Temps - 2019-07-31

(nextflipdebug2) #1

LE TEMPS MERCREDI 31 JUILLET 2019


2 Actualité


STÉPHANE BUSSARD
t @StephaneBussard


Salaire égal pour travail égal. Un
principe inscrit dans l’article 
de la Déclaration universelle des
droits de l’homme et promu au
sein même des Nations unies. Et
pourtant. Dans la torpeur de l’été,
il suscite une levée de boucliers
au sein du personnel onusien.
Le 3 juillet dernier, le Tribunal
administratif de l’Organisation
internationale du travail (TAOIT)
a cassé une décision controver-
sée prise par le siège de l’ONU à
New York sur recommandation
de la Commission de la fonction
publique internationale (CFPI).
Il a jugé illégales les coupes sala-
riales de 5,2% imposées au per-
sonnel professionnel (rangs P et
D) basé à Genève.
Or le Palais des Nations (secré-
tariat de l’ONU Genève), le
Haut-Commissariat pour les
réfugiés, le Programme des
Nations unies pour le développe-
ment (PNUD) et celui pour l’en-
vironnement (PNUE) ainsi que
l’Unicef ne peuvent bénéficier
de cette décision. Pour le même
travail à Genève, une partie des
fonctionnaires de ces organisa-
tions seront payés 5,2% de moins
que les autres.


Corriger une erreur
Au Palais des Nations, la colère
gronde. Une pétition lancée lundi
22 juillet a déjà récolté près de
6000 signatures. Adressée au
secrétaire général de l’ONU, le
Portugais Antonio Guterres, elle
l’exhorte à «soutenir et à mettre
pleinement en œuvre le principe
fondamental de l’égalité de salaire
pour un travail égal dans l’en-
semble du système des Nations
unies». Elle lui demande de «cor-
riger les erreurs de fond». En par-
lant d’erreur, les fonctionnaires
onusiens pensent à la manière
contestable dont des réduc-
tions salariales de 5,2% (l’équi-
valent d’un mois de salaire) ont
été décidées par la CFPI. Même
les directeurs des organisations
mondiales de la santé (OMS) et de
la propriété intellectuelle (OMPI),
du HCR et de l’OIT avaient envoyé
une missive à New York en avril


2017 pour protester contre cette
mesure.
«Plusieurs syndicats ont écrit
à la commission pour exprimer
leurs griefs, relève Prisca Chaoui,
secrétaire exécutive du Conseil
de coordination du personnel
de l’Office des Nations unies à
Genève. Mais nous n’avons pas
reçu de réponse. Nous avons aussi
demandé plusieurs fois de réfor-
mer cet organe et de le rendre tri-
partite avec une représentation
du personnel. En vain.»
La raison de cet embrouillamini
relève d’une spécialité: les agences
en question sont soumises à deux
juridictions différentes. Le Tribu-
nal du contentieux administra-
tif de l’ONU est lui aussi saisi de

la même plainte que le TAOIT. Il
pourrait prochainement juger lui
aussi illégales les coupes salariales.
Cela ne rassure pas pour autant.

Système commun
Présidente du Syndicat du
personnel de l’OIT, Catherine
Comte-Tiberghien a elle-même
écrit au président de la commis-
sion, Larbi Djacta, craignant que
cette discrimination salariale ne
porte «atteinte, et cette fois peut-
être de manière irrémédiable, au
système commun des Nations
unies». Historiquement, au début
de l’ONU, les agences onusiennes
déterminaient chacune de façon
indépendante les salaires de leurs
employés, puis l’Assemblée géné-

rale de l’organisation a décidé de
rendre le système plus cohérent
et plus équitable, instaurant un
«système commun».
La CFPI est réunie à huis clos
depuis lundi pour deux semaines
à Vienne. Président du Comité de
coordination des associations et
syndicats internationaux du per-
sonnel du système des Nations
unies, Ian Richards est dans la

capitale autrichienne pour faire
pression. Lundi, il l’a déclaré:
«Nous sommes défavorables à
la fin du système commun et
nous battrons bec et ongles pour
l’empêcher de disparaître.» Les
implications, pour Catherine
Comte-Tiberghien, qui est aussi
à Vienne, sont «gigantesques» et
concernent toutes les agences
onusiennes à travers le monde.

