Temps - 2019-07-31

(nextflipdebug2) #1

LE TEMPS MERCREDI 31 JUILLET 2019


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C’


est l’histoire d’une manipu-
lation si retorse qu’elle
ferait aisément passer les
fake news sur les réseaux
sociaux pour d’inoffensives
distractions pour enfants.
Une opération d’intoxica-
tion sur laquelle plane
l’ombre de la Russie et qui
met en scène une galaxie
improbable d’acteurs
venus de plusieurs pays d’Europe, avec
pour cible un Etat aussi fragile que stra-
tégique: l’Ukraine.
Tout commence dans une des villes les
plus occidentales de ce pays, Oujgorod
(120000 habitants), une cité pauvre mais
charmante située près des frontières
slovaque, hongroise, roumaine et polo-
naise. Le 4 février 2018, peu avant 1 heure
du matin, trois hommes arpentent la rive
droite de la rivière Ouj, à quelques
encablures du centre-ville, à l’architec-
ture très Mitteleuropa. Ils s’arrêtent
devant le numéro 5 du quai Orthodoxe,
où sont situés les locaux de l’Association
culturelle hongroise d’Oujgorod, que
tout le monde ici appelle la «Maison
hongroise».
Sur les caméras de surveillance, on dis-
tingue deux silhouettes tenter de mettre
le feu au bâtiment. La nuit est humide,
c’est un échec. Le trio repart vers une
station-service des faubourgs, achète de
l’essence puis revient finir le travail. A
4 heures du matin, le feu a enfin pris. Les
trois hommes repassent à leur hôtel avant
de quitter la ville en bus. Ils franchissent
la frontière slovaque à 6  heures, au
moment où les voisins de la Maison hon-
groise découvrent le sinistre.

Carrefour slave
D’un bout à l’autre de l’opération, les
incendiaires ont fait preuve d’amateu-
risme, laissant ici ou là des traces de leur
passage. Les images de vidéosurveillance
et les références de leurs passeports
aident à les identifier. Trois semaines
après les faits, ils sont arrêtés par les ser-
vices de sécurité polonais à l’issue d’une
enquête menée conjointement avec leurs
homologues ukrainiens. Alors que tout
a été fait, à l’origine, pour faire croire à
la culpabilité de nationalistes ukrainiens,
jusqu’à la croix gammée dessinée sur le
bâtiment, il s’avère qu’il s’agit de néonazis
polonais. D’où cette énigme: pourquoi
être venus mener une telle opération à
plusieurs centaines de kilomètres de
chez eux?
Pour comprendre l’affaire, il faut se
plonger un instant dans l’histoire bien
particulière de cette région de l’Ouest
ukrainien. La Transcarpathie, au cœur
d’une Europe centrale dont les frontières
n’ont cessé de se déplacer tout au long du
XXe siècle, est «la région la plus multi-
culturelle d’Europe», assure Yosif Rezesh,
chargé des minorités au sein de l’admi-
nistration régionale. Vivent ici des Rou-
mains, des Russes, des Roms, des Slo-
vaques, des Allemands... et environ
150000 Hongrois, soit 12% des habitants
de la région.
A Oujgorod, Hongrois comme Ukrai-
niens vantent la bonne entente entre les
deux communautés, dont les nombreux
mariages mixtes seraient le signe. Mais
à l’époque de l’incendie, en 2018, les
choses étaient un peu différentes. Kiev
vient alors de voter une loi sur l’éducation
qui restreint l’enseignement dans les
langues minoritaires, prévoyant de
mettre fin, à l’horizon 2020, à une légis-
lation très libérale sur le sujet. En Trans-
carpathie, le projet risque d’affecter une
centaine d’écoles en langue hongroise,

Dans le cyberarsenal de la Russie poutinienne, il y a des opérations


de manipulation, comme celle menée dans la ville ukrainienne


d’Oujgorod, en 


BENOÎT VITKINE, ENVOYÉ SPÉCIAL À OUJGOROD (UKRAINE), LE MONDE

Des apprentis sorciers


en Transcarpathie


INGÉRENCES RUSSES (3/4)


(ISABEL ESPANOL)
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