Le Monde - 04.08.2019

(Darren Dugan) #1

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FRANCE


DIMANCHE 4 ­ LUNDI 5 AOÛT 2019

0123


Il s’appelait 


Steve Maia Caniço


Fils d’un maçon et d’une assistante sanitaire,


le jeune homme de 24 ans était amateur


de théâtre, habitué des « free parties ».


Il était animateur périscolaire près de Nantes.


Son corps a été retrouvé dans la Loire le 29 juillet


PORTRAIT
nantes ­ envoyée spéciale

C


orps mince s’articulant au gré
des sons, pull au motif améri­
cain et immuable sourire :
dans la nuit du 21 au 22 juin,
Steve Maia Caniço dansait sur
le quai Wilson, à Nantes. Il
participait à une soirée techno organisée à
l’occasion de la Fête de la musique. Un mo­
ment qu’il n’aurait manqué pour rien au
monde : la musique, c’était sa bulle, sa pas­
sion, son lâcher­prise.
« Je l’ai déjà vu pleurer parce qu’il était ému
par une chanson », raconte Dorine, une des
proches du jeune homme de 24 ans, dont le
corps a été repéré dans la Loire, lundi
29 juillet, par le capitaine d’une navette flu­
viale. La fin de cinq semaines de recherches,
depuis la dispersion controversée de la soi­
rée à laquelle il participait par les forces de
l’ordre – une dizaine de personnes étaient
alors tombées dans la Loire.
Depuis plusieurs années, Steve Maia Ca­
niço s’était glissé dans l’univers des soirées
techno et des « free parties » – ces fêtes cen­
trées sur la musique électronique et dont
l’adresse est dissimulée aux non­initiés. « Il
n’avait pas le permis, alors je l’emmenais les
week­ends », indique Théo, « teufeur » lui
aussi. L’ancien fan non avoué du chanteur
Justin Bieber, qu’il écoutait durant son ado­
lescence, y dansait sur les nouveaux genres
de musique qu’il avait découverts, comme
le hard style. De l’avis d’une proche, dans les
« free parties », « il n’avait pas peur d’être
jugé » : l’animateur périscolaire sortait alors
« de sa coquille ».

« Il était très sensible, différent dans sa ma­
nière d’être. C’est peut­être pour ça qu’il était
proche de beaucoup de filles. Les garçons, ça
tacle beaucoup plus, et il n’aimait pas ça », es­
time Dorine. « C’est un peu contradictoire :
Steve était très sociable mais du point de vue
des sentiments amoureux, avec les filles, il se
montrait timide », abonde Johanna Maia Ca­
niço, la sœur de Steve.

DU THÉÂTRE À LA « TEUF »
Fils d’un maçon d’origine portugaise et
d’une mère travaillant auprès de personnes
en situation de handicap, il a longtemps été
un enfant réservé : Gaëtan Ardouin, prési­
dent de la compagnie de théâtre Jean Le
Gallo, se rappelle du garçon brun et mince,
d’une dizaine d’années, qui venait discrète­
ment assister à ses premiers cours de théâ­
tre. C’est sa mère, dit­il, qui l’avait inscrit là
pour vaincre sa timidité. A ce moment, « il
ne parlait pas beaucoup, il avait du mal à se
lier à d’autres enfants », se souvient le met­
teur en scène. « C’était une vraie thérapie
pour lui, ça lui a permis de s’extérioriser. »
Steve Maia Caniço, aîné d’une fratrie de
trois enfants, adore se glisser dans la peau
des autres et, sur scène, se métamorphose –
tant en jouant des rôles déjà écrits que dans
l’improvisation. Ce fan de séries et des su­
per­héros Marvel aime s’inventer des iden­
tités : « J’ai la cicatrice d’Harry Potter », se
plaît­il à dire à sa sœur, à laquelle il jette les
sorts du jeune sorcier avec une baguette
magique fabriquée de ses mains.
Gwénola Cogrel, sa professeure de théâtre,
tâche de faire jouer avec lui tous les enfants
du groupe. La « pile électrique » qu’est Steve
sort souvent de la trame établie. Médusés,
ses camarades fixent alors leur enseignante

