Temps - 2019-07-31

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MERCREDI 31 JUILLET 2019 LE TEMPS


Sport 9


YOANN GRABER


Une simple brève dans la gazette
des transferts le week-end dernier:
Harvey Elliott a quitté Fulham pour
Liverpool. Un choix logique pour un
joueur talentueux avide de gravir les
échelons, mais son âge interpelle:
l’Anglais – devenu il y a deux mois
le plus jeune joueur de l’histoire
aligné en Premier League – n’a que
16 ans. La semaine précédente, un
autre adolescent du même âge fai-
sait parler de lui: après avoir refusé
une prolongation de contrat du FC
Barcelone et 200000 euros annuels,
Xavi Simons s’engageait pour trois
saisons avec le Paris Saint-Ger-
main, où il évoluera dans un pre-
mier temps avec les moins de 19 ans.
Pour un salaire deux fois et demie
plus élevé que ce qui lui était pro-
posé en Espagne, 500000 euros,
selon le  Mundo Deportivo.
Ces deux cas sont des exemples
exceptionnels d’un phénomène glo-
bal: aujourd’hui, les grands clubs
n’hésitent pas à enrôler de très
jeunes footballeurs. En 2015, Martin
Odegaard quittait sa Norvège natale
pour le Real Madrid à 15 ans. L’an-
née dernière, l’Italien Pietro Pelle-
gri, qui avait une année de plus, tro-
quait la tunique du Genoa pour celle
de l’AS Monaco.
Les exemples ne manquent pas, et
les sommes engagées peuvent sur-
prendre: pour s’assurer les services
de Pellegri, les dirigeants moné-
gasques auraient déboursé l’équi-
valent de 25 millions d’euros. Les
salaires de certains joueurs encore
en formation ont eux aussi de quoi
faire des envieux. L’international
espoir turc Ferhat Cogalan (17 ans)
touchait 30000 euros mensuels à
Lille la saison dernière. L’ Eq u ip e
révélait aussi en novembre der-
nier que Saint-Etienne et Rennes
alignaient jusqu’à 10000 euros brut
par mois pour certains de leurs
espoirs, avec la perspective d’une
prime à la signature pour un contrat
professionnel à six chiffres.


Spéculation financière
Les grosses écuries sont prêtes
à casser leur tirelire pour attirer
les perles rares dans leur centre
de formation, puis pour annihi-
ler chez elles toute envie d’aller
voir ailleurs. Mais l’acquisition
de très jeunes joueurs ne découle
pas toujours d’une simple logique
sportive. «C’est du business! Com-
ment prédire aujourd’hui que Xavi
Simons sera un joueur clé du Paris
Saint-Germain dans trois ou quatre
ans? S’il ne se développe pas phy-
siquement, il n’a aucune chance»,
réagit Gérard Castella, sans nier les
qualités du milieu de terrain néer-
landais.
Pour le chef de la formation de
Young Boys, son arrivée dans la


capitale française relève avant
tout du marketing et d’une spécu-
lation financière. Il s’appuie sur le
cas Martin Odegaard: «Il est parti
de Norvège à 16 ans, acheté 4 mil-
lions de francs par le Real Madrid.
Depuis son arrivée en 2015, il a
été prêté trois fois [actuellement
à la Real Sociedad]. Désormais, sa
valeur sur le marché est de 15 mil-
lions. Elle a été multipliée grâce
à ces prêts. Il est facile économi-
quement, pour ces grosses écu-
ries, d’enrôler plusieurs jeunes
joueurs en même temps, et l’ob-
jectif est surtout de réaliser de
grosses plus-values au moment
de leur vente.»
L’agent de joueurs Lorenzo Falbo
partage l’analyse: «Le projet sportif
n’est souvent pas l’enjeu central de
ces recrutements. La Juventus, par
exemple, prête jusqu’à 50 joueurs
chaque saison. Beaucoup n’évolue-
ront jamais en première équipe. On

ne peut pas miser avec certitude sur
un avenir dans le football pour des
jeunes âgés de 16 à 18 ans.»

Une égérie
Certains transferts de talents
juvéniles sont aussi des coups
marketing. C’est le cas, au moins
en partie, de celui de Xavi Simons.
Depuis ses 13 ans, la nouvelle recrue
du PSG est sponsorisée par Nike.
Comme Neymar ou Roger Federer
par le passé, elle possède même un
logo personnalisé avec ses initiales.
«Nike veut vendre ses produits aux
adolescents. Or, Xavi Simons per-
met une identification, car il est
une égérie de leur âge», remarque
Gérard Castella.
L’ancien entraîneur de Servette,
Xamax et Lausanne enchaîne: «Le
physique de Xavi Simons saute aux
yeux: cheveux frisés, blond, beau
bronzage. Ce jeune est un produit.
Mais je n’apprécie pas que l’on fasse

de footballeurs des produits. Un
joueur doit avant tout être reconnu
pour ses qualités sportives et son
comportement positif. Il ne faut pas
se moquer du football!»

