Le Monde - 04.08.2019

(Darren Dugan) #1
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DIMANCHE 4 ­ LUNDI 5 AOÛT 2019 planète | 5

Feux en Sibérie : Moscou se décide à intervenir


Les incendies s’étendent sur onze régions et couvrent une superficie équivalente à celle de la Belgique


moscou ­ correspondant

A


près être resté long­
temps les bras bal­
lants face aux immen­
ses incendies qui rava­
gent les forêts de Sibérie, le pou­
voir russe a opéré un virage
complet en ordonnant aux servi­
ces concernés de s’attaquer à ces
feux. Le changement d’attitude a
pris la forme d’un ordre specta­
culaire du président Vladimir
Poutine qui, mercredi 31 juillet,
en a appelé à l’armée pour étein­
dre les flammes.
Il ne s’agit en réalité pas de dé­
ployer la troupe dans les régions
isolées de Sibérie. L’apport du mi­
nistère de la défense se limitera
au déploiement de neuf hélicop­
tères et de dix avions. Une partie
de ce matériel peut être adaptée à
la lutte contre les incendies.
Mais le pouvoir entend par cette
annonce montrer à une popula­
tion excédée le sérieux de son im­
plication. Dans la foulée, des gou­
verneurs qui expliquaient com­
bien il était inutile de lutter
contre les incendies – voire « no­
cif », dans le cas du gouverneur de
Krasnoïarsk – ont salué la déci­
sion de Moscou. Triomphaliste, le
quotidien Izvestia citait le lende­
main des sources militaires selon
lesquelles les brasiers seraient
vaincus « en cinq jours ».
Un tel objectif paraît ambitieux,
au regard de l’ampleur des incen­
dies, qui s’étendent sur onze ré­
gions et couvrent, selon les don­
nées officielles, plus de trois mil­
lions d’hectares – soit la superficie
d’un pays comme la Belgique –,
avec plusieurs centaines de foyers
recensés. Et l’évolution de la situa­

tion n’est pas favorable, puisque la
surface de taïga touchée par les
flammes a plus que doublé en une
semaine. Les émanations de fu­
mées s’étendent, elles, sur un terri­
toire encore bien plus important.
Avant même les images terri­
bles de forêts embrasées, ce sont
ces fumées qui ont le plus pesé
sur l’opinion. Les unes après les
autres, les villes de Sibérie, de
l’Oural et de la région de la Volga
ont été recouvertes d’un épais
nuage. Parallèlement à une mobi­
lisation sur les réseaux sociaux,
où les habitants racontaient leur
quotidien bouleversé par ces fu­
mées, des pétitions appelant les
autorités à réagir ont totalisé plus
d’un million de signatures.

Proposition vexante
Jusqu’à présent, les autorités loca­
les s’étaient contentées de déclen­
cher le plan « ciel noir », qui met
en garde les plus fragiles contre la
pollution de l’air et recommande
notamment aux entreprises de
réduire leurs activités. Depuis
2015, un règlement du ministère
des ressources naturelles et de
l’environnement de la Fédération
de Russie prévoit en effet l’établis­
sement de territoires, qualifiés de
« zones de contrôle », sur lesquels
les feux de forêt peuvent ne pas
être éteints. S’il est établi qu’ils ne
constituent pas une menace im­
médiate pour les habitants et que
les coûts d’une intervention s’an­
noncent plus importants que les
dommages matériels qu’ils peu­
vent causer, les autorités locales
peuvent décider de ne pas agir.
Le retournement de cette fin de
semaine semble directement lié
au mécontentement des Russes,

couplé à l’attention croissante de
la communauté internationale.
Vladimir Poutine a ainsi reçu du
président américain, Donald
Trump, la proposition – vexante –
d’une aide américaine face
aux incendies.
Le président russe, qui a déclaré,
dans une comparaison hasar­
deuse, que « le feu couve aussi à
Moscou », a sans doute voulu évi­
ter de voir se développer dans le
pays un autre foyer de contesta­
tion, alors que la situation politi­
que dans la capitale provoque des
manifestations régulières. Les
dossiers écologiques font partie
des rares sujets à même de susci­
ter des mobilisations importan­
tes : M. Poutine a ainsi choisi de
temporiser dans le dossier délicat
de la construction d’une décharge
pour les poubelles moscovites,
dans la région septentrionale
d’Arkhangelsk, qui provoque de
vives résistances.
Malgré tout, l’attitude du pou­
voir reste l’objet de critiques.
Nombre d’observateurs font
remarquer qu’une action décidée

plus tôt aurait évité la situation
actuelle. La plupart des feux qui
touchent aujourd’hui la Sibérie se
sont déclarés il y a plusieurs
semaines, pour certains dès le
printemps, et précisément dans
des « zones de contrôle ». « Il aurait
été plus facile de les éteindre à l’épo­
que », relève Anton Beneslavskiï,
spécialiste des incendies chez
Greenpeace Russie.
Le travail des quelque
3 000 pompiers, mobilisés sur le
tard, s’annonce désormais dantes­
que. Vendredi 2 août, les services
d’urgence indiquaient ainsi avoir
éteint 6 800 hectares de feux sur
les dernières vingt­quatre heures
et travailler sur une surface de
122 000 hectares, soit des « gouttes
d’eau » au regard de la catastrophe.