Les milieux syndicaux craignent
que, désormais, chaque agence
n’agisse comme bon lui semble.
Mais pourquoi ne pas simplement
attendre, comme le suggère Anto-
nio Guterres, la décision du Tri-
bunal du contentieux adminis-
tratif de l’ONU qui pourrait juger
lui aussi illégales les coupes sala-
riales? «La décision du TAOIT est
définitive. Celle du Tribunal du
contentieux administratif peut
faire l’objet d’appel. Cela pour-
rait durer des années», s’inquiète
Catherine Comte-Tiberghien.
De plus, la pression des Etats
membres pour davantage d'aus-
térité risque de placer Guterres
dans une situation compliquée.

Des provisions
Financièrement, cinq organi-
sations spécialisées des Nations
unies, l’OIT, l’OMS, l’OMPI,
l’Union internationale des télé-
communications (UIT) et l’Orga-
nisation internationale pour les
migrations (OIM), vont devoir
rembourser rétroactivement,
avec un intérêt de 5%, les coupes
de 5,2% opérées depuis février


  1. Les sommes à rembourser,
    dit-on, pourraient aller au-delà
    du milliard de francs. Le Temps
    a sollicité l’OIT, où 700 fonc-
    tionnaires internationaux sont
    concernés par la décision du tri-
    bunal. Mais l’organisation, qui
    a pourtant constitué des provi-
    sions pour un tel cas de figure,
    reste prudente: «Nous ne pou-
    vons fournir de chiffres pour le
    moment, étant dans l’attente de
    recevoir les calculs de la CFPI.»
    L’OMS, où quelque 1400 collabo-
    rateurs vont retrouver leur salaire
    d’avant, a elle aussi constitué des
    provisions, de même que l’UIT
    (350 fonctionnaires).
    Mais, redoute Catherine
    Comte-Tiberghien, «nous ne
    sommes pas encore sortis de l’au-
    berge. Nos budgets sont discutés
    tous les deux ans. Or il est évident
    que [ces remboursements] auront
    des incidences sur les prochains
    budgets.» Les discussions pro-
    mettent d’être tendues. Au Palais
    des Nations, Prisca Chaoui attend
    que la CFPI «corrige son erreur. Si
    elle le ne fait pas, nous n’exclurons
    pas de faire grève.» ■


Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, au siège de l’Organisation internationale du travail: les syndicats craignent que, désormais, chaque agence n’agisse
comme bon lui semble. (MAGALI GIRARDIN/KEYSTONE)

ONU: des disparités salariales qui fâchent

GENÈVE INTERNATIONALE Une pétition signée par près de 6000 fonctionnaires dénonce une discrimination au sein des Nations


unies. Une décision du Tribunal administratif de l’OIT a invalidé des coupes au profit de certains fonctionnaires seulement


«Plusieurs syndicats ont exprimé
leurs griefs. Mais nous n’avons pas
reçu de réponse»
PRISCA CHAOUI, SECRÉTAIRE EXÉCUTIVE DU CONSEIL DE COORDINATION
DU PERSONNEL DE L’OFFICE DES NATIONS UNIES À GENÈVE

LUIS LEMA
t @luislema


La diplomatie suisse ne voulait y voir
que des «rumeurs». Mais mardi, l’infor-
mation a été confirmée à Berne, notam-
ment, par le principal intéressé : Pierre
Krähenbühl, le commissaire général de
l’UNRWA, l’agence de l’ONU chargée des
réfugiés palestiniens, est bien au cœur
d’une enquête interne de l’ONU, dans
laquelle il est soupçonné d’avoir commis
des abus qualifiés de «graves». Ce Gene-
vois, qui a pris les rênes de l’agence en mars
2014, est le Suisse le plus haut placé dans le
système des Nations unies. Et ces accusa-
tions (qui doivent encore être confirmées)
arrivent au pire moment pour l’UNRWA,
dont l’existence même a été contestée de
toutes parts, y compris par le chef de la
diplomatie suisse, Ignazio Cassis.
Le rapport émane du Département
éthique de l’UNRWA. Basé à Amman et
composé d’une petite équipe d’enquêteurs,


