Le Monde - 04.08.2019

(Darren Dugan) #1

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DIMANCHE 4 ­ LUNDI 5 AOÛT 2019 france| 7


restant toujours assez discret sur sa vie, sur
son parcours. A de rares occasions, il s’est
essayé au mixage : « Il n’arrivait pas à sortir
les sons qu’il voulait et il a considéré que sa
place était devant les enceintes », expli­
que Anaïs, 24 ans. Il y sautait de toutes parts.
« Quand il dansait, il ressemblait à un chef
d’orchestre », ajoute Théo.
Tous ses amis mentionnent sa « joie de vi­
vre », sa « détestation du conflit et des em­
brouilles » et son pacifisme – sa famille ne
lui connaît aucun engagement politique et
seulement une manifestation, en faveur
des « free parties ». Ses proches soulignent
sa générosité, aussi. « La musique lui suffi­
sait », résume Mathis, 21 ans et technicien
de surface. Le soir de la Fête de la musique,
Raphaël, 23 ans, l’a vu arriver un pack de
bières à la main. « Il en a pris une, puis a tout
distribué » à ses amis.


« ALORS CHANTEZ, DANSEZ »
Pendant cinq semaines, ses proches ont
scruté la Loire, tentant d’apercevoir une
trace du jeune animateur périscolaire qui ne
savait pas nager. Ils ont aussi organisé plu­
sieurs rassemblements, une grande chaîne
humaine, et inondé Nantes d’affiches avec
une seule question : « Où est Steve? » Dans la
ville, un imposant portrait de lui – bras croi­
sés et sourire aux lèvres – se dessine désor­
mais en nuances de gris sur un hangar, à
deux pas de l’endroit où il a été vu pour la
dernière fois. Un graff qui touche au cœur la
famille du jeune homme : « Si vous voulez lui
rendre hommage, alors chantez, dansez »,
confie Johanna Maia Caniço.
Une des dernières pièces de son grand frère
avec son enseignante Gwénola Cogrel,
en 2016, était une version revisitée de Litto­
ral, une œuvre de l’auteur, comédien et met­
teur en scène Wajdi Mouawad. Elle relate
l’expérience de Wilfrid, un jeune homme dé­
cidant d’aller enterrer son père dans son
pays natal. Steve Maia Caniço y incarnait « le
père du héros », se souvient Gwénola Cogrel.
Un personnage « qui va hanter l’esprit de son
fils » : « Steve était capable de beaucoup de
sensibilité », explique sa professeure.
Dans une vidéo publiée sur le site de la
troupe de théâtre, on voit le jeune acteur al­
longé, recouvert d’un drap mortuaire. De­
vant un héros sidéré, il se relève. Son « fils »
n’arrive pas à y croire. « Mais tu n’es pas
mort, hein? », s’assure­t­il un peu plus tard.
« Mais non, je ne suis pas mort », réplique
Steve Maia Caniço.
Le week­end suivant la Fête de la musique,
il devait aller au Defqon.1, un festival néer­
landais de musiques électroniques, avec un
couple d’amis. « Son ami a emmené sa place,
c’est comme si Steve partait au festival »,
confie sa sœur.
léa sanchez
et yan gauchard (correspondant)


Steve Maia Caniço, lors d’un festival
en Loire­Atlantique, en juillet 2018.
GOPNISKA

Steve (à droite) au côté de Gaëtan Ardouin,
président de la compagnie
de théâtre Jean Le Gallo, lors d’une
représentation en 2012­2013.
LA COMPAGNIE JEAN LE GALLO

Castaner empêtré dans les polémiques


Le ministre de l’intérieur doit montrer qu’il peut contrôler les forces de l’ordre


