yeux, l’effondre­
ment des Etats­Unis n’était pas nécessaire­
ment imminent, mais inévitable. »
Sitôt installée, l’administration Obama
lance une nouvelle politique sur l’Asie,
bientôt baptisée « le pivot ». Obama et ses
conseillers considèrent que l’Amérique s’est
trop focalisée sur ses guerres au Moyen­
Orient et a délaissé l’Extrême­Orient, où se
trouvent à la fois le potentiel de croissance et
le défi stratégique posé par la Chine. Vus de
Pékin, la consolidation des alliances des Etats­
Unis dans la zone et le renforcement de la
Septième flotte opérant dans la région visent
clairement à limiter la puissance chinoise.

AVEC OBAMA, XI JOUE LE JEU
Obama charge son vice­président, Joe
Biden, d’établir une relation avec le vice­
président Xi Jinping. Rien ne sert de miser
sur son supérieur, le président Hu Jintao : la
fin de son mandat approche et il s’est tou­
jours montré peu charismatique et hau­
tement rigide – « monochrome », dit un ex­
officiel américain. A la différence de ce que
connaissent les présidents américains en
Europe, il n’y a pas de réelle conversation
ouverte avec les chefs d’Etat chinois, plutôt
des échanges de discours et des déclara­
tions de positions très officielles.
En contraste, la première visite de Joe
Biden auprès de Xi Jinping, en 2011, se passe
bien : ce dernier vient l’accueillir à Chengdu,
dans l’ouest du pays. Ils visitent une école où
les enfants apprennent l’anglais, Biden mon­
tre son niveau au basket... Lors du dîner, Xi se
révèle moins formaliste que prévu. Fait rare,
il va même jusqu’à évoquer sa famille.
« Nous savions qu’il ne serait pas un démo­
crate, mais nous pouvions voir qu’il serait un
président différent, sans savoir comment »,
précise Evan Medeiros. Xi maîtrise ses dos­
siers. Il est capable d’aborder tous les sujets
sans lire des discours prémâchés. Les offi­
ciels américains le constatent en voyant les
interprètes contraints de traduire à la volée,
sans notes préparées au mot près.
Xi devient secrétaire général du PCC à
l’automne 2012, puis président de la Républi­
que populaire et de sa Commission militaire

centrale, c’est­à­dire chef des armées, en
mars 2013. Forts de l’expérience positive de
Chengdu, les Américains lui proposent de
venir rencontrer Barack Obama en juin, dans
le ranch de Sunnylands, près de Palm
Springs, dans le sud de la Californie. Un ren­
dez­vous à l’occidentale : on tombe la veste,
on discute dans le jardin, sans les hordes de
conseillers. Surprise : Xi joue le jeu.
Les responsables politiques américains
apprennent ainsi à le connaître. Max Baucus,
sénateur démocrate du Montana, se rend
souvent en Chine en tant que président de la
Commission des finances. Il y sera nommé
ambassadeur en 2014 et y restera jusqu’à
l’élection de Trump. Son jugement sur Xi n’a
pas changé depuis leur première rencontre,
en 2009. « C’est un homme très confiant, en
pleine maîtrise de lui­même, et pas terrible­
ment transparent, résume­t­il. Il vous jauge
tout le temps, essaye d’en apprendre autant
que possible sur vous, mais donne peu d’infor­
mations. Xi Jinping est tout à fait en ligne avec
l’opacité du Parti et du gouvernement chinois.
Il est insondable, mais on sent qu’il a les choses
en main. Quand j’étais ambassadeur, j’ai
remarqué que c’était le seul de la partie chi­
noise qui souriait. Il a une présence très forte. »
Malgré la sympathique rencontre califor­
nienne, Xi lance presque aussitôt son pays
sur un front qui prend les Américains par sur­
prise : à l’automne 2013, ils constatent que des
navires­dragues chinois pompent du sable et
construisent des îles sur ce qui n’était jus­
qu’alors que des récifs contestés au milieu de
la mer de Chine du Sud. L’Armée populaire de
libération veut doter ces îles de pistes d’atter­
rissage qui permettraient à sa marine et à son
aviation de sécuriser la sortie en haute mer

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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