Le Monde - 04.08.2019

(Darren Dugan) #1

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DIMANCHE 4 ­ LUNDI 5 AOÛT 2019 | 23


Pour les 75 ans du « Monde », l’ancienne juge
d’instruction et ex­députée au Parlement
européen raconte sa relation au journal.

C’est une longue histoire... J’ai appris
le français essentiellement avec les édi­
tos du Monde, qui étaient en première
page à l’époque où je suis arrivée [de Nor­
vège] en France. C’était en février 1964.
J’avais acheté un dictionnaire Larousse
avec ma paye de fille au pair et c’était
déjà un investissement. Je ne parlais vrai­
ment pas bien le français – j’avais du mal
à commander un taxi... Je commençais à
lire la colonne en haut à gauche de la
« une » et je cherchais tous les mots que
je ne comprenais pas. C’est mon premier
souvenir. Je savais que c’était un journal
de qualité, même si à l’époque je ne l’ap­
préciais pas à sa juste valeur, car il y a des
journaux qu’on ne peut pas lire quand
on est étranger.
Venant d’où je viens, issue d’une fa­
mille où la politique était étrangère à
notre univers, cela a été pour moi la fe­
nêtre sur le monde. C’est comme ça que
j’ai découvert les problématiques géo­
politiques. Pour moi, mon insertion
dans la société française, sa culture, lire
Le Monde tous les jours a été essentiel.
Un journal est beaucoup plus impor­
tant que ce qu’on croit, parce que vous
n’y trouvez pas simplement ce que vous
y cherchez, mais tout le reste. Vous allez
lire les titres, découvrir le nom d’un livre
ou vous laisser surprendre par un article
dans un supplément scientifique. Des
informations qui ne sont pas dans votre
domaine, mais qui infusent et qui font
que vos centres d’intérêt s’élargissent. A
la justice, on dit souvent qu’un article de
journal n’est pas une preuve. C’est vrai,
mais c’est une excuse trop facile. Pour
appréhender le réel, c’est si précieux.

L’impression d’une coproduction
J’ai toujours pensé, en tant que magis­
trate et comme femme politique, qu’il
n’y a rien de pire, après une enquête
journalistique sur la criminalité finan­
cière, que rien ne se passe. Lorsque Le
Monde dévoile une malversation, un
emploi fictif, et que le parquet n’ouvre
pas d’enquête, ça ouvre la porte au po­
pulisme. Parce que, si un journal sé­
rieux documente et publie les preuves
et qu’il n’y a pas de suite judiciaire, l’opi­
nion ne retient qu’une chose : qu’il y a
« eux », en haut du pouvoir, pour qui
tout est possible, et « nous », simples
justiciables, à qui on ne passe rien. Ça
reste comme une tache.
Et puis les journaux ont un rôle
d’alerte, ce sont des contre­pouvoirs.
Dans l’affaire Elf, j’avançais en parallèle
avec les révélations du Monde et j’avais
parfois l’impression que le journaliste
savait avant moi ce qu’il allait se passer.
J’avais parfois l’impression d’une copro­
duction, même si chacun était dans son
rôle. Mais je pouvais me servir de ce qui
était publié et je ne m’en privais pas!
J’ai toujours gardé les articles du
Monde qui m’intéressaient, parce que
c’est ainsi que je documente le réel.
J’avais ainsi constitué des dossiers, dont
un que j’avais intitulé « Réflexions » et
qui contenait des articles mis de côté
pour creuser le sujet. Je continue parce
que je trouve presque tous les jours
une info qui m’inspire, qui me donne
envie d’écrire pour ne pas oublier.
C’est fou ce qu’on peut apprendre en li­
sant un quotidien! Pour comprendre
dans quel monde on vit, il faut savoir
quelle folie nous dirige.
propos recueillis par sylvia zappi

Prochain article Yannick Haenel

« LE  MONDE »  ET  MOI


EVA  JOLY


« J’AI  PU  ME  SERVIR 


DE  CE  QUI


ÉTAIT  PUBLIÉ »


A Bruxelles, le souvenir de mes nuits blanches


CORRESPONDANTS DE PRESSE 6 | 12  Migrants, Grèce, Brexit... La journaliste du « Monde »


Cécile Ducourtieux a couvert pendant cinq ans les dossiers européens depuis


cette « bulle » hors du temps, où tout se joue entre 2 heures et 7 heures du matin