L


a critique a été soufflée du bout
des lèvres, au terme d’une se­
maine marquée par la décou­
verte du corps de Steve Maia Caniço
au fond de la Loire, lundi 29 juillet. « Il
y a un questionnement sur l’utilisa­
tion des lacrymogènes (...) sur l’oppor­
tunité d’avoir déclenché l’usage des
lacrymogènes », a lâché Christophe
Castaner, vendredi, à la veille de ras­
semblements en hommage au jeune
homme de 24 ans et de manifesta­
tions contre les violences policières.
C’est la première fois que le minis­
tre émet publiquement des réserves
sur les modalités de l’intervention
des forces de police pour mettre fin à
une soirée sound system, dans la nuit
du 21 au 22 juin, sur le quai Wilson à
Nantes, au cours de laquelle Steve
Maia Caniço a disparu dans des cir­
constances encore inconnues.
Le locataire de Beauvau ne fait que
reprendre à son compte les critiques
formulées à bas bruit dans le rapport
de l’IGPN publié mardi 30 juillet, met­
tant en cause la stratégie décidée par
le commissaire présent lors de l’opé­
ration – son obstination à faire cesser
à tout prix la musique avait été géné­
ratrice de tensions, écrivent les en­
quêteurs. Mais alors que le premier
ministre Edouard Philippe s’était
servi du même document, mardi,
pour écarter tout lien entre l’action
des forces de l’ordre et la mort du
jeune homme, la variation de ton de­
meure notable.
Christophe Castaner vient de tra­
verser la semaine la plus compliquée
depuis son arrivée au ministère de
l’intérieur. Et c’est une gageure
d’écrire cela tant les épisodes hou­
leux se sont multipliés au cours de
cette année marquée par les « gilets
jaunes ». L’annonce – autant pressen­
tie que redoutée – de l’authentifica­
tion de la dépouille de Steve Maia Ca­
niço a cependant fait basculer cette
affaire nantaise dans une autre di­
mension, de celle qui transforme les
maroquins en strapontins.
M. Castaner sait que les explica­
tions données mardi par Edouard
Philippe ne sauraient être suffisan­
tes. L’utilisation politique d’un rap­
port de l’IGPN pour disculper les for­

ces de l’ordre de tout soupçon, à
peine quelques heures après la con­
firmation officielle de la mort du
jeune homme, n’est pas une réponse
satisfaisante. Et pas seulement pour
les proches de Steve, qui se sont émus
par le biais de leur avocate de l’ab­
sence de délai de décence.
Ce document, sur lequel repose la
communication gouvernementale,
n’est qu’une enquête administrative
prédisciplinaire, pour laquelle
aucune des personnes présentes ce
soir­là, hormis les policiers et les
agents de la protection civile, n’a été
entendue. Conclure publiquement à
l’absence de responsabilité des forces
de l’ordre sans avoir auditionné les
personnes tombées à l’eau au mo­
ment de l’intervention, voilà qui jette
une ombre sur la volonté d’impartia­
lité affichée des autorités.

Un crédit entamé
La question sous­jacente est celle de
la confiance et Christophe Castaner
doit batailler, de ce point de vue, sur
trois fronts : politique, policier et
populaire.
Côté gouvernemental, il semble bé­
néficier de celle du couple exécutif,
malgré les appels à la démission de
l’opposition qui ont redoublé dans la
semaine, après que le ministre a qua­
lifié le saccage d’une permanence
parlementaire La République en
marche d’« attentat ». Il s’appuie sur
son statut de proche d’Emmanuel
Macron, même si, dans l’entourage
du chef de l’Etat, certains laissent en­
tendre que la relation s’est distendue.
L’épisode de la Pitié­Salpêtrière – il
avait assuré que des casseurs s’en
étaient pris à l’hôpital parisien, avant
de faire machine arrière – et celui de
l’escapade filmée en boîte de nuit au
soir d’une mobilisation des « gilets
jaunes » ont entamé son crédit.
Edouard Philippe compose pour le
moment avec cette donne. Le pre­
mier ministre a pris en main la ges­
tion de l’affaire lors d’une conférence
de presse au langage double, destinée
aussi bien à soutenir son ministre
qu’à le reléguer au second plan.
Dans les rangs de la police natio­
nale, M. Castaner conserve un cer­

tain crédit. Avec son soutien sans
faille au plus fort des critiques sur
l’usage de l’armement intermédiaire