Appât du gain
Une autre raison financière
explique les transferts de très jeunes
joueurs: les commissions touchées
par les agents. Lorenzo Falbo, qui a
mis en place une formation desti-
née aux intermédiaires du football
à Lausanne, déplore les nombreux
cas qui concernent notre pays. «En
Suisse, il y a une grosse tendance à
voir les jeunes footballeurs en for-
mation partir vers l’étranger. La
principale raison? Des agents atti-
rés par l’appât du gain au détriment
du projet sportif pour le joueur. Les
commissions payées aux agents par
les grands clubs sur ces transferts
sont importantes. Ces transactions
rapportent davantage que de pla-
cer un joueur en Super League», se
désole-t-il.
D’autant qu’à traiter avec de grands
clubs, les agents dopent aussi leur
légitimité. «De telles opérations aug-
mentent le crédit de ces intermé-
diaires. Mais au passage, ces per-
sonnes donnent de faux espoirs à
de nombreux jeunes», poursuit
Lorenzo Falbo, qui condamne vigou-
reusement le fait d’encourager à
l’exil de jeunes Suisses qui ne sont
pas encore professionnels.

Des salaires généreux, la pro-
messe d’une vie de gloire: l’aven-
ture est alléchante, y compris pour
les parents qui rêvent de voir leur
enfant briller dans les plus grands
stades. Gérard Castella y décèle
pourtant des risques: «C’est un
problème d’offrir des dizaines de
milliers de francs mensuels à des
footballeurs de 16 ans. Que se passe-
t-il dans leur tête? Il existe aussi

un danger pour les parents. Leurs
enfants deviennent une assurance
vie pour eux.»
Et ce n’est pas le seul problème:
«Il y a un faible taux de réussite.
Beaucoup de jeunes qui n’ont pas
percé ressortent cassés psycho-
logiquement. Des carrières de
footballeurs sont brisées, mais
aussi des vies professionnelles
tout court. La réinsertion dans le
quotidien n’est ensuite pas facile»,
prévient Lorenzo Falbo.

La Suisse raisonnable
La politique des clubs suisses se
différencie de celles des grandes
écuries européennes. «Les joueurs
étrangers dans les centres de forma-
tion helvétiques sont très rares. En
Suisse, si on va chercher un talent
à l’étranger, c’est qu’on croit en lui
sportivement. Les clubs du pays tra-
vaillent localement, avec des parte-
nariats», applaudit Lorenzo Falbo.
Ainsi, le vivier de Young Boys
recoupe les régions de Langen-
thal, du grand Berne et de Fri-
bourg. «On ne démarche pas des
joueurs d’autres centres de forma-
tion pour alimenter le nôtre, com-
plète Gérard Castella. Nous sou-
haitons garder nos joueurs, avec
pour chacun un projet sportif.
Mais nous ne faisons pas n’im-
porte quoi pour les conserver
non plus. Jamais on ne paiera un
joueur en formation 10000 francs
par mois!»
Les champions de Suisse,
comme les autres clubs du pays,
peuvent mettre sous contrat les
joueurs dès la catégorie des moins
de 16 ans, à des conditions fixées
par l’Association suisse de foot-
ball. A Young Boys, une trentaine
de jeunes talents bénéficient d’un
tel contrat. ■

Xavi Simons est sponsorisé par Nike depuis l’âge de 13 ans. Pour la marque, il sert d’égérie auprès des adolescents. (ÉRIC ALONSO/MB MEDIA/GETTY IMAGES)

L’impitoyable mercato des jeunes talents

FOOTBALL Comme Xavi Simons (de Barcelone au PSG) et Harvey Elliott (de Fulham à Liverpool), de nombreux joueurs changent


de club avant leur majorité, parfois pour des sommes importantes. Mais les enjeux ne sont pas que sportifs


«Il est facile économiquement,
pour ces grosses équipes, d’enrôler
plusieurs jeunes joueurs en même
temps. L’objectif est surtout de réaliser
de grosses plus-values au moment
de leur vente»
GÉRARD CASTELLA, CHEF DE LA FORMATION DE YOUNG BOYS