D


ésolé, Cécile, je dois te laisser
gérer seule. » J’ai toujours pu
compter sur Jean­Pierre,
mais cette fois, il n’a pas le
choix : mon binôme doit me fausser
compagnie d’urgence. On est vendredi
soir, le 18 mars 2016, la traque du terro­
riste Salah Abdeslam, impliqué dans les
attentats parisiens du 13 novembre
2015, est sur le point d’aboutir, dans le
quartier de Molenbeek, à une poignée
de kilomètres du Juste Lipse, le bâti­
ment du Conseil européen où nous
sommes cloîtrés depuis deux jours.
Le sommet a commencé la veille, il va
s’achever. Les Vingt­Huit viennent de
s’entendre avec les autorités turques
pour qu’elles acceptent de barrer la
route des Balkans aux migrants. En con­
férence de presse, Ahmet Davutoglu, le
premier ministre turc, tient des propos
véhéments, électrisant un peu plus
l’ambiance. Trois ans ont passé mais je
me rappelle encore le stress de cette soi­
rée. Le sentiment de vivre un moment
très peu glorieux – une défaite morale
pour l’Union –, l’angoisse d’avoir à le res­
tituer seule après une première quasi­
nuit blanche.
Il ne devait pas être loin de minuit
quand j’ai regagné mon poste de travail.
J’ai dû faire comme toujours durant ces
cinq années sous haute tension à
Bruxelles : un énième café, les écouteurs
sur les oreilles pour m’isoler des centai­
nes de confrères, carburant eux aussi
dans l’immense atrium du bâtiment
Juste Lipse, plein est de la Grand­Place et
du Manneken­Pis. Encore quelques tex­
tos aux diplomates, pour comprendre
ce qui s’est joué entre dirigeants derrière
les portes closes : stratégies d’alliances,
billard à cinq bandes... Surtout, ne pas
ennuyer le lecteur, tenter de lui raconter
une histoire malgré la complexité des si­
tuations. Je me rappelle cet éminent di­
plomate qui m’avait reproché d’en faire
« un peu trop ». Il faut dire que lui et ses
collègues ont tendance à lisser les aspé­
rités ; pas vraiment de bons clients.
Ces angoisses nocturnes, j’en ai vécu
un paquet au « Juste ». Mais cela ne dure
jamais longtemps : l’adrénaline, la
chance de tomber sur le bon témoin,
moins crevé que les autres. A force, j’ai
établi ma petite géographie pour provo­
quer le hasard : au bar de la presse dé­
serté, ou à la sortie de l’atrium, près du
buste de Juste Lipse, cet éminent huma­
niste du XVIe siècle qui enseigna à une
trentaine de kilomètres, dans la presti­
gieuse université de Louvain.
J’aurais pu choisir, pour relater mon
expérience de « correspondante à

Bruxelles », la « bulle », ce quadrilatère
de quelques hectares entre Commis­
sion, Parlement et Conseil, avec sa
densité inédite de « sources de haut ni­
veau » : des ministres, diplomates, ex­
perts à tous les coins de rue. Je suis re­
tombée sur le souvenir de ces nuits
blanches, étonnant théâtre du pouvoir
européen, une mise en scène typique­
ment bruxelloise de la prise de déci­
sions collectives, quand, après des se­
maines de préparation, les « chefs » dé­
barquent en ville pour trancher. Ou pas.
J’ai inauguré mon poste, fin août 2014,
par un sommet, forcément. D’emblée,
une moitié de nuit blanche. Ce rendez­
vous devait servir à désigner le rempla­
çant d’Herman Van Rompuy à la tête du
Conseil européen, à savoir Donald Tusk.
J’arrivais en pleine forme, sans autre ba­
gage que mon enthousiasme et la lec­
ture, poussive, d’une biographie de Jean
Monnet, un des pères de l’Europe.
Première expérience au Juste : l’arri­
vée des « chefs » dans le vrombissement
des hélicoptères, et puis les doorsteps
(« déclarations à l’entrée »), l’électrochoc
qui réveille l’atrium quand prend fin la
réunion. Même à 2 heures du matin,
tout le monde se précipite au deuxième
étage pour les conférences de presse, di­
rection les salles française, allemande
ou britannique. J’adopterai vite la stra­
tégie consistant à aller d’abord « faire
Merkel », quinze minutes questions
comprises, pour basculer ensuite sur
Hollande ou Macron : le président fran­
çais n’avait souvent pas encore com­
mencé que la chancelière était déjà en
route vers l’aéroport.

LES « VACHERIES » DE JEAN-CLAUDE
J’apprendrai vite l’intérêt d’assister
aussi à la partition des « duellistes »,
comme on a fini par les appeler. Jean­
Claude (Juncker, le président de la
Commission) et Donald (Tusk), les
meilleurs ennemis de la « bulle ». Sur­
tout Jean­Claude : on se délectait de ses
vacheries on the record. Malade, irasci­
ble, mais toujours endurant. Quoique,
sur la fin, l’exercice consistant à ne
pouvoir se mettre d’accord entre puis­
sants qu’après minuit lui tapait sur les
nerfs. « On ne devrait pas organiser de
point presse à 2 heures du matin », lâ­
chait­il le 21 juin. Il était 2 heures...
J’ai mis du temps à comprendre que
dans la summitology, les prédictions
sont hasardeuses et qu’il est plus sage
d’attendre la fin pour prendre la
plume. « Les chefs décident une fois
autour de la table », expliquent les di­
plomates pour s’excuser de nous avoir