« Négligences »
La volonté de faire des économies
qui caractérise la mise en place des
« zones de contrôle » se retrouve
dans toute la gestion des forêts, af­
faiblie depuis 2006. Dans l’une des
régions touchées, celle de Kour­
gan, les gardes forestiers n’ont pas

été payés depuis un an. Tout en re­
connaissant l’inéluctabilité des in­
cendies dans un pays comme la
Russie, M. Beneslavskiï estime que
les « négligences » ont joué un rôle.
Pour cet expert, il s’agit d’une
« catastrophe climatique d’am­
pleur mondiale », notamment du
fait des énormes quantités de
dioxyde de carbone dégagées. Des
particules de « carbone noir »
auraient par ailleurs d’ores et déjà
été observées sur les glaces de
l’Arctique. En outre, les incendies

sont devenus si fréquents et im­
portants qu’ils nuisent durable­
ment aux écosystèmes sibériens,
contribuant à transformer la vé­
gétation sur place. Pour M. Benes­
lavskiï, l’influence des incendies
sur la fonte du permafrost (sol
gelé en permanence) du Grand
Nord est toutefois mineure, com­
parée à « l’impact de processus à
long terme, comme le remplace­
ment de la forêt par la toundra ».
Ces incendies ont au moins le
mérite de susciter en Russie un
débat et une prise de conscience
renouvelée sur le changement cli­
matique, débat traditionnelle­
ment peu important. Avec un cli­
mat plus chaud et plus sec, les in­
cendies, attisés par les vents, ont
ravagé cette année 8,8 millions
d’hectares à travers le pays, soit
d’ores et déjà plus qu’au cours de
toute l’année 2018, qui avait déjà
battu des records. Cet été, dans les
grands espaces sibériens, les tem­
pératures dépassent de 8 à 10 de­
grés celles qui sont habituelle­
ment de saison.
benoît vitkine

Une saison meurtrière pour les rennes du Svalbard, en Norvège


Quelque 200 bêtes ont été retrouvées mortes par l’Institut polaire norvégien, lors de son opération annuelle de recensement


stockholm ­ correspondance

D


e retour de son expédi­
tion annuelle de recen­
sement des rennes du
Spitzberg sur l’archipel du
Svalbard, à quelques centaines
de kilomètres du pôle Nord,
Ashild Onvik Pedersen, cher­
cheuse à l’Institut polaire norvé­
gien, sonne l’alarme. Plus de
deux cents rennes ont été trou­
vés morts de faim durant l’été, la
plupart dans Adventdalen. Ja­
mais elle n’a trouvé autant de
cadavres. « C’est une expérience
terrible de trouver autant d’ani­
maux morts », dit­elle.
Pour l’Institut, qui procède à ce
travail d’observation des rennes
du Spitzberg tous les étés depuis
quarante ans dans le cadre d’un
programme scientifique, le ré­
chauffement climatique est sans
la moindre hésitation à l’origine
du drame. « L’impact du change­
ment climatique s’observe de
deux façons, explique Ashild
Onvik Pedersen au Monde. Il y a

maintenant de la pluie en hiver
dans le Haut­Arctique, ce qui
entraîne, quand le froid passe des­
sus, la formation de couches de
glace qui interdisent l’accès à la
végétation. Ensuite, le réchauffe­
ment des températures l’été trans­
forme le paysage, l’herbe des pâtu­
rages devient meilleure ici, donc la
population de rennes augmente,
ce qui induit plus de compétition
entre les animaux. »
Cette concurrence a des consé­
quences dramatiques l’hiver,
quand le nombre de rennes est
trop important pour une nourri­
ture qui devient plus rare et diffi­
cilement accessible sous la glace,
d’où une mortalité bien plus
grande. « Il sera sans doute plus
commun à l’avenir de constater
des variations très importantes
dans les deux sens, note Ashild
Onvik Pedersen, avec une popula­
tion de rennes importante du fait
des bons pâturages d’été, mais une
mortalité importante à cause de
la rareté de la nourriture l’hiver. »
En décembre 2018, de fortes