Pour éviter les abus en matière de transferts de jeunes joueurs,
la FIFA les a réglementés. L’article 19 du Règlement sur le sta-
tut et le transfert des joueurs stipule qu’aucun transfert inter-
national n’est autorisé en dessous de 18 ans.
Il existe trois exceptions. Premièrement, les parents du joueur
s’installent dans le pays du nouveau club sans que ce démé-
nagement ait un lien avec le football. Deuxièmement, le trans-
fert se fait entre deux clubs de l’Union européenne ou de l’Es-
pace économique européen et le nouveau club garantit à sa
recrue un apprentissage sportif de pointe, une formation pour
exercer une autre profession et un hébergement en famille
d’accueil ou internat. Troisièmement, la distance maximale
entre le domicile du joueur et son nouveau club étranger ne
dépasse pas 100 kilomètres. Certains grands clubs ont déjà
été épinglés par la FIFA pour avoir contrevenu à ce règlement.
De leur côté, les formations suisses font de la prévention
auprès des jeunes joueurs et de leurs parents. C’est aussi le cas
de Lorenzo Falbo: «Jusqu’à l’âge de 18 ans, mon rôle principal,
comme agent, est de conseiller ces jeunes et leurs proches,
pas d’organiser leur transfert.» ■ Y. G.

Mesures de précaution


RÈGLEMENT


Les rédactrices et rédacteurs en chef des
médias de Suisse romande condamnent
avec fermeté la décision du président du
FC Sion, Christian Constantin, de recon-
duire pour la saison 2019-2020 le boy-
cott décrété envers les journalistes et les
photographes du «Nouvelliste»

Depuis une année, ceux-ci sont privés
de tout contact avec les joueurs et l’en-
cadrement du club et ne peuvent plus
assister aux rencontres du FC Sion à
domicile depuis la tribune de presse,

sous prétexte que des chroniques
parues dans les colonnes du quotidien
valaisan ont déplu à M. Constantin.
Le président du club a franchi un
palier supplémentaire dans le mépris
affiché envers notre profession en pro-
posant de lever le boycott en échange
d’une page hebdomadaire gratuite dont
le contenu serait fourni par le service
de communication du FC Sion.
Cette provocation dénote une confu-
sion totale entre la stratégie de commu-
nication d’une entreprise et la mission
d’information d’un média comme
Le Nouvelliste, mission qui implique le

courage de porter un regard critique
sur les institutions politiques, écono-
miques et sportives de son canton.
Cette tentative de mise sous tutelle
d’un média jugé trop critique inquiète
les rédacteurs en chef romands. Elle
bafoue l’indépendance des journalistes
et viole la liberté de la presse, si néces-
saire à la bonne marche de la vie démo-
cratique. Elle trahit enfin la volonté
d’un décideur de se soustraire à la
curiosité des médias et du public.
Les rédactrices et rédacteurs en chef
des médias romands expriment leur
solidarité pleine et entière envers la

rédaction du Nouvelliste. Ils appellent
Christian Constantin à revenir sans
attendre sur sa décision de boycott. A
défaut, ils attendent de la Ligue suisse
de football (alias Swiss Football League)
et des autres instances en responsabi-
lité qu’elles incitent le président du FC
Sion à revenir à une attitude raison-
nable vis-à-vis de nos confrères. ■

SIGNATAIRES: Claude ANSERMOZ, 24 heures;
Stéphane BENOIT-GODET, Le Temps; Herold
BIELER, Walliser Bote; Federico BRAGAGNINI,
Keystone-ATS; Pierre-Alain BRENZIKOFER,
Journal du Jura; Laurent CASPARY, Actu-radio

RTS; Christophe CHAUDET, directeur Actualité
& Sports RTS; Rémy CHÉTELAT, Le Quotidien
jurassien; Ariane DAYER, Rédaction Tamedia
et Le Matin Dimanche; Christian DESPONT,
Sport-Center; Stéphane DEVAUX, Arcinfo; Phi-
lippe FAVRE, 20 minutes; Serge GUERTCHA-
KOFF, Bilan; Serge GUMY, La Liberté; Gaël
HURLIMANN, Le Temps; Michel JEANNERET,
L’illustré; Michel JOTTERAND, La Côte; Fré-
déric JULLIARD, Tribune de Genève; Laurent
KELLER, Léman Bleu; Gustavo KUHN, Le
Courrier; Eric LECLUYSE, Arcinfo; Massimo
LORENZI, Sports RTS; Giancarlo MARIANI,
GHI; Bernard RAPPAZ, Actu-TV RTS; Nicolas
ROULIN, Multimédia RTS.

Les médias romands dénoncent le boycott du «Nouvelliste»


APPEL

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