lancés sur des fausses pistes. Un exem­
ple. 21 mars 2019, conseil « Brexit ». On
commence pépère un article relatant
l’accord pour un décalage au 30 juin du
divorce avec Londres. Boum! Autour
de minuit, les « chefs » sortent avec
deux dates de report optionnelles et
un raisonnement tellement nébuleux
que les experts s’y perdent. Bref, pour
dégainer le « récit de la nuit », il faut
faire la fermeture du Juste. Attendre,
laisser filer les heures, vagabonder son
esprit, tenter de piquer un roupillon.
Impossible d’ouvrir un livre ou de vi­
sionner un film.
Mais comment oublier cette nuit
d’anthologie? Le 13 juillet 2015, la Grèce
est au bord de la banqueroute. Il doit
être 4 ou 5 heures du matin, on pense
au pire : se réveiller avec un « Grexit ».
Dans les étages, François Hollande, An­
gela Merkel ou le premier ministre
néerlandais, Mark Rutte, tentent de
sauver un accord. Au bar presse, ça sent
fort la bière chaude. A bout, un diplo­
mate grec se dépoitraille : « Ces Alle­
mands, ils nous prendront même notre
chemise! » Finalement, le Conseil
s’achève à 9 heures avec un nouveau
plan d’aide à Athènes. C’est aussi pile le
bouclage du journal. Station Schuman,
en attendant le métro, abrutie de fati­
gue, j’ai eu le sentiment d’avoir vécu
quelque chose de grand : le sauvetage
de l’euro.
J’ai souvent quitté le Juste sur des im­
pressions bien plus mitigées. Conseil
inutile, Europe divisée sur la migra­
tion, Brexit sans cesse repoussé... Un
collègue italien m’a suggéré de méditer
cette fameuse citation attribuée à Bis­
marck : « Il ne vaut mieux pas connaître
la recette des saucisses si on veut conti­
nuer d’en manger. » Nous, à Bruxelles,
restons en permanence dans l’arrière­
cuisine. Dans quelle mesure notre fati­
gue a­t­elle donné le ton à nos articles,
quand l’impatience gagne?

Parfois, à force de chroniquer la
« bulle », on s’amollit, on perd de vue
l’essentiel. Sommet du 21 juin 2019. Les
dirigeants n’ont pas réussi à s’entendre
sur le nom du successeur de Jean­
Claude Juncker. C’était prévisible : An­
gela Merkel avait besoin de plus de
temps pour convaincre, dans son pays,
qu’il fallait lâcher le candidat allemand.
Je quitte le Juste vers 3 heures du matin.
Quelques minutes plus tard, après avoir
piégé dans les phares de la voiture un
renard à l’affût des poubelles (ils pullu­
lent dans ma banlieue est, si proche de
la superbe forêt de Soignes), je tombe
sur un mail de la correspondante du
Monde en Scandinavie : « C’est Greta qui
ne va pas être contente. »
La Suédoise Greta Thunberg, du haut
de ses 16 ans, défend le climat. Or, ce
soir­là, quatre Etats membres ont
refusé de s’engager pour la neutralité
carbone en 2050, bloquant toute
avancée. Personne à Bruxelles, même
les plus créatifs des experts, n’imagi­
nait un accord à Vingt­Huit. Bien trop
court pour le processus de maturation
européenne. Mais Greta a raison de
trouver cette inaction intolérable.

BROSSE À DENTS ET CHEMISE
Ah! ces nuits blanches! Une vraie dro­
gue dure. Moi qui en avais si peu vécu
étudiante, je me suis découvert de l’en­
durance entre 2 heures et 7 heures du
matin. Surtout au Juste... Comme la
plupart des collègues, j’ai vécu les deux
pieds dans la « bulle ». Les seuls con­
tacts approfondis, hors des cercles
européens, je les ai développés grâce
aux enfants. Merci les anniversaires!
J’avais planifié de clore mon expé­
rience bruxelloise le 29 juin, avant de de­
venir correspondante à Londres. Une se­
maine avant, les Européens fixent un
sommet le 30. Impossible de résister!
J’ai donc bouclé mon séjour comme je
l’avais inauguré, au Juste... Brosse à
dents et chemise de rechange, je m’y
suis enfermée un dimanche après­midi.
Le soleil tapait encore fort dehors. La
réunion a duré presque quarante­huit
heures non­stop... Record personnel
battu, avec la surprise des chefs à la fin :
deux femmes aux plus hauts postes de
pouvoir de l’Union, Ursula von der
Leyen à la Commission et Christine La­
garde à la Banque centrale européenne.
Je suis sortie avec l’impression, pour une
fois, qu’ils n’avaient pas trop perdu leur
temps. Ni moi le mien.
cécile ducourtieux

Prochain article En Israël

YASMINE GATEAU

13 JUILLET 2015, 


STATION SCHUMAN.


 EN ATTENDANT LE MÉTRO, 


ABRUTIE DE FATIGUE, 


J’AI EU LE SENTIMENT 


D’AVOIR VÉCU 


QUELQUE CHOSE DE GRAND : 


LE SAUVETAGE DE L’EURO


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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