Le Monde - 04.08.2019

(Darren Dugan) #1

22 | DIMANCHE 4 ­ LUNDI 5 AOÛT 2019


0123


Claudia
Andujar
lors de son
exposition
personnelle
« Le Combat
des
Yanomami »
à Sao Paulo,
en 2018.
RENATO PARADA/
INSTITUTO
MOREIRA SALLES

sao paulo (brésil) ­ correspondante

C


omme à chaque fois,
elle a juré que ce serait
son « dernier voyage »
en terre yanomami.
Nous sommes en 2017, Claudia
Adujar a 86 ans. Depuis dix ans, la
photographe répète qu’elle n’a
plus la force de voyager, mais ne
résiste jamais à l’idée de retour­
ner voir sa « famille », les Indiens.
Cette fois­ci, il semble qu’elle tien­
dra parole. Alors, à son arrivée, les
indigènes la fêtent comme une
mère, improvisant une herii, une
cérémonie en hommage à sa pré­
sence, conviant probablement les
esprits xapiri et priant les nëwari,
les êtres maléfiques, de s’éloigner.
A Demini, village indigène, la
photographe d’origine suisse,
naturalisée brésilienne, est apai­
sée. Elle revient parmi ceux
qu’elle a aimés et observés, au
cœur de la forêt amazonienne,
quelque part dans l’Etat du
Roraima, à l’extrême nord du Bré­
sil. Ses jambes la font souffrir et
c’est en fauteuil roulant qu’elle
doit traverser la forêt. « Elle était
très émue », se souvient Carlo
Zacquini, missionnaire catholi­
que italien débarqué en Amazo­
nie dans les années 1960 et com­
pagnon de lutte de la photogra­
phe. Le voyage est organisé par
la cinéaste Mariana Lacerda, qui
veut filmer cette grande dame du
XXe siècle qui a trouvé en Amazo­
nie un refuge et une cause. En
cours de finition, le documen­
taire s’appellera Gyuri, du nom du
premier amour de Claudia Andu­
jar, un jeune adolescent qu’elle a
connu en Europe de l’Est et qu’elle
a vu partir pour Auschwitz après
lui avoir donné son premier bai­
ser. Le jeune homme n’en est pas
revenu, comme son père et la
quasi­totalité de sa famille pater­
nelle, des juifs de Transylvanie.

Dans le village de Demini, elle
est aux côtés de survivants. Près
de ces Yanomami qui ont échappé
aux épidémies et aux massacres
perpétrés en silence sous la dic­
tature militaire – le régime est
rendu responsable de la mort de
quelque 8 000 Indigènes. Mais
rien n’est plus comme avant. Le
peuple a vu sa culture en partie
détruite. La soif de l’or dont
regorge la terre yanomami a
dévasté la plupart des aldeias
(« villages »). A l’heure de ce
dernier voyage, les pensées de
Claudia Andujar sont sombres.

DISCOURS COLONIALISTE
Les actes juridiques de protection,
arrachés après de longues luttes,
ne sont plus respectés. L’action de
la CCPY, la Commission pro­yano­
mami, que la photographe, l’eth­
nologue Bruce Albert et le mis­
sionnaire Carlo Zacquini ont
créée en 1978, devait permettre
d’en finir avec un calvaire plus
que centenaire. Même chose avec
la démarcation du territoire
yanomami, en 1992, qu’a obtenue
le trio, épaulé notamment par le
cacique yanomami Davi Kope­
nawa : 9 664 975 hectares de terre