  • lanceurs de balles de défense (LBD),
    grenades de désencerclement, gaz la­
    crymogènes –, il s’est acheté quel­
    ques mois de tranquillité. L’attelage
    avec le secrétaire d’Etat Laurent Nu­
    nez est fonctionnel, à ceci près que ce
    dernier jouit parfois auprès de la
    troupe d’une cote plus élevée que
    celle de son chef, ce qui est rarement
    gage de durabilité.
    Côté syndical, on ne voit pour le
    moment aucune urgence à changer
    un ministre qui défend les policiers
    et qui, surtout, a cédé sur les revendi­
    cations salariales lors d’une négocia­
    tion éclair en décembre 2018. Avec
    cinq ministres en cinq ans, les forces
    de l’ordre ont cessé de croire aux ver­
    tus des remaniements.
    Reste le plus important, la con­
    fiance des citoyens. En la matière,
    Christophe Castaner part avec un
    capital déjà bien entamé auprès
    d’une partie de la population. Son
    déni des violences policières et sa vi­
    sion très musclée du maintien de
    l’ordre, en réponse à la mobilisation
    des « gilets jaunes », elle­même em­
    preinte de violence, ont été clivants
    dans l’opinion : certains approuvent
    estimant que force doit rester à la loi
    même si le coût est élevé, quand
    d’autres considèrent qu’un cap iné­
    dit a été franchi dans la brutalité de
    la part des autorités.
    L’affaire de Nantes vient s’inscrire
    dans ce contexte de polémiques de­
    venues quotidiennes sur l’usage de
    la force par les policiers. Fallait­il
    utiliser trente­trois grenades lacry­
    mogènes, dix grenades de désen­
    cerclement et douze cartouches de
    LBD pour faire cesser une fête
    au bord de l’eau? L’enquête se char­
    gera de répondre à cette question,
    mais elle s’annonce compliquée,
    tant sur le plan administratif que ju­
    diciaire. En attendant, Christophe
    Castaner, qui jusqu’à présent s’est
    surtout attaché à défendre pied à
    pied l’institution policière, doit
    prouver qu’il est également en me­
    sure de la contrôler.
    nicolas chapuis


LE  CONTEXTE


LES  JUGES  VEULENT 
LE  DÉPAYSEMENT
Les deux juges d’instruction
chargés de l’enquête pour « ho-
micide involontaire » après la dé-
couverte lundi du corps de Steve
Maia Caniço ont demandé à ce
que la procédure soit dépaysée.
« La poursuite des investigations
va nécessiter de rechercher tou-
tes les responsabilités dans la
mort du jeune homme et donc
potentiellement, celles de parte-
naires institutionnels habituels
du tribunal de grande instance
de Nantes » , explique le procu-
reur général près la cour d’appel
de Rennes. « Le dépaysement
vise à garantir la sérénité de l’in-
formation judiciaire et l’impartia-
lité objective de la juridiction sai-
sie », ajoute Jean-François
Thony. Les juges d’instruction
ont adressé dès mardi une de-
mande en dépaysement du dos-
sier, précise le magistrat. Le pro-
cureur de la République à
Nantes a ensuite transmis cette
demande au procureur général
de Rennes, qui a décidé de saisir
la Cour de cassation d’une
requête en dépaysement.
La requête, transmise jeudi à la
Cour de cassation, ne sera pas
examinée avant la mi-septem-
bre. L’avocate de la famille de
Steve Maia Caniço, Me Cécile de
Oliveira, a salué cette demande
des juges. « Il faut qu’il y ait une
distance pour travailler dans
ce dossier, avec les services
d’enquêteurs », a-t-elle déclaré.
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