Le Monde - 04.08.2019

(Darren Dugan) #1

0123
DIMANCHE 4 ­ LUNDI 5 AOÛT 2019 idées| 25


Le club sous


chapiteau


d’Ahmad Jamal


L A  BOÎTE  DE  JA ZZ  6 | 6  Le pianiste, qui donne son
dernier concert à Marciac, affiche, dans un cadre
intimiste ou en festival, l’exacte même grâce

Marc Fraize : « Notre vue sur mer était obstruée par un palmier »


DRÔLE  D’ÉTÉ  6 | 6  Carte blanche à six humoristes pour raconter un été particulier. Le comédien raconte comment son rêve de Bali a viré au cauchemar


Avec Monsieur Fraize, son inou­
bliable personnage lunaire et in­
génu, antihéros magnifique, Marc
Fraize a une place singulière dans
le paysage humoristique. Ce clown
de l’absurde a aussi été remarqué
au cinéma dans Problemos, d’Eric
Judor, ou Au poste !, de Quentin
Dupieux.

Nous sommes partis
à Bali dans un club de
vacances avec ma
femme et mes deux
enfants. La promotion de l’agence
était très alléchante : moins de
300 euros par personne en demi­
pension, vols compris, pour qua­
tre semaines de déconnexion! Ça
valait vraiment le coup, pour
preuve c’était bien marqué
« 100 % bon plan » et « Imman­
quable! ». Les superbes photos de
la plage et de l’immense hôtel an­
nonçaient un confort des plus
agréables et de chouettes souve­
nirs à collectionner...

Déjà, nous avons bien profité du
vol à l’aller : nous avons pu voir et
revoir une douzaine de films gra­
tuits et même en découvrir un
vraiment super. Le titre : Piège en
haute mer. Beaucoup d’action et
de cascades et des acteurs au top
de leur forme. Le personnage
principal, grâce à ses compéten­
ces en armement, tactique, explo­
sifs et, surtout, en close­combat,
parvient à se procurer des armes
pour reprendre seul le contrôle
du navire qui a été pris en otage
par des terroristes. Il va éliminer
un à un les méchants malgré la
gêne occasionnée par sa jeune
acolyte qui, du fait de son inexpé­
rience, le ralentit mais refuse de
rester toute seule... Quand même
un film à découvrir d’urgence!
A notre arrivée, malheureuse­
ment, il faisait beaucoup trop
chaud et la nuit tombait à 18 h 30.
Nous avons trouvé ça bizarre, mais
bon. Le taxi qui nous a amenés jus­
qu’au club ne parlait pas français

et n’était pas souriant. C’était bien
dommage. Peut­être que le sourire
ne fait pas partie des coutumes de
ce pays loin de tout? On commen­
çait à se demander si tout ce péri­
ple en valait la chandelle. Ensuite,
à la réception de l’hôtel, nous
avons fait la queue plus d’une de­
mi­heure, exaspérés... Nous avi­
ons demandé un studio au rez­de­
chaussée par sécurité pour nos en­
fants car les fenêtres s’ouvraient et
nous avons tout de suite pensé au
pire. L’hôtesse (une vieille dame)
n’a pas trouvé cette consigne dans
notre réservation, tiens tiens...
Mon épouse a demandé à voir le
directeur. La dame âgée nous a ex­
pliqué que le responsable était
parti en vacances! Pas mal, il ne
manquait plus que ça...

Ouf, un McDonald’s!
Découverte de l’appartement.
Pas de pastilles lave­vaisselle, pas
de fer à repasser, pas la moindre
capsule de café, et, cerise sur le

gâteau, le sèche­cheveux mural
soufflait à peine, ce qui allait
nous faire perdre un temps pré­
cieux à nous sécher pendant des
heures. Ah aussi, notre vue sur
mer était obstruée par un pal­
mier gigantesque! Il fallait se
pencher pour voir la piscine tout
en sachant que cela comportait
des risques de chutes graves. Il
nous a fallu marcher plus de

vingt minutes dans des rues très
polluées par des bruits assourdis­
sants avant d’apercevoir un Mc­
Donald’s qui allait nous sauver la
vie! J’en avais les larmes aux
yeux. Ce moment restera de loin
notre meilleur souvenir! Point
positif, la télé marchait et offrait
plus de 150 chaînes.
Enfin, voilà la liste des points
négatifs qui font que nous ne re­
viendrons jamais là­bas et que
nous allons même déconseiller à
nos amis d’y aller : le lundi, ca­
mion­citerne sanitaire qui
pompe dès 7 heures et jusqu’à
10 heures sur le parking juste en
face de la plage. Le mardi, ramas­
sage des ordures. Collecte des
containers de verre le jour sui­
vant. Entretien d’espaces verts
avec un SOUFFLEUR DE FEUILLES
LE JEUDI MATIN pour entretenir
le parc de l’hôtel, tout ça, bien en­
tendu, sans aucun avertissement
préalable par notification la veille
ou l’avant­veille... On a bien vite