d’un regard perdu. « Il avait une espèce de li­
berté qui pouvait être très déstabilisante pour
les autres », explique la comédienne, qui évo­
que un acteur devenu « capable de passer de
l’émotion au comique ».
A un moment, le jeune homme s’inter­
roge : peut­il faire de sa passion son métier?
Il s’en ouvre à Gwénola Cogrel, envisage
aussi de devenir régisseur son et lumière. Il
se cherche, boucle un apprentissage. Il arrête
finalement le théâtre en 2016. Il trouve des
emplois par­ci par­là, travaillant notamment
dans des grandes surfaces. « Il n’avait plus
beaucoup de temps pour le théâtre, entre ses
soirées et le début de ses activités profession­
nelles », explique une de ses camarades de
théâtre. Steve trouve finalement sa voie
dans l’animation périscolaire au sein de
l’école publique Alexandre­Vincent, à
Treillières, une commune de 9 000 habi­
tants au nord de Nantes, où il résidait avec
son père depuis quelques années.
« Nous avons passé de bons moments avec
toi. Quand nous faisions des tours de Kapla [un
jeu de construction] », raconte, d’une écriture
maladroite, un enfant dans le livre d’or que la
mairie a mis à disposition de ses habitants de­

puis le 1er août. Trois jours après la Fête de la
musique, le lundi 24 juin, alors qu’il ne s’est
pas présenté à son poste, « tout flottait », ex­
plique Anne­Claire Le Portois Girin, mère
d’un enfant de 7 ans scolarisé dans l’établisse­
ment. Les enfants, raconte­t­elle, étaient très
attachés au jeune diplômé du brevet d’apti­
tude aux fonctions d’animateur (BAFA).

JOIE DE VIVRE
Elle évoque un jeune homme qui « ne se dro­
guait pas » et « buvait juste une bière de temps
en temps ». Johanna Maia Caniço explique,
elle, que la famille s’est « un peu inquiétée »
des premiers pas de son frère en « free
party » : « On sait très bien qu’il y a de la dro­
gue qui peut circuler, mais Steve sait dire non
et on avait une grande confiance dans les gens
avec qui il sortait. » Dès que son frère rentrait
de soirée, il lui passait les vidéos qu’il avait
prises : « Il me montrait les images en me di­
sant : “Devine combien il y a de kilos de sons ?”
Et ça partait pour une heure de vidéo. »
Dans ces soirées, le fêtard s’est fait une
bande de copains très fidèles, avec lesquels
il partage sans arrêt les nouveaux sons qu’il
a découverts sur les réseaux sociaux. En

« IL AVAIT UNE ESPÈCE 


DE LIBERTÉ


QUI POUVAIT ÊTRE


TRÈS DÉSTABILISANTE 


POUR LES AUTRES »
GWÉNOLA COGREL
professeure de théâtre
de Steve

« On entendait des explosions. Des gens criaient et couraient, désorientés »


Une équipe de la protection civile, présente sur les lieux au moment du drame, livre son récit des événements au « Monde » et à « Presse­Océan »


TÉMOIGNAGES
nantes ­ correspondant

C


ette nuit­là, il s’est produit
une injustice. Il y a un truc
qui s’est passé qui n’est pas
normal. » La sentence émane de
témoins­clés de la Fête de la musi­
que à Nantes, dont le discerne­
ment tout au long de la nuit peut
être considéré comme « total »
puisqu’ils n’ont ingurgité « aucun
alcool ni le moindre stupéfiant » :
en l’espèce, il s’agit des secouris­
tes de la protection civile qui ont
pris place à bord du véhicule de
premiers secours à personnes
(VPSP) « Bravo », au petit matin
du 22 juin.
Il était alors 4 h 13 : l’équipe de
quatre personnes, toutes âgées
d’une vingtaine d’années, venait
d’être « déclenchée par le SAMU de
Loire­Atlantique pour secourir une
personne victime d’un malaise »,
quai Wilson, à l’endroit même où
se tenait la soirée sound system
qui a posé difficulté à la police. A
leur arrivée sur zone, plusieurs de

ces secouristes, qui ont livré au
Monde le récit des événements
tout en souhaitant garder l’anony­
mat pour ne pas être écartés de fu­
tures missions de la protection ci­
vile, affirment que la situation
était « très calme ». « Je ne suis pas
quelqu’un qui se sent forcément en
sécurité lorsque j’avance dans la
foule, qui plus est dans la pénom­
bre, mais là, je n’ai pas ressenti
d’agressivité », affirme l’un d’eux.
Le constat semble unanime : « Il y
avait des gens alcoolisés et sans
doute certains avaient­ils pris des
substances mais rien d’effarant par
rapport à ce que l’on a l’habitude
de voir dans les festivals. » Le ni­
veau sonore craché par les encein­
tes disposées à moins d’une cen­
taine de mètres n’atteignait pas de
record : les secouristes, rendus au
chevet de la victime, indiquent
avoir « pu se parler sans crier ».
Les membres de l’escouade affir­
ment ne pas avoir « vu de policiers
à ce moment ». Mais rapidement,
des odeurs de gaz lacrymogènes
ont surgi, « picotant le nez et les

