Echos - 2019-08-06

(Brent) #1

Les Echos Mardi 6 août 2019 IDEES & DEBATS// 07


art&culture


LE POINT
DE VUE


de Valdis Dombrovskis


Finance durable :


ce que l’Europe entend


par « vert »


P


artout dans le monde, des mil-
lions de jeunes rejoignent un
mouvement international de
lutte contre le dérèglement climatique,
exigent des actions concrètes avant q u’il
ne soit trop tard. La jeune génération
souligne que nous sommes à la traîne.
L’Union européenne (UE) est ferme-
ment r ésolue à atteindre ses objectifs e n
matière de climat. Lorsque la Commis-
sion européenne a proposé de passer à
une économie neutre pour le climat
d’ici à 2050, afin que l’Europe devienne
la première grande économie mondiale
à le faire, nous avons franchi une étape
supplémentaire. Ne sous-estimons pas
l’ampleur de cette transformation : res-
tructurations, mutations industrielles
dans tous les pays de l’UE, changement
des sociétés et de leurs économies.
La réduction des émissions exige des
investissements massifs, partout d ans le
monde. Nous voulons soutenir le déve-
loppement de technologies à faibles
émissions – l’électromobilité, l’énergie
solaire, éolienne –, l’efficacité énergéti-
que des logements, plus grand consom-
mateur d’énergie de l’UE. 35 % d’entre
eux ont plus de 50 ans et près de 75 % du
parc immobilier est inefficace sur le
plan énergétique. Bien sûr, le besoin de
réforme va au-delà du logement.
L’industrie européenne doit respec-
ter des objectifs environnementaux
contraignants, tels que les limites
d’émissions pour les véhicules et la part
des énergies renouvelables.
Il faut investir plus pour que l’Europe
atteigne les objectifs fixés dans le cadre
de l’Accord de Paris sur le climat et la
neutralité climatique. Nous aurons
besoin de 175 à 290 milliards d’euros


investisseurs identifient plus facilement
les activités durables sur le plan environ-
nemental. C’est pourquoi nous propo-
sons un système de classification à
l’échelle de l’UE – « taxinomie », comme
nous l’appelons. Nous devons parvenir à
un accord politique entre les pays d e l’UE
d’ici à la fin du mois d’octobre.
Aussi, l’UE a récemment adopté deux
lois pour inciter les citoyens à investir
dans des produits financiers verts. En
effet, des règles plus strictes en matière
de divulgation des facteurs d e durabilité
aux investisseurs finaux permettront
aux citoyens de faire des choix éclairés.
Deux nouvelles catégories d’indices
de référence de l’UE – des labels volon-
taires – donneront plus d’informations
sur l’empreinte carbone d’un porte-
feuille d’investissements : l’une pour la
transition climatique, l’autre aligné sur
les objectifs de température de l’Accord
de Paris.
Notre stratégie en matière de finance
durable consiste à mettre en place une
norme européenne en matière d’obli-
gations vertes, à accroître la transpa-
rence pour les entreprises en matière
de communication d’informations
liées au climat et à étendre l’utilisation
du label écologique de l’UE aux pro-
duits financiers.
Nous devons avancer rapidement.
Comme l’a déclaré Greta Thunberg :
« Nous n’avons tout simplement pas le
temps d’attendre que nous grandissions
pour nous en charger nous-mêmes. »

Valdis Dombrovskis est commissaire
européen à la Stabilité financière,
aux Services financiers
et à l’Union du marché des capitaux.

d’investissements supplémentaires
chaque année au cours des prochaines
décennies.
Pour y parvenir, 25 % du prochain
budget (2021-2027) soutiendront l’action
pour le climat. Ce n’est pas suffisant :
nous devons faire appel au secteur privé
pour attirer des capitaux vers des activi-
tés économiques atténuant le dérègle-
ment climatique, y compris les investis-
sements verts transfrontaliers.

En écho à une demande publique
claire en faveur d’investissements res-
pectueux du climat, l’UE accueille des
banques, des gestionnaires d’actifs, des
investisseurs institutionnels, des socié-
tés et des marchés des capitaux pro-
mouvant un recours p lus i mportant à la
finance durable.
Mais comment faire en sorte que le
compte d’épargne de votre enfant œuvre
pour le bien de la planète? En définis-
sant c orrectement ce que l’on entend par
« vert ». En créant une langue à l’échelle
de l’UE en faveur d’un financement
durable pour que les consommateurs et

Comment faire en sorte
que le compte d’épargne
de votre enfant œuvre
pour le bien
de la planète?

En créant une langue
à l’échelle de l’UE en
faveur d’un financement
durable.

LE POINT
DE VUE


de Matthieu Courtecuisse


La guerre des tech,


au-delà du cas Huawei


E


n proposant de taxer les vins en
mesure de rétorsion face à la stu-
pide « taxe Gafa », Donald Trump
pointe le retard technologique français.
Quel contraste avec l’attaque de la tech
chinoise, symbolisée par Huawei! Les
titans économiques savent que le lea-
dership mondial de demain se joue dans
la bataille de la tech d’aujourd’hui, deve-
nue un enjeu de la campagne présiden-
tielle américaine. Trump vise à obtenir
une neutralité plus bienveillante de la
Silicon Valley, qui avait fait campagne
contre lui en 2016. Le software, arché-
type du hard power.
Tout a commencé par la « dés-
huaweisation ». La première salve d’un
rappel brutal de la volonté américaine
de conserver à tout prix sa suprématie
dans la tech. Tout le monde sera per-
dant de cette mise au ban. Huawei, petit
fabricant de composants rudimentai-
res s’est transformé en un leader tech-
nologique mondial, doté d’une R&D
plus puissante que celle cumulée de
l’ensemble de ses concurrents directs,
avec une présence sur tous les marchés,
ceux à bas p rix comme les p lus s ophisti-
qués. 800 millions de clients Android
sont intermédiés par Huawei, ils intè-
grent 11 milliards de composants améri-
cains (et 1 milliard en France). Ces stra-
tégies non coopératives ralentiront la
course à l’innovation
Mais c’est l’équipementier qui paiera
le prix le plus élevé : ralentissement de
sa supply chain, choc financier, parte-
nariats stratégiques à reconstruire,
recentrage sur l’Asie et l’Afrique.