précipitations ont été observées
sur le Svalbard. Un changement
qui peut paraître anecdotique,
mais qui est radical dans un terri­
toire qui, comme certaines ré­
gions de l’intérieur de la Laponie,
est traditionnellement très sec. La
tendance est nette, avec un ré­
chauffement bien plus rapide en
Arctique qu’ailleurs dans le
monde.
Selon un récent rapport de la di­
rection norvégienne de l’environ­
nement, « Climate in Svalbard
2100 », l’archipel a connu un
réchauffement de trois degrés sur

la période 1971­2017, et sa tempé­
rature pourrait grimper de dix de­
grés d’ici à la fin du siècle.
Le renne du Spitzberg, une es­
pèce sauvage, évolue souvent en
petits groupes de trois à cinq bê­
tes. Sauf parfois l’hiver, quand
une partie des pâturages est inac­
cessible sous des couches de
glace, poussant les rennes à se
regrouper sur les meilleures
zones. En Laponie en revanche,
les rennes sont élevés et appar­
tiennent à des éleveurs regroupés
au sein de structures collectives.
Ces derniers constatent directe­
ment le changement de compor­
tement des animaux sous l’effet
du réchauffement. « En fonction
de l’état du pâturage de l’année
précédente, les rennes auront ten­
dance à retourner l’année suivante
sur un bon pâturage », explique
Egil Kalliainen, le chef du district
des éleveurs de la vallée de Pasvik,
en Laponie norvégienne, le long
de la frontière russe.
Avec le dérèglement climatique,
la carte des territoires se trouve

bouleversée, non sans créer des
conflits : les rennes d’un éleveur
vont sur les pâturages d’un autre,
ou des bêtes cherchent la nourri­
ture dans les champs d’un agri­
culteur. Les parlements sami
d’Europe du Nord ont d’ailleurs
mis sur pied des stratégies
d’adaptation au changement cli­
matique, dont l’une est en discus­
sion au Parlement sami de Suède.

« Nuits tropicales »
En Suède, on parle de « nuits tropi­
cales » ces temps­ci, lorsque la
température ne descend pas sous
20 °C de toute la nuit. Ces événe­
ments peuvent se produire, mais
en Suède, ils s’accélèrent et sont
plus fréquents. La nuit du
26 juillet, les services météo sué­
dois ont enregistré la première
d’une série de telles nuits, à l’inté­
rieur même des terres et non sur la
côte où elles sont plus habituelles.
Début juillet, la Fédération sué­
doise des agriculteurs a annoncé
le paiement par la direction de
l’agriculture de la plupart des

aides publiques pour les dégâts
liés à la sécheresse de 2018. Au to­
tal, quelque 1,57 milliard de cou­
ronnes auront été payées, cou­
vrant seulement 15 % des pertes
des paysans suédois liées à la sé­
cheresse. Les jeunes agriculteurs
sont particulièrement touchés.
La vague de chaleur qui touche
la région polaire se constate sur
le pourtour arctique. Les services
météo canadiens ont relevé un
record de température de 21 °C
sur la base militaire Alert, dans
l’extrême nord canadien, à
800 kilomètres du pôle Nord. Le
précédent record, dans cet
endroit septentrional le plus ha­
bité dans le monde, était de
20 degrés en 1956.
Le Centre national de données
sur la neige et la glace, qui
surveille notamment l’étendue
de la banquise, a constaté que
juin 2019 marquait, pour un mois
de juin, la deuxième surface la
plus faible, juste derrière le mini­
mum record enregistré en 2016.
olivier truc

Pour l’institut
polaire, le
réchauffement
climatique est
sans hésitation
à l’origine
du drame

Image satellite de la région de Sakha, dans l’est de la Russie, le 30 juillet. AP

Le retournement
du pouvoir
semble lié au
mécontentement
des Russes
et à l’attention
croissante de
la communauté
internationale

Un mois de juillet record


Selon l’Organisation météorologique mondiale, qui se fonde
sur les relevés de températures des 29 premiers jours du mois
de juillet, celui-ci a été au moins aussi chaud, sinon davantage,
que celui de juillet 2016, qui avait établi un record absolu depuis
le début des mesures en 1880. Un résultat d’autant plus marquant
que 2016 avait subi l’influence d’un phénomène climatique El
Niño contribuant au réchauffement, ce qui n’a pas été le cas cette
année. Le mois de juin avait déjà été le plus chaud de ceux rele-
vés sur la Terre. Jeudi 1er août, le secrétaire général des Nations
unies, Antonio Guterres, a appelé à « agir maintenant » pour « pré-
venir des perturbations climatiques irréversibles ». Des chaleurs
extrêmes ont été observées non seulement en Europe, mais aussi
au pôle Nord. La calotte glaciaire du Groenland a connu une
fonte accélérée. Selon l’institut météorologique danois, elle a
perdu 240 milliards de tonnes depuis le début du mois de juin,
un chiffre proche du record établi en 2012 sur l’ensemble de la
saison de fonte, qui dure habituellement jusqu’à mi-septembre.
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