sont protégés et, avec eux, la
culture de la « terre­forêt » sacrée
des Indiens. En principe...
Seulement, à peine un an après
l’accord de 1992, le « massacre
Haximu » eut lieu : les garimpei­
ros (« chercheurs d’or clandes­
tins ») ont assassiné, tirant parfois
à bout portant, seize Yanomami,
dont un bébé de 1 an, une fillette
de 3 ans et trois garçons de 6 à
8 ans. Lors de la tuerie, un Indien,
les mains sur le visage, a hurlé
« Garimpeiros, ami! » avant d’être
exécuté d’une balle dans la tête.
« Les garimpeiros considèrent les
Yanomami, dans le meilleur des
cas, comme une nuisance et, dans
le pire, comme une menace »,
raconte Bruce Albert dans le récit
coécrit avec Davi Kopenawa,
La Chute du ciel (Plon, 2010)
Voilà maintenant le pays gou­
verné par Jair Bolsonaro. Un mili­
taire qui encense la dictature
(1964­1985) et prétend, comme les
généraux d’antan, « intégrer l’In­
dien » pour le « civiliser ». Le chef
d’Etat remet dans l’actualité un
discours colonialiste que l’on pen­
sait caduc. Il affirme, sans être
contesté, que les territoires indi­
gènes font « suffoquer » l’agrobu­
siness. « De l’or, de l’étain et du ma­
gnésium sont présents sur ces ter­
res, en particulier en Amazonie,
région la plus riche du monde.
Je ne vais pas aller dans ce discours
insensé consistant à défendre la
terre des Indiens », a expliqué le
président. « Il veut les tuer »,
résume la photographe.
Le militaire incarne mieux que
quiconque le « peuple de la mar­
chandise » que décrit Davi Kope­
nawa dans La Chute du ciel. Ce
peuple, ce sont les Blancs, qui
« traitent leurs marchandises
comme des femmes dont ils sont
amoureux ». Le chaman ajoute :
« Dans leur ignorance, ils se sont
mis à arracher les minerais du sol
avec frénésie pour les cuire dans

leurs usines. Ils ne savent pas qu’en
les tuant ainsi, ils libèrent la va­
peur maléfique de leur souffle. (...)
Si la pensée des Blancs ne change
pas de chemin, nous redoutons
de tous mourir avant qu’elle ne les
empoisonne à leur tour. » « Bolso­
naro incarne le retour d’un passé
refoulé », ajoute Bruce Albert.
La parole du chef d’Etat vaut
invitation pour les criminels. Les
chercheurs d’or clandestins arri­
vent désormais par milliers dans
les territoires indigènes, contami­
nant les fleuves avec le mercure
tandis que les trafiquants de bois
envahissent les terres protégées
sans être inquiétés. Tous défo­
restent à tour de bras sans que
le pouvoir brésilien réagisse.
« Après la démarcation du terri­
toire yanomami, les autorités
essayaient au moins de faire res­
pecter la loi. Elles brûlaient le maté­
riel des chercheurs d’or par exem­
ple. Aujourd’hui, rien. On laisse
faire! », s’emporte Carlo Zacquini.

« DIMENSION HÉROÏQUE »
Chaque soir, le religieux appelle
Claudia et lui fait le récit de ces
invasions quotidiennes. La pho­
tographe l’écoute, écœurée. Dans
une Amazonie devenue Far West,
même l’Etat ne semble désormais
plus du côté de la loi. La démarca­
tion des terres indigènes est au
point mort. La déforestation s’ac­
célère, et la ministre des droits de
l’homme, la pasteure évangéli­
que Damares Alves, diabolise la
culture indigène. « Sait­elle qui
sont les Indiens? Les connaît­elle?
Le massacre des Yanomami à
grande échelle, ça ne compte
pas? », enrage Carlo Zacquini.
La prophétie de l’ethnologue
Claude Lévi­Strauss, en 1993, fait
trembler de nouveau : « Ce ne sont
pas les seuls Indiens, mais aussi
les Blancs, que menacent, introdui­
tes pas ces derniers, la convoitise de
l’or et les épidémies. Tous seront

emportés par la même catastro­
phe, sauf à comprendre que le res­
pect de l’autre est la condition de
survie de chacun. »
Claudia Andujar n’a plus l’âge
des croisades. Mais il lui reste son
art. Ses photos. Depuis le début
des années 2000, elle multiplie
les expositions au Brésil, aux
Etats­Unis et en Europe pour don­
ner une voix à ce peuple que le
monde serait tenté d’oublier.
Participant aux conférences, ré­
pondant aux interviews, elle
narre son histoire, ses traumas et
son combat pour éviter le géno­
cide indigène. En novembre 2015,
une immense rétrospective sur
son travail auprès des Yanomami
est montée dans le parc Inhotim,
un musée d’art contemporain à
ciel ouvert, dans l’Etat du Minas
Gerais. Là sont exposées, dans
une galerie permanente sur
1 600 mètres carrés, quelque
400 images de la photographe.
En 2018 et 2019, ce même travail
sur les Yanomami est présenté
par l’Institut Moreira­Salles, à Sao
Paulo puis à Rio de Janeiro, mon­
trant aux Brésiliens que le présent
rattrape parfois le passé. Alors que
l’Amazonie est de nouveau en
danger, le visiteur plonge dans
l’univers et les rites chamaniques
du « peuple­forêt » avant de décou­

vrir les effets dévastateurs de la
construction de la « périmétrale
nord », route transamazonienne
bâtie sous la dictature militaire.
Cette même exposition se tiendra
à la Fondation Cartier pour l’art
contemporain, à Paris, en décem­
bre prochain. « Claudia Andujar
est une leçon d’engagement, es­
time Hervé Chandès, directeur de
la Fondation Cartier. Sa démarche
artistique n’a jamais été ni superfi­
cielle ni opportuniste. Son histoire
est celle d’un siècle, le sien. Elle pos­
sède une dimension héroïque. »
« Elle devrait recevoir le prix Nobel
de la paix, avec Carlo Zacquini,
Bruce Albert et Davi Kopenawa »,
insiste Jan Fjeld, directeur de la ga­
lerie Vermelho, à Sao Paulo, qui ex­
pose son travail.
Claudia Andujar a montré les
Yanomami comme des êtres
humains et non comme des per­
sonnages exotiques. « Je ne suis pas
anthropologue. Dans toutes mes
photographies, je m’intéresse au
regard de la personne, à l’expres­
sion des yeux, et j’essaie de pénétrer
la personnalité. C’est ma façon
d’essayer de comprendre le monde,
explique­t­elle. Je ne sais pas si je
suis une artiste, je ne me pose par la
question. Le plus important est que
mes photos ont été un moyen pour
les Indiens d’être reconnus et
respectés », dit­elle. Depuis 1992,
la population yanomami s’est
d’ailleurs multipliée par trois.
Dans la culture yanomami, tous
les êtres de la forêt possèdent une
utupë, une image. Ce sont ces
images que les chamans appel­
lent et font descendre des cieux.
Ce sont elles qui deviennent des
xapiri, des esprits, exécutant leurs
danses que seuls les chamans
peuvent voir. Avec son œuvre,
Claudia Andujar aura donné tout
son sens au mot « utupë ».
claire gatinois

FIN

Dernier voyage aux côtés des survivants


« DE L’OR, DE L’ÉTAIN 


ET DU MAGNÉSIUM SONT 


PRÉSENTS EN AMAZONIE, 


RÉGION LA PLUS RICHE DU 


MONDE. JE NE VAIS PAS 


ALLER DANS CE DISCOURS 


INSENSÉ CONSISTANT 


À DÉFENDRE LA TERRE 


DES INDIENS »
JAIR BOLSONARO
président du Brésil

SUR  LES  TRACES  DE  CL AUDIA  ANDUJAR  6  | 6  Au crépuscule de sa vie, la photographe et


militante brésilienne, qui a tant fait pour les Yanomami, craint que l’arrivée au


pouvoir de l’ex­militaire Jair Bolsonaro ne fasse ressurgir les menaces du passé


« CLAUDIA ANDUJAR 


EST UNE LEÇON 


D’ENGAGEMENT. 


SA DÉMARCHE ARTISTIQUE 


N’A JAMAIS ÉTÉ 


NI SUPERFICIELLE 


NI OPPORTUNISTE »
HERVÉ CHANDÈS
directeur de la Fondation Cartier

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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