Le Monde - 04.08.2019

(Darren Dugan) #1

24 | DIMANCHE 4 ­ LUNDI 5 AOÛT 2019


0123


Q


uand vous pos­
sédez une pro­
priété intellec­
tuelle, il faut la
défendre contre
ceux qui la
transgressent. »
C’est simple et direct. Henk
Rogers est le cogérant des droits
du célèbre jeu Tetris, et il assume
sa raideur. En 2001, la Tetris
Holding, société installée dans le
Nevada, menace de poursuites
un jeu trop similaire ; en 2007,
elle attaque un site baptisé
Tetris.us ; en 2012, elle poursuit
les développeurs de Mino, une
application clonant son concept.
Défendre farouchement son
droit de propriété est courant
dans l’industrie du jeu vidéo,
mais la Tetris Holding en a fait
plus qu’une spécialité, un fonds
de commerce.
Le siège de la société est un banal
bâtiment de deux étages planté
dans la banlieue de Las Vegas,
sans la moindre enseigne. Sur
LinkedIn, elle ne compte aucun
employé. Elle refuse par ailleurs
de communiquer ses effectifs
comme son chiffre d’affaires. A la
place, des chiffres génériques :
35 millions de jeux sur Game Boy,
des utilisateurs dans 253 pays,
plus d’un demi­milliard de télé­
chargements sur mobile...
« C’est un peu comme Apple
Records avec les Beatles, compare
Daniel Ichbiah, auteur d’Alexey
Pajitnov : L’incroyable histoire du
créateur de Tetris (Pix’n Love,
2016). Ils gèrent les droits et ne sor­
tent rien d’autre, ils vivent sur un
pactole. C’est leur tiroir­caisse. »
Tetris porte un paradoxe : ce pur
produit de l’époque soviétique est
devenu la machine la plus capita­
liste de l’industrie. Car avant de
devenir le succès planétaire que
l’on sait, Tetris est conçu dans la
plus grande discrétion, au milieu
des années 1980, à l’Académie des
sciences de Moscou. Dans ce tem­
ple de la recherche soviétique,
Alexey Pajitnov, un ingénieur âgé
de 29 ans, féru de puzzles,
bidouille à ses heures perdues
une version informatique des
pentaminos – jeu de réflexion
d’assemblage de figures géomé­
triques constituées de cinq carrés
collés les uns aux autres.

Dans l’indifférence totale, il
simplifie son logiciel en rempla­
çant les pentaminos par des tétra­
minos (quatre carrés), ajoute une
fonction de génération aléatoire
des pièces, encode la disparition
des lignes formées par les blocs.
La magie opère : le jeu plaît. Aidé
de deux jeunes programmeurs, il
l’adapte sur IBM PC. Tetris com­
mence alors à circuler de manière
informelle à Moscou, puis dans
les grandes villes du bloc de l’Est.
C’est en Hongrie, à l’Institut de
coordination des nouvelles tech­
nologies, que l’homme d’affaires
Robert Stein fait sa découverte
en 1986. « M. Stein a été tellement
impressionné par le jeu, qui était
graphiquement minimaliste mais
d’une conception algorithmique
sophistiquée, qu’il est remonté
jusqu’à ses auteurs à Moscou »,
relate le New York Times en 1988.
Il exporte les droits du jeu au
Royaume­Uni. La carrière com­
merciale de Tetris est lancée, et
les imbroglios avec elle.

