Le Monde - 04.08.2019

(Darren Dugan) #1

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DIMANCHE 4 ­ LUNDI 5 AOÛT 2019 | 21


de puissants navires militaires. En leur
temps, le président Hu Jintao et la direction
chinoise avaient déjà eu un tel projet, mais ils
y avaient renoncé, estimant que cela les éloi­
gnerait trop de la doctrine énoncée par Deng
Xiaoping, au début des années 1990 : « Cacher
sa lumière, cultiver l’obscurité », autrement dit
faire profil bas et attendre son heure.

TRUMP, UNE SURPRISE TOTALE
Devenu président, Xi est prêt à assumer une
part de risque, car il voit l’Amérique d’Obama
fatiguée des conflits. « S’il a construit les îles,
c’est parce qu’il savait qu’il s’en tirerait dans
l’impunité, parce que l’opinion américaine ne
voudrait pas faire la guerre pour quelques îles
en mer de Chine méridionale », constate Max
Baucus. Et tant pis si cela arrive juste après la
rencontre de Sunnylands, censée établir la
confiance avec les Américains. Ce chantier
éclair – l’essentiel sera fini en 2016 – lui per­
met, en outre, de contenter l’armée, alors
même qu’il a lancé dans ses rangs une campa­
gne anticorruption. A ce contexte s’ajoute
enfin un élément de personnalité, selon
Daniel Russel, l’ex­assistant secrétaire d’Etat
pour l’Asie orientale : « Nous avions une com­
préhension globale de la trajectoire probable
de la Chine, du fait de sa force nationale, de son
économie, de son armée, etc. Mais nous nous
étions habitués à un leadership prudent et sé­
lectif, avec une aversion au risque et qui éta­
blissait des priorités, avant toute chose un
développement économique intérieur stable.
Xi Jinping rompt avec cela. »
Ce président­là vend à ses concitoyens un
« rêve chinois » mêlant puissance et prospé­
rité, réconciliant ainsi deux aspirations,
nationale et individuelle. Il se fait l’artisan de

la montée du pays au centre des affaires
internationales en bâtissant des « nouvelles
routes de la soie » : un train traversant les
forêts du Laos, des ports au Sri Lanka ou au
Pakistan, des investissements dans le port
du Pirée à Athènes ou encore une autoroute
au Montenegro, la liste est longue. Pour cette
mission, il est convaincu d’être l’homme de
la situation. « C’est une personne de destinée,
analyse l’ancien ambassadeur Max Baucus.
Il est là pour guider son pays à la place qui lui
appartient dans l’Histoire. Il se perçoit
comme celui qui doit le mener dans cette
direction, comme le leader visionnaire qui
amène cette stature. Parce qu’il est chinois et
fier, parce qu’il voit le Parti comme le sauveur,
parce qu’il est intelligent, parce qu’il est très
dur, sinon impitoyable. » Le voilà donc qui
prône un « nouveau type de relations entre
grandes puissances » avec les Etats­Unis, une
relation d’égal à égal, dans laquelle les
contentieux n’entraveraient pas les échan­
ges commerciaux, et sans critiques moralis­
tes sur la nature du régime chinois. Un évé­
nement inattendu va pourtant perturber ces
plans : l’élection de Donald Trump, fin 2016.
Pour Xi Jinping, c’est une surprise totale.
Comme le reste de la planète, il avait anticipé
une victoire de la démocrate Hillary Clinton,
très peu appréciée du temps où elle était
secrétaire d’Etat de Barack Obama pour sa
focalisation sur les droits de l’homme et la
censure. A l’approche de l’élection, l’homme
d’affaires a menacé de taxer lourdement les
produits venus de Chine, et ses conseillers
sont très virulents contre ce pays.
Mais vu de Zhongnanhai, à l’ouest de la
Cité interdite, ces palais de la direction du
PCC où Xi règne en maître, le sacre de

Trump offre aussi une belle occasion : à
l’heure où le pays entend occuper tous les
espaces avec ses routes de la soie, ce nou­
veau président incarne cette partie de
l’Amérique pressée de se retirer des affaires
du monde. « C’est un fait simple : pour ga­
gner, il faut au moins jouer. Cela ouvre la voie
à ce que la Chine se présente comme un par­
tenaire plus fiable », souligne Daniel Russel,
l’ancien assistant secrétaire d’Etat.