yeux ». Un bilan médical de la per­
sonne blessée a été établi à 4 h 25.
Peu de temps après, « une
deuxième salve a été tirée. Cette
fois, le nuage de lacrymo était très
impressionnant. Et on a perdu en
visibilité. Comme lorsque cela pète
sur les grosses manifs dans le cen­
tre­ville de Nantes ».

Récit terrifiant
Un collègue évoque « un mouve­
ment de panique impression­
nant » et développe : « On enten­
dait des explosions. Des gens
criaient et couraient, désorientés.
Des voix ont dit qu’il y avait des
personnes à l’eau. Certains d’entre
nous se sont approchés du quai et
ont aperçu des gens dériver. »
L’un des sauveteurs livre un récit
terrifiant : « J’ai vu deux formes
flotter. On a appelé les secours adé­
quats immédiatement. J’ai tenté de
les suivre mais le courant était tel
qu’ils sont sortis du faisceau de ma
torche. Je ne sais pas ce qu’ils sont
devenus. » Son collègue livre son
verdict : « Je suis le dernier à cracher

sur les policiers, ils font un job qui
n’est pas facile. Mais selon moi,
l’opération n’était pas appropriée.
L’intervention me paraît totale­
ment disproportionnée. Un tel dé­
ploiement de grenades juste pour
de la musique, dans un secteur
sans habitation, me paraît incroya­
ble. D’autant que les autres années,
la musique continuait après 5 heu­
res du matin. » La prise en charge
de la personne ayant fait un ma­
laise a été « compliquée », et même
« empêchée sur place », rapporte
encore l’équipe. « J’avais tellement
les yeux qui pleuraient que je n’ai
retrouvé mes équipiers qu’à l’am­
bulance », souligne un autre.
La colère a éclaté à la lecture des
conclusions de l’enquête adminis­
trative de l’inspection générale de
la police nationale (IGPN) qui es­
time, en l’état de ses investiga­
tions, qu’il n’existe pas de lien en­
tre l’opération de police contro­
versée diligentée la nuit du 21 juin,
et la disparition de Steve Maia Ca­
niço, dont le corps a été retrouvé
dans la Loire lundi 29 juillet. Pre­

mière contrariété : dans son rap­
port, la police des polices ne posi­
tionne pas correctement l’équi­
page de secouristes au moment de
l’intervention des forces de l’ordre,
puisqu’elle le situe, selon une for­
mulation quelque peu nébuleuse,
« à l’opposé du quai Wilson ».
Plus fâcheux, ces agents de la
protection civile ont le sentiment
que toutes leurs observations cri­
tiques ont été amendées ou pas­
sées sous silence. « Je ne sais pas
quelle est la définition du mouve­
ment de foule pour l’IGPN mais

j’aimerais comprendre, s’agace
l’un d’eux. Si c’est un grand nom­
bre de personnes qui fuient rapide­
ment un nuage de gaz lacrymo­
gène, alors oui, il y en a eu un. »
En quittant les lieux à bord de
l’ambulance, les secouristes ont
encore été choqués par l’atmos­
phère de « zone de guerre ». « Ce
qui ressemble à une grenade de
désencerclement a explosé sous la
voiture », raconte l’un d’eux.
L’idée d’un cocktail Molotov a
traversé l’esprit d’un sauveteur,
qui confie : « Je m’en souviendrai
toute ma vie, j’ai cru que la voiture
explosait. »
Contacté, le service d’informa­
tion et de communication de la
police nationale (Sicop) s’en tient
à cette unique réponse : « Tous les
rapports transmis par la protec­
tion civile figurent dans l’enquête
administrative et le premier minis­
tre en a pris acte. Si ces personnes
veulent apporter un complément,
elles pourront le faire dans le cadre
de l’enquête judiciaire. »
yan gauchard

D I S P A R I T I O N À N A N T E S


« J’AI VU DEUX FORMES 


FLOTTER. (...) J’AI TENTÉ 


DE LES SUIVRE MAIS LE 


COURANT ÉTAIT TEL QU’ILS 


SONT SORTIS DU FAISCEAU 


DE MA TORCHE », 


RACONTE UN SECOURISTE

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