OUTIL DE « SOFT POWER »
Depuis l’arrivée au pouvoir de
Gorbatchev, en 1985, l’URSS s’est
lancée dans une double politique
de libéralisation, politique et éco­
nomique. « Ce qui est intéressant,
c’est que Tetris matérialise le pas­
sage du communisme à l’éco­
nomie de marché. Son histoire
épouse celle de la perestroïka et de
la glasnost. Un des acteurs de cette
aventure me disait que sans Gor­
batchev, Pajitnov aurait fini en pri­
son », sourit Daniel Ichbiah.
La commercialisation du jeu est
prise en charge par Elorg, une
agence gouvernementale d’ex­
portation des produits soviéti­
ques. Improvisant avec leur fai­
ble culture du droit du commerce

anglo­saxon, ses responsables,
Sasha Alexeyenko puis Nikolai
Belikov, se retrouvent à négocier
avec de multiples acteurs anglais,
américains ou encore japonais


  • chacun réclamant sa part du
    gâteau. « C’est l’époque où les Rus­
    ses veulent faire du commerce
    avec les Etats­Unis, et ils appren­
    nent extrêmement vite », souli­
    gne Daniel Ichbiah.
    Tetris devient autant un enjeu
    commercial qu’un outil de soft
    power, dans un contexte où
    l’URSS fait l’objet de stéréotypes
    accablants dans les productions
    occidentales. « Même si certains
    thèmes étaient plus ou moins
    bénins – vodka, bortsch, paysages
    russes enneigés –, d’autres reflé­
    taient des anxiétés culturelles pro­
    fondément ancrées, sur le lavage
    de cerveau et le contrôle de l’esprit,
    l’idéologie communiste comme
    menace du style de vie américain,
    et la perspective d’une guerre
    nucléaire », relève Dana Plank­
    Blasko dans une étude baptisée
    « From Russia with Fun !’: Tetris,
    Korobeiniki and the ludic Soviet ».
    Le jeu vidéo devient dans les
    années 1980 le vecteur privilégié
    des stéréotypes sur le Russe mus­
    culeux et alcoolique – ainsi dans
    Super Punch­Out !! et Street Figh­
    ter II. Et le terrain d’expression
    le plus fertile des tensions entre
    les deux blocs – comme dans
    Missile Command, Communist
    Mutants From Space, Raid over
    Moscow, Balance of Power ou en­
    core East vs. West.
    Tetris, au contraire, chante la
    grandeur du peuple russe. Mirror­
    soft, Atari, Spectrum Holobyte
    puis Nintendo, ses premiers édi­
    teurs en Occident, prennent en ef­
    fet soin de montrer des paysages
    typiques, des réussites scientifi­


ques soviétiques, accompagnent
les parties de musique tradition­
nelle russe, ou ornementent son
nom de lettres en cyrillique – fus­
sent­elles utilisées de travers.
« Tetris apparaît dès lors comme
l’un des premiers jeux, si ce n’est le
premier, à représenter l’Union
soviétique sous un jour neutre – et
même peut­être positif. Il s’agit
d’une anomalie, au moins sur le
marché du jeu vidéo américain »,
relève Dana Plank­Blasko.
Le 8 mai 1990, après une longue
négociation avec les Russes, la
marque Tetris est finalement
déposée aux Etats­Unis par le japo­
nais Nintendo. L’Occident plébis­
cite cette production originale. De
100 000 exemplaires pour sa pre­
mière édition occidentale en 1987,
elle passe à plus de 35 millions de
cartouches Game Boy écoulées au
début de la nouvelle décennie.
Pour Elorg, c’est le pactole. Nin­
tendo a mis sur la table un demi­
million de dollars de royalties,
plus 50 cents sur chaque jeu
vendu. Mais cet argent est entiè­

rement capté par l’agence d’ex­
portation, à qui Alexey Pajitnov a
délégué les droits du jeu jus­
qu’en 1995.
Lui ne touche pas un kopeck
dessus. « A cette époque, les Sovié­
tiques ne reconnaissaient pas la
validité de la propriété intellec­
tuelle. Et ils ne reconnaissaient pas
la validité du système légal améri­
cain », relate Henk Rogers, qui
fut le négociateur de Nintendo
auprès de Moscou.

