Temps - 2019-07-31

(nextflipdebug2) #1

LE TEMPS MERCREDI 31 JUILLET 2019


12 Culture


FLORIAN DELAFOI
t @FlorianDel


Sur le web, il s’agit d’un trou
noir. Un objet qui aspire tout ce
qui entre dans son champ magné-
tique. Et ce qui gravite autour, ce
sont nos données personnelles.
Des entreprises prospèrent en
accumulant une myriade d’infor-
mations privées. Elles ont ainsi la
capacité de prédire nos compor-
tements, déterminer nos préfé-
rences, connaître nos proches et
nous suivre à la trace. Une force
insaisissable dévoilée au grand
jour avec l’éclatement du scan-
dale Cambridge Analytica.
Cette société britannique, qui
a mis la clé sous la porte en mai
2018, a aspiré illégalement les
données de 87 millions d’utilisa-
teurs de Facebook pour diffuser
des contenus personnalisés à des
fins politiques. Une arme redou-
table utilisée pendant la cam-
pagne présidentielle de Donald
Trump et qui serait tombée dans
les mains des partisans du Brexit.
Deux opérations couronnées de
succès, en partie grâce aux don-
nées personnelles. Le constat est
vertigineux.


«Assez surréaliste»
Sorti fin juillet sur Netflix, le
documentaire The Great Hack
décortique cette affaire tentacu-
laire en interrogeant plusieurs
protagonistes de l’histoire. Parmi
eux, un expert installé à Genève:
Paul-Olivier Dehaye. Il apparaît au
début du film dans le cadre d’une
visioconférence avec David Car-
roll, un personnage clé du film.
Cet activiste a essayé de récupé-
rer ses données auprès de Cam-
bridge Analytica. En vain. «La
meilleure manière de raconter ce
problème, c’était d’avoir un indi-
vidu qui se battait pour ses don-
nées. Il l’a fait. Maintenant, il y a
un film Netflix. C’est assez surréa-
liste, confie Paul-Olivier Dehaye.
Il y a eu des investissements mas-
sifs pour raconter cette histoire et
informer le grand public sur ses
droits.»
Le premier contact avec les
réalisateurs, Jehane Noujaim et


Karim Amer, remonte à début


  1. Le couple a signé en 2013
    le documentaire The Square , qui
    raconte la révolte sur la place
    Tahrir en Egypte. Un soulèvement
    alimenté par les réseaux sociaux.
    Cette fois, les auteurs voulaient
    explorer la face sombre des plate-
    formes numériques.
    «Karim Amer est venu à Genève
    discuter pendant quelques
    heures, se souvient le mathémati-
    cien. A l’époque, ils ne savaient pas
    exactement comment ils allaient
    raconter le truc. Ils n’avaient
    encore rien filmé et puis il y a
    eu tous les événements autour
    de Christopher Wylie.» En mars
    2018, l’ancien employé de Cam-
    bridge Analytica a raconté avoir
    participé à la fabrication d’une
    «arme de guerre psychologique».
    Le lanceur d’alerte est devenu le


visage médiatique du scandale.
L’équipe du documentaire essaie
alors de l’intégrer au projet. «Mais
ils ont manqué leur coup», note
Paul-Olivier Dehaye.
Le récit s’est finalement concen-
tré sur Brittany Kaiser, une
ancienne cadre de Cambridge
Analytica qui a travaillé pour la

campagne de Donald Trump.
Le spectateur la découvre dans
une piscine à débordement en
Thaïlande, lunettes de soleil sur
le nez. «J’ai des preuves que la
campagne pour le Brexit et la
campagne électorale de Donald
Trump ont baigné dans l’illéga-
lité», affirme-t-elle, en exécutant
quelques brasses. Est-elle une
lanceuse d’alerte? Son parcours
ambigu suscite la méfiance des
observateurs. «Elle s’est retrou-
vée dans les pires coups de Cam-
bridge Analytica et reconstruit
désormais toute une histoire.
Elle n’a lâché aucune information
jusqu’au témoignage de Chris-
topher Wylie», juge Paul-Olivier
Dehaye.
Dans une série de tweets, il
exprime ses réserves sur les pro-
tagonistes du documentaire. Dans

son viseur, on trouve également
un ancien dirigeant de Cambridge
Analytica, Julian Wheatland, fraî-
chement converti à la cause de la
protection des données. Des per-
sonnages curieux que l’expert
genevois a voulu observer de près,
pour la première fois. Pour cela,
il s’est rendu à l’avant-première
du documentaire à Londres, le
16  juillet dernier, en présence
d’une partie du casting. «Je vou-
lais voir comment ils se présen-
taient devant le public, comment
ils exploitaient le film», explique-
t-il.
Sa conclusion? «Expert en désin-
formation, c’était leur métier. Ils
vous mentent au nez, et sur un
piédestal. Ils ont un agenda qui va
au-delà de la rédemption.» Il fait
notamment référence au livre de
Brittany Kaiser, qui doit paraître

prochainement. Pourquoi n’a-t-
elle pas donné immédiatement
l’intégralité des informations
en sa possession aux autorités?
Son comportement interroge
Paul-Olivier Dehaye.
Le spécialiste place toutefois
beaucoup d’espoir dans ce docu-
mentaire. «Le film a l’avantage de
générer une discussion, un ques-
tionnement sur les protagonistes
et leur discours. On doit décider
en tant que société du futur de
nos données personnelles.» Un
problème qu’il prend à bras-le-
corps. Depuis la publication du
documentaire, il reçoit de nom-
breuses sollicitations d’ano-
nymes qui souhaitent s’enga-
ger dans la lutte. «Vous seriez
étonné du nombre de gens qui
m’ajoutent sur Facebook. C’est
assez ironique.» ■

L’expert
Paul-Olivier
Dehaye a aidé
l’activiste
David Carroll, de
dos sur la photo,
à récupérer
ses données
personnelles
auprès de
Cambridge
Analytica. Sans
succès. (NETFLIX)

L’homme qui aimait «The Great Hack»

DONNÉES Installé à Genève, l’expert Paul-Olivier Dehaye fait une apparition dans le documentaire de Netflix sur le scandale


Cambridge Analytica. Il salue les bienfaits du lm, non sans exprimer quelques réserves


«Expert en
désinformation,
c’était leur métier.
Ils vous mentent
au nez, et
sur un piédestal»
PAUL-OLIVIER DEHAYE,
MATHÉMATICIEN

Retrouvez son interview sur http://www.letemps.ch/video


Angèle raconte ses chansons

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