fait le tour des activités de loisirs
sur place comme au minigolf mi­
nuscule et vétuste avec 6 trous
seulement.
Le voyage rêvé n’a finalement
été qu’un long séjour ennuyeux...
Preuve en est que nous comp­
tions les jours avant de rentrer en
France afin de retrouver notre
douceur de vivre et un réel con­
fort. Heureusement, nous avons
eu tout le temps de sympathiser
avec plusieurs familles comme
nous, un peu scandalisées. Nous
nous sommes bien mis d’accord
sur les démarches à suivre pour
les plaintes.

Monsieur Fraize, le 27 septembre
à Gonfreville­l’Orcher
(Seine­Maritime), le 29 septembre
à Noisy­le­Grand (Seine­Saint­
Denis), le 8 octobre à Pantin (Seine­
Saint­Denis), le 14 novembre à Lille,
le 23 novembre au Trianon, à Paris.

FIN

A


hmad Jamal Quartet
au Blue Note (Manhat­
tan, 131 West 3e Rue),
mardi 25 mai 2010 :
magie, communication, acousti­
que, théâtre spontané, sensualité
de groupe perceptible à l’œil nu.
Ahmad Le Magnifique (pianiste,
compositeur, leader charismati­
que) s’y prête. Ce matin même,
sur les marches du Met, un formi­
dable quintet vocal d’humbles
Afro­Américains, Acapella Soul,
donnait un récital gorgé de soul
pour jeunes touristes avachis.
Lesquels oublient de donner au
chapeau.
Lors de mon premier séjour
(1973), 3e Rue West, ça craignait.
Une nuit au club, ça commence
cent ans avant, partout au
monde, dans la poésie et les lut­
tes des peuples. Ou alors, il ne
s’agira que d’une laverie automa­
tique avec playlist.
En club, comme chez le coiffeur,
on parle de tout. Et plutôt du
reste. A la reprise, les musiciens
poursuivent les débats en musi­
que, leur langue. Ahmad Jamal,
Ahmad the Terrible (composition
de Jack DeJohnette), a toujours été
un modèle d’engagement. Enga­
gement dans sa langue, la grande
musique américaine. Depuis les
années 1940, il y occupe une place
à part. Il vient de se produire deux
fois à Paris (précieux auditorium
de l’Espace Louis­Vuitton). Il sera
sous chapiteau à Marciac (Gers),
6 000 chaises, dimanche 4 août.
Né le 2 juillet 1930 à Pittsburgh
(Pennsylvanie), il aime sa ville. Il
en aime l’élégance, l’élégance de
sa propre mère. Privilège des plus
grands, il détient cet art rarissime
de jouer sous chapiteau avec la
même délicatesse qu’en club : « A
Pittsburgh, ma mère m’a donné

des professeurs particuliers, et
comme tout pianiste afro­améri­
cain, j’ai commencé par Liszt et
Duke Ellington. » Savait­elle que la
nuit, à 14 ans à peine, il se faufilait
en club pour voir l’immense Art
Tatum qui lui n’y voyait pas? « Ma
mère savait tout de moi... » Tout
ou presque tout, comme savent
les mères.

Le phrasé de Pittsburgh
En club, on voit la musique. On
entend ce qu’elle dit. Corps, ges­
tes, mains, yeux, on voit tout. On
voit ce qu’on ne voit jamais à
l’image, les musiciens quand ils
ne jouent pas. On les voit quand
ils s’écoutent. On les voit penser
la musique. On voit ce regard
intérieur. En club, on voit de si
près, que tel le capitaine Haddock
à Moulinsart, devant le prestidigi­
tateur du music­hall, on croit ap­
prendre en observant. Le prestidi­
gitateur, il faut dire, change l’eau
en vin. Le quartet d’Ahmad Jamal
reste le modèle de cette alchimie.
Circulation des inconscients, ten­
sions­détentes comme dans
l’étreinte ou la vie des nuages,
tout se voit les yeux fermés. Il y
faut des musiciens hors pair.
En club comme en festival,
Ahmad invite ses fantômes. On
les entend : illustres partenai­
res... saxophonistes de Chicago...
plus la fantastique légion des
musiciens de Pittsburgh, tous
genres confondus : Erroll Garner,
son mentor, Billy Strayhorn,
Gene Kelly, Earl Hines, Roy
Eldridge, Art Blakey, Kenny
Clarke, George Benson... Pitts­
burgh ne phrase pas comme Chi­
cago. Les villes ont leur accent.
Les saxophonistes texans, ce gros
son bien à eux. Et les batteurs de
La Nouvelle­Orléans, qu’ils aient