Etats-Unis d’agir ainsi. Et les Européens
doivent comprendre qu’une éventuelle
alternance politique américaine ne
changerait pas le cap. « West First » les
obligera à éliminer la présence de parte-
naires chinois.
Pour que l’Europe puisse peser, il f aut
qu’elle redevienne une terre produc-
trice de technologies et pas seulement
consommatrice. Les solutions sont con-
nues : plus de financements privés, des
universités européennes en symbiose
avec les entreprises. Et en finir avec une
régulation moralisatrice, alors que
l’Europe n’a plus les moyens d’imposer
ses standards industriels.
La France p eut négocier p lus
d’emplois avec les grands de la tech
américaine. Il faut alléger les charges
sociales sur le travail qualifié pour atti-
rer les chercheurs et développeurs de
haut vol, alléger la fiscalité sur l’imma-
tériel, investir massivement dans les
écoles d’ingénieurs et dans les forma-
tions innovantes autour du numérique
en doublant le bassin d’emplois quali-
fiés dans le domaine.
Nous pouvons aussi être au cœur
d’une discussion avec les Américains
pour adapter et déployer les technolo-
gies occidentales en Afrique, face aux
Chinois, qui en ont compris l’enjeu. Et ne
pas s’accrocher à cette démagogique
« taxe Gafa », un poison lent contre
l’image d’innovation de la France et une
source de représailles.

Matthieu Courtecuisse est fondateur
et président du groupe SIA Partners.

Huawei risque de perdre de 25 à 30 mil-
liards de revenus, dans un premier
temps. Ses dirigeants affirment qu’ils
pourront passer le cap. Même si c’est
vrai – c’est aussi un enjeu de fierté natio-
nale –, cela sera long et très difficile.
Cette « déshuaweisation » dépasse le
cas de Huawei. Le maintien de leur
position centrale est pour les Etats-Unis
un enjeu crucial économique autant
que de souveraineté politique. Ils décli-
nent dans le secteur technologique la
stratégie de « weaponization » du dol-
lar : un arsenal répressif et extraterrito-
rial. Elle pourra s’appliquer demain à
toute entreprise de la tech chinoise.

Avant de se lancer dans tout nouveau
projet technologique, une entreprise
occidentale (ou indienne) devra peser
les risques liés à la présence de parte-
naires stratégiques chinois. Rien ne
garantit que n’importe quelle tech chi-
noise ne subira pas les foudres de
l’administration américaine. Le risque
cyber sera le prétexte, susceptible d’être
identifié dans la moindre ligne de code
ou dans chaque puce.
Il ne sert à rien de gémir. L’Europe
n’est pas une victime collatérale de
l’« huaweization » : c’est au contraire sa
faiblesse structurelle qui permet aux

800 millions de clients
Android
sont intermédiés
par Huawei.

Un conte noir corbeau


Philippe Chevilley
@pchevilley

Le nouveau roman de
Durian Sukegawa n’a rien
d’une bluette animalière.
« L’Enfant e t l’oiseau » a cer-
tes l’allure d’un conte, mais qui s’avère à la
lecture particulièrement c ruel et réaliste. L e
poète japonais, auteur des « Délices de
Tokyo », réussit le p rodige d e marier la fable
sociale – le quotidien difficile d’une mère
célibataire et de son fils de 11 ans abandon-
nés à eux-mêmes – et le récit lyrique, mais
précis et documenté, d’une vie de corbeau.
Une vie bien agitée... Car cet oiseau noir,
extrêmement intelligent, n’a pas l’aura
d’une colombe ou d’une alouette. Jugeant
que l’espèce est trop visible dans le ciel de sa
ville et qu’elle indispose ses administrés, le
maire d’une petite v ille nipponne fait tout c e
qu’il peut pour la chasser.
Femme de ménage le jour, barmaid la
nuit, Ritsuko tombe un jour sur un oisillon
tombé du nid. Bravant l’édit du maire et le
règlement de son HLM qui interdit les ani-
maux, elle r amène c hez e lle le bébé c orbeau
blessé, à la grande joie de son fils, Yôichi.
Une fois l’oiseau à peu près rétabli, la mère
et l’enfant se préparent à le relâcher en forêt.
Mais la visite inopinée du gardien de
l’immeuble et de ses sbires, alertés par la
dénonciation d’un voisin, vient bousculer
leurs plans. Dans la confusion, le petit cor-

beau parvient à s’échapper
par la fenêtre. Commence
alors l’odyssée de Jonson
(son nom de baptême),
marquée par sa rencontre
avec un(e) congénère qui va
lui sauver la vie.

Pamphlet acide
Retrouvant son âme d’enfant, le lecteur
espère un happy end. Mais l’affaire semble
mal partie quand se conjuguent la brutalité
et la mesquinerie des hommes : à l’encontre
des corbeaux, qu’il s’agit peu ou prou d’éra-
diquer... à l’encontre des femmes, célibatai-
res et précaires, méprisées et mal traitées.
La partie centrale du livre, où Sukