Temps - 2019-07-31

(nextflipdebug2) #1

MERCREDI 31 JUILLET 2019 LE TEMPS


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«Les services russes ont toujours


su exploiter les problèmes


réels, avec une prédilection


pour les questions ethniques


et de minorités»
UNE SOURCE DES SERVICES DE SÉCURITÉ UKRAINIENS

JUSQU’AU 23 AOÛT


«Le Temps» s’est mis au vert! Pour huit semaines,
votre quotidien est parti sur les chemins de traverse,
afin de satisfaire vos envies de grand air et d’évasion.
Le plaisir de lire à un rythme différent, en marge
de l’actualité chaude du monde. De quoi passer
vraiment deux mois «à la cool», avec des escapades,
proches ou lointaines comme Porto Rico (photo:

Valérie de Graffenried), de beaux portraits
et des reportages au long cours. On y a fêté
entre autres le jubilé de la conquête de la Lune
et bientôt viendra celui de Woodstock.
Mais ce n’est là qu’un maigre échantillon de ces
six pages quotidiennes riches en thèmes hédonistes
et en surprises, avec des mots fléchés,
des sudokus... et bien d’autres chaleureuses délices.
Bon été à toutes et à tous!

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selon l’estimation de Laszlo Brenzovics,
unique représentant de la minorité hon-
groise à Kiev, dont le parti est l’émanation
locale du Fidesz de Viktor Orban, au pou-
voir à Budapest. Selon l’élu, il n’y a pas de
«tensions» entre les communautés, mais
un «climat mauvais».


Question sensible
De fait, début février 2018, plusieurs
attaques de mémoriaux hongrois ont déjà
eu lieu, et des affiches anti-hongroises
ont été placardées dans la région. Selon
la procurature locale, quand les cou-
pables sont arrêtés, ils assurent avoir été
payés. A Oujgorod, une marche de
quelques dizaines de nationalistes ukrai-
niens a aussi marqué les esprits. Des
slogans anti-hongrois y ont été proférés.
Ce climat est alimenté par les médias à
Kiev mais aussi à Moscou, où l’on évoque
régulièrement de supposées velléités
séparatistes des Hongrois.
A cela s’ajoutent des tensions bilatérales
récurrentes. Dès 2014, le leader hongrois
Viktor Orban réclamait une autonomie
accrue pour les zones magyares
d’Ukraine, une revendication qui réson-
nait douloureusement dans un pays tout
juste amputé de la Crimée et qui voyait
un conflit séparatiste se développer sur
son flanc oriental. En 2018, la voix de
Budapest porte d’autant plus à Kiev qu’en-
viron la moitié des Hongrois d’Ukraine
possèdent également un passeport hon-
grois. Après le passage de la loi sur l’en-
seignement, si tous les pays voisins de
l’Ukraine protestent, c’est Budapest qui
se montre le plus sévère, menaçant de
bloquer tout rapprochement de Kiev avec
l’Ouest.
Dans ce contexte, l’attaque supposée
d’extrémistes ukrainiens contre la Mai-
son hongroise d’Oujgorod a donc tout
pour enflammer les esprits. «Au début,
on n’avait aucune raison de croire que ce
n’étaient pas nos nationalistes à nous»,
reconnaît aujourd’hui le vice-gouverneur
de la région, Iaroslav Galas. Les médias
russes, eux, se délectent de cette nouvelle
phase du «conflit ethnique» en Transcar-
pathie, présenté comme une preuve sup-


plémentaire de la fragilité intrinsèque de
l’Ukraine et du poids des nationalistes.
Sans compter que la proximité de la
région avec quatre membres de l’UE ayant
tous des minorités en Ukraine rend la
question sensible pour Kiev, soucieux de
préserver ses soutiens occidentaux.

Malgré cela, la sauce n’a pas réellement
pris, l’incendie n’a été suivi d’aucune
escalade. «Une semaine après l’attaque,
un festival du vin se tenait à Beregove, la
ville la plus hongroise de la région, se
souvient Dmytro Toujanski, un universi-
taire spécialiste de la question hon-
groise. Ukrainiens et Hongrois étaient
ensemble comme d’habitude, sans ani-
croches. Les organisateurs de cet inci-
dent ont surestimé le poids des différends
bilatéraux, et cru qu’elles pouvaient ame-
ner de vraies tensions sur le terrain.»

Groupuscule d’extrême droite
Qui sont-ils donc, ces mystérieux assail-
lants polonais décidés à attiser en terre
étrangère les braises d’un conflit eth-
nique? Rapidement après leur arresta-
tion, leur profil se précise: tous trois sont
membres de Falanga («la phalange»), une
organisation d’extrême droite dont le
nom renvoie à un groupe fasciste d’avant-
guerre. Sa version moderne se singula-
rise par une haine profonde de l’OTAN et

des Etats-Unis, et une admiration sans
bornes pour la Russie de Poutine, ainsi
que pour l’idéologie eurasiste. «Ce grou-
puscule compte une cinquantaine de
personnes, principalement à Varsovie et
Cracovie, note une source polonaise. Mais
ils sont très actifs sur internet et s’étaient