ce département est chargé d’œuvrer au res-
pect d’une culture «éthique, intègre et res-
ponsable» au sein de l’agence des Nations
unies. Dans son document de dix pages, il
s’en prend vivement aux méthodes de ges-
tion du «cercle rapproché» du commissaire
général, qui comprend en tout quatre per-
sonnes.
Dans le rapport, qui devait rester confi-
dentiel, il est question notamment d’actes
«d’abus de pouvoir», et de recrutements
non conformes aux règles de l’ONU. A
Pierre Krähenbühl, il est notamment
reproché d’avoir multiplié les voyages et
les séjours à l’étranger, particulièrement
depuis que les Etats-Unis ont annoncé, au
début de l’année dernière, qu’ils allaient
réduire puis stopper leur financement à
l’agence, qui se montait à 360 millions de
dollars par année. Le Suisse a alors décidé

de lancer la campagne «La dignité n’a pas de
prix», grâce à laquelle il entendait engran-
ger 500 millions de dollars. Le Départe-
ment éthique lui reproche notamment
d’avoir court-circuité l’unité chargée de la
récolte de fonds, au prix de fortes tensions
au sein du personnel et de départs d’em-
ployés courroucés.

Interdit d’entrée en Israël
Alors que ce rapport a été envoyé à New
York à la fin de l’année dernière, il n’a été
pour l’instant suivi d’aucun effet. C’est la
raison qui aurait poussé des personnes
se sentant lésées à le faire «fuiter» dans la
presse. La Confédération a versé à l’agence
un total de 22,3 millions de francs suisses
cette année. Mardi, le Département fédé-
ral des affaires étrangères (DFAE) confir-
mait au Temps sa décision de «suspendre
toute contribution additionnelle» durant la
durée de l’enquête. Berne se dit en outre «en
contact avec les autres bailleurs de fonds
de l’agence» et «décidera des mesures à
prendre» en fonction des résultats de cette
même enquête. Du côté de l’UNRWA, on
souligne que ces accusations sont encore
au stade «d’allégations et non de faits éta-
blis», tout en affirmant que l’agence colla-
borera pleinement à l’enquête.

Alors que l’administration de Donald
Trump a lancé une charge frontale contre
l’UNRWA, ces révélations ont eu un reten-
tissement immédiat. «C’est exactement
pour cela que nous avons arrêté de les
financer», assurait l’ancienne ambassa-
drice des Etats-Unis à l’ONU Nikki Haley.
«Le modèle de l’UNRWA est cassé et insou-
tenable», enchérissait Jason Greenblatt, le
représentant spécial de Donald Trump au
Proche-Orient.

En Israël, où l’on reproche à l’UNRWA
de maintenir vivant le spectre d’un «droit
au retour» des réfugiés palestiniens, cer-
taines réactions allaient encore plus loin.
Ainsi celle de Yuli Edelstein, le président
du parlement, qui appelait à la fermeture

immédiate de l’agence de l’ONU et qui exi-
geait que Pierre Krähenbühl soit désormais
interdit d’entrée en Israël.
L’année dernière, le chef de la diplomatie
suisse Ignazio Cassis avait jugé, au retour
d’une visite dans la région, que l’UNRWA
constituait un «obstacle» à la paix au
Proche-Orient. Mardi, le DFAE rappelait
pourtant son point de vue, selon lequel
l’UNRWA représente «un partenaire mul-
tilatéral important de la Suisse».
Dans l’immédiat, ces révélations ont pro-
voqué une vaste onde de choc à Jérusalem,
principalement chez les Palestiniens. «La
suite dépendra de la décision des Euro-
péens, qui sont de gros contributeurs,
mais surtout du secrétaire général Anto-
nio Guterres», note un bon connaisseur
de la situation. Pour lui, le chef de l’ONU
a le choix aujourd’hui entre attendre la fin
de l’enquête en cours ou exiger la suspen-
sion, voire la démission, du Suisse, afin
d’alléger les pressions. «La recherche de
fonds était une activité importante, mais
Krähenbühl aurait pu la laisser à d’autres.
La priorité absolue, c’était d’engager des
réformes, et de montrer que le message
avait été entendu. Le commissaire géné-
ral a fait preuve d’un manque certain de
lucidité.» ■

Pierre Krähenbühl, le Suisse par qui le scandale arrive


PROCHE-ORIENT Le chef de l’UNRWA
est accusé de graves violations à l’éthique
par une enquête interne. Mais ce ne sont
encore que des «allégations» et non des
«faits établis»

PIERRE KRÄHENBÜHL
COMMISSAIRE GÉNÉRAL
DE L‘UNRWA

«C’est exactement
pour cela que
nous avons arrêté
de les financer»
NIKKI HALEY, ANCIENNE AMBASSADRICE DES
ÉTATS-UNIS À L’ONU
Free download pdf