UNE ÉPINE DANS LE PIED
Leur première rencontre a lieu à Mar­a­Lago,
le « resort » de Trump en Floride. Ce jour­là, le
caractère déstabilisant de l’homme d’affaires
se révèle au dessert. « On mangeait la plus
belle part de gâteau que vous ayez jamais vu.
Et le président Xi l’appréciait », racontera­t­il
lui­même par la suite. Lorsque les généraux
viennent informer ce même Donald Trump
que des frappes ont été lancées en Syrie, suite
à des attaques du régime de Bachar Al­Assad à
l’arme chimique contre sa population, le pré­
sident américain s’empresse de le dire à Xi. « Il
s’est arrêté pendant dix secondes, puis il a de­
mandé à son interprète de répéter. J’ai pensé
que ce n’était pas bon signe », relatera l’Améri­
cain. Alors que la Chine s’oppose constam­
ment à de telles frappes, Trump vient de lui
prouver qu’il n’a que faire de ce point de vue.
Xi espère néanmoins l’amadouer sur la
question commerciale – en jouant tant sur
les promesses d’ouverture de marchés que
sur le narcissisme de son homologue. Lors­
que le nouvel occupant de la Maison­Blan­
che lui rend visite à Pékin, en novembre 2017,
des milliers d’enfants agitent des drapeaux
américains sur son passage. La presse peut
entendre Trump s’exclamer : « Wow! » A la

Cité interdite, Xi, en majesté, lui explique que
la Chine est la plus ancienne civilisation
continue, avec 3 000 ans d’histoire de langue
écrite ininterrompue. « Nous sommes le peu­
ple d’origine, cheveux noirs, peau jaune, héri­
tage ininterrompu, s’amuse­t­il. Nous nous
nommons “descendants du dragon”. » Trump
en reste pantois : « C’est super! »
Cet affichage de proximité superficiel ne
dissuade pas Trump de lancer la guerre com­
merciale promise à ses électeurs, la plus
grosse épine de politique étrangère dans le
pied de Xi Jinping à ce jour. Les taxes améri­
caines sur les importations de produits chi­
nois menacent la production des provinces
côtières industrialisées. Les mises en garde
contre les alliés qui utiliseraient des réseaux
5G de l’équipementier Huawei menacent de
faire vaciller le groupe national, qui a la tech­
nologie la plus avancée.
Le président chinois, qui assumait le « ris­
que calculé », est tombé sur bien plus gros
joueur que lui. « Trump change de ligne en
permanence, c’est très compliqué pour Xi
Jinping », constate Evan Medeiros. La relation
s’inverse : c’est lui qui devient garant de la sta­
bilité sino­américaine. Mais pour tenir la
ligne de la fierté nationale, le voici à son tour
obligé de frapper par des mesures de repré­
sailles, qui visent le soja, la terre de ses « vieux
amis » de l’Iowa. A Muscatine, on suit cette
actualité dans une certaine angoisse. « Xi
Jinping fait ce qu’il doit faire, il défend les inté­
rêts de son pays, estime l’avocate Joni Axel,
l’une de ses accompagnatrices de 1985. Mais
j’espère qu’il se souviendra de nous. »
harold thibault

FIN

« DONALD TRUMP 


CHANGE DE LIGNE 


EN  PERMANENCE, 


C’EST TRÈS 


COMPLIQUÉ 


POUR XI  JINPING »
EVAN MEDEIROS
ex-conseiller de Barack
Obama pour l’Asie

Xi Jinping reçu
par son homologue
américain,
Donald Trump,
à Mar­a­Lago
(Floride),
le 6 avril 2017.
LAN HONGGUANG/
XINHUA/MAXPPP

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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