illustrés en organisant, pour les télévi-
sions russes, des patrouilles «anti-ban-
déristes» [du nom du leader nationaliste
ukrainien Stepan Bandera] à la frontière
ukrainienne. Ils sont aussi suspectés
d’avoir joué un rôle dans les tensions
entre l’Ukraine et la Pologne au sujet de
la Volhynie [lieu de massacres mutuels
durant la Seconde Guerre mondiale],
notamment des profanations de mémo-
riaux et de tombes.»
Michal Prokopowicz, 30 ans, identifié
par les enquêteurs comme le chef du
groupe, a effectué des séjours en Crimée
annexée et dans les zones du Donbass
sous contrôle des séparatistes pro-russes.
Il ne semble pas y avoir combattu. Il était
également le coordinateur à Cracovie du
parti Zmiana, fondé par Mateusz Pis-
korski, poursuivi pour espionnage pour
le compte de la Russie. Lors de son pro-
cès, en janvier, le jeune Polonais lâche
une bombe: il accuse un Allemand d’être
l’organisateur de l’attaque. Et pas n’im-
porte qui: Manuel Ochsenreiter est l’as-

sistant parlementaire d’un député du
parti d’extrême droite AfD, Markus
Frohnmaier, et le rédacteur en chef du
magazine  Zuerst! , populaire au sein de
l’aile la plus radicale de l’AfD. Lui aussi
est un habitué des voyages en Crimée et
dans le Donbass, mais également en
Syrie, d’où est originaire sa femme, ou en
Iran. Invité fréquent des médias russes
RT et Sputnik, il s’est rendu à plusieurs
reprises en Pologne, où il pourrait avoir
fait la connaissance des activistes de
Falanga, notamment à l’occasion d’une
conférence sur «l’avenir de l’Europe
après la fin du sionisme».
Selon le néonazi polonais, M. Ochsen-
reiter lui aurait versé 1500 euros pour
financer l’opération. Des documents
judiciaires polonais dévoilés par le quo-
tidien allemand  Die Tageszeitung attes-
tent la présence de Prokopowicz à Ber-
lin  le 7  février, soit trois jours après
l’attaque. Là, le Polonais échange des SMS
avec sa femme. Celle-ci lui demande can-
didement à quel moment il a rendez-vous
avec «Manuel». Puis Prokopowicz lui
explique qu’à son retour d’Allemagne,
avec «autant d’argent» (1000 euros en
espèces), il rentrera probablement en taxi
de l’aéroport.

«Marché de la barbouzerie»
Une question d’importance se pose
alors aux enquêteurs: les voici donc face
à une galaxie d’acteurs de plus ou moins
haut niveau, tous pro-russes et jouant
un jeu utile au Kremlin, mais peut-on
pour autant conclure à l’implication
directe de Moscou? A ce sujet, les avis
sont partagés. Côté ukrainien, la réponse
ne fait guère de doute. «Quel intérêt
avaient les Polonais à agir si loin de leurs
bases, dans une question qui ne les
concerne pas?, interroge une source au
sein des services de sécurité. On avertit
depuis longtemps sur des cas de ce type,
dans lequel Moscou paie des agents en
Ukraine pour ajouter de la violence à des
problèmes réels. Si les services polonais
n’avaient pas été impliqués avec nous
dans l’enquête, peut-être qu’on ne nous
aurait à nouveau pas crus.»

Une autre source sécuritaire assimile
l’attaque d’Oujgorod à une forme de la
guerre hybride menée par le Kremlin à
l’Ukraine: «Les services russes ont tou-
jours su exploiter les problèmes réels,
avec une prédilection pour les questions
ethniques et de minorités, que ce soit
dans l’espace post-soviétique ou aujour-
d’hui en Europe avec les migrants.» Cette
lecture est partagée par un haut diplo-
mate européen à Kiev, qui rappelle que
le Kremlin entretient des liens avec
nombre de groupes radicaux et violents
d’extrême droite en Europe centrale.
Pour d’autres spécialistes, la réalité est
peut-être plus complexe. Certains rap-
pellent ainsi que la Russie se caractérise
par l’existence d’un «marché de la bar-
bouzerie», sur lequel des acteurs d’en-
vergures diverses, russes le plus souvent,
tentent de capter les faveurs de Moscou
en prenant des initiatives politiques.
«Dans le cas d’Oujgorod, les assaillants
et leur commanditaire allemand ont pu
agir comme une start-up soucieuse d’at-
tirer l’attention de la grosse firme»,
estime une source ukrainienne. A Varso-
vie, une autre source évoque de la même
façon un «plancton politique» que les
Russes laissent «germer et pourrir», et
qui peut, à l’occasion, se révéler utile, sans
risques pour la partie russe.
Une partie des réponses se trouve peut-
être chez l’assistant parlementaire Manuel
Ochsenreiter, qui dément toute implica-
tion mais refuse les entretiens. Suspendu
par son parti, il fait l’objet d’une enquête
préliminaire de la justice allemande. Son
patron, le député Markus Frohnmaier, qui
avait jugé l’affaire «pas très importante»,
est désormais sommé à son tour de dire
s’il a été payé lors de ses propres voyages
en Crimée et dans le Donbass. Le 5 avril,
des documents exhumés par des journa-
listes de la BBC et du  Spiegel  allemand,
présentés comme émanant de membres
du renseignement russe, présentaient
même M. Frohnmaier ainsi: un député
«totalement sous notre contrôle au parle-
ment allemand». ■

Vendredi: Bons baisers de Genève

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