RÉCUPÉRER LES DROITS
En 1991, alors que l’URSS s’effon­
dre, Pajitnov émigre au pays de
l’Oncle Sam. Pour l’ingénieur so­
viétique, c’est un choc culturel. Au
salon des nouvelles technolo­
gies de Las Vegas – son premier
contact avec les Etats­Unis –, il
découvre le strass et l’abondance
de la société américaine. A Seattle,
où il s’établit en tant que concep­
teur de jeux, il découvre aussi l’en­
vers du droit de propriété : il se
fait voler son véhicule parce qu’il
avait naïvement laissé sa voiture
ouverte avec les clés dessus.
Désormais à bonne école, il a
pour ambition de récupérer les
droits sur son œuvre, Tetris. Au
prix d’une négociation acharnée,
menée par Henk Rogers, qui agite
la menace d’un arbitrage par un
tribunal américain, Elorg accepte
finalement de céder 50 % des
droits au duo Pajitnov­Rogers.
Ecartant au passage Dimitri
Pavlovski et Vadim Guerassimov,
deux jeunes informaticiens auto­
didactes qui avaient permis à l’in­
venteur de porter Tetris sur
IBM PC, contribuant à sa noto­
riété. « Guerassimov a été très mé­
content à l’époque. C’est vrai qu’il a
été le moteur avec l’adaptation sur
IBM PC. Mais en 1986, n’importe

BRUNO MANGYOKU

qui aurait pu le programmer »,
minore Daniel Ichbiah.
En 1996, Alexey Pajitnov fonde
avec Henk Rogers, son négocia­
teur et désormais ami, deux
entreprises sœurs : la Tetris
Company de M. Rogers, qui gère
les partenariats avec les entre­
prises tierces depuis Honolulu
(Hawaï), et la Tetris Holding, qui
capte les royalties depuis Las
Vegas. A leur tête, la famille
Rogers et T Management LLC,
microentreprise à responsabilité
limitée dirigée par M. Pajitnov.
En 2006, elles absorbent Elorg.
« Alexey n’avait pas déposé de
brevet sur le jeu original. Mais la
Tetris Holding a plusieurs mar­
ques enregistrées aux Etats­Unis et
possède quelques brevets, récem­
ment octroyés, sur des détails
comme les contrôles intelligents »,
explique Andrea Sausedo Piotras­
zewski, sa responsable communi­
cation. Elles portent toutes sur la
marque Tetris. L’entreprise a
même déposé les droits d’utilisa­
tion de la Korobeïniki – la célèbre
chanson russe – dans un jeu vidéo
ou électronique. Longtemps privé
de roubles, le créateur de Tetris
surveille désormais jalousement
ses dollars.
Quant au choix du Nevada, il
n’est pas tout à fait innocent.
« C’est pratique pour que ses
membres se rencontrent », assure
Andrea Sausedo Piotraszewski.
« C’est également un Etat très
sympa au niveau fiscal, même si
le Delaware est encore plus attrac­
tif », explique Daniel Ichbiah.
Ô surprise, la Tetris Holding est
également présente dans le
Delaware.
william audureau

FIN

« Tetris », le jeu roublard


de l’ère Gorbatchev


« CE QUI EST 


INTÉRESSANT, 


C’EST  QUE “TETRIS” 


MATÉRIALISE 


LE  PASSAGE 


DU  COMMUNISME 


À  L’ÉCONOMIE 


DE  MARCHÉ »
DANIEL ICHBIAH
auteur d’« Alexey Pajitnov :
L’incroyable histoire du
créateur de “Tetris” »

LE  BLOC  DE  L’EST  À  FOND  LES  MANET TES  6  |^6 En 1984, Alexey Pajitnov créait le célèbre


casse­tête dans un laboratoire national russe. Ce jeu vidéo, symbole de l’époque


de la perestroïka, est aujourd’hui une machine à cash pour son auteur


« IL APPARAÎT COMME 


L’UN DES PREMIERS 


JEUX, SI CE  N’EST 


LE PREMIER, À 


REPRÉSENTER 


L’UNION SOVIÉTIQUE 


SOUS UN JOUR 


NEUTRE – ET MÊME 


PEUT­ÊTRE POSITIF »
DANA PLANK-BLASKO
chercheuse

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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