« inventé le jazz », comme on
aime à le croire, ou qu’ils inven­
tent la New Thing (Ed Blackwell),
restent entre mille reconnaissa­
bles à leurs roulements. Ecoutez :
son batteur actuel vient de La
Nouvelle­Orléans.
Ahmad Jamal dit voir sa musi­
que en rêve : « J’entends une musi­
que en rêve, elle me réveille, je sai­
sis ce qui me tombe sous la main
et je note d’abord quelques indica­
tions... La vérité, c’est que nous ne
créons pas... Nous reflétons quel­
que chose de la créativité géné­
rale. Ecrire, jouer, peindre, décou­
vrir la pénicilline, être Mozart,
Einstein ou Pasteur, ce n’est pas
créer... C’est dévoiler. Tel est le
grand secret. »
Dimanche 4 août 2019, Ahmad
Jamal vient en festival pour la der­
nière fois. Marciac, village du
Gers, 1 247 citoyens hors festival,
avec qui le radieux pianiste de
Pittsburgh entretient une amitié
particulière. Sourire étincelant,
silhouette adolescente, il porte
ses 89 ans comme un charme. Il
vient pour Marciac et pour son
ami Jean­Louis Guilhaumon :
« Grâce à sa pratique d’enseignant
et de maire, M. Guilhaumon a fait
de Marciac ce que Marciac est de­
venu : il a fait d’un village une réfé­

rence culturelle, sociale et écono­
mique. Il a su éduquer son public. Il
sait recevoir. Tout le monde aime
jouer ici. » Si doué pour le succès,
Ahmad Jamal est un avant­gar­
diste bizarrement expert en tu­
bes : Billy Boy, dans les an­
nées 1950, But Not for Me, live au
Pershing, à Chicago, en 1958.
En 1958, son trio fusionnel – Israel
Crosby, basse, et Vernel Fournier,
batterie – renverse la physique
des groupes.

Ne rien céder sur la méthode
Ahmad Jamal n’est pas fou du
mot « jazz ». « Quand on me dit
“moi, je joue de la musique classi­
que”, je réponds toujours “moi
aussi”. Moi aussi, je joue de la mu­
sique classique américaine. Mon
ami Louis Armstrong, Duke Elling­
ton, Art Tatum ont fondé la musi­
que classique américaine. Avec les
arts américains­indiens, elle est
l’invention majeure de ce pays. Je
n’ai pas d’état d’âme avec le mot
“jazz”. Tous les musiciens de “jazz”
ont joué Bach ou Mozart. Il suffit
de savoir à chaque mot ce que l’on
di t et ce que l’on veut dire. »
En club ou sous chapiteau – qua­
tre fois, ces dernières années,
sous celui de Marciac – un quartet
immuable : Herlin Riley (batterie),

James Cammack (contrebasse) et
l’ineffable Manolo Badrena, poète
aux airs de Huron hilare, métro­
nome dadaïste. Principe du
groupe : ne rien céder sur la mé­
thode. Afficher en club ou en con­
cert l’exacte même grâce. Celle
que détenait Miles Davis, premier
défenseur d’Ahmad Jamal au
temps où tiquait la critique.
Principal de collège au sourire
tranquille, Jean­Louis Guilhau­
mon aura changé un terrain de
rugby en chapiteau populaire, et
le chapiteau en planète du « jazz ».
Ahmad Jamal change ce chapi­
teau en club intimiste. Ça coule, ça
roule, ça s’estompe, ça relance...
Amateurs de citrouilles et autres
carrosses, nous repasserons. Lui,
sourire aux lèvres, main d’oiseau,
dirige­t­il? Non : il suggère, il in­
duit et transmet, en se jouant.
Le club n’a pas à se convertir en
mini­salle de concert. En club,
l’auditoire se répartit ainsi : un
gros tiers de musiciens ; un bon
tiers de vrais connaisseurs ; un
tiers de passants ordinaires ; et
un petit tiers d’artistes maison.
Ça fait quatre tiers? Ben oui, c’est
pour cela que c’est si rare.
francis marmande

FIN

« QUAND ON ME DIT “MOI, 


JE JOUE DE LA MUSIQUE 


CLASSIQUE”, JE RÉPONDS 


TOUJOURS “MOI AUSSI, 


JE JOUE DE LA MUSIQUE 


CLASSIQUE AMÉRICAINE” »
AHMAD JAMAL

« DÉCOUVERTE 


DE L’APPARTEMENT. 


PAS DE PASTILLES 


LAVE­VAISSELLE, 


PAS DE FER 


À REPASSER, 


PAS LA MOINDRE 


CAPSULE DE CAFÉ »


Ahmad Jamal,
à Marciac (Gers),
en 2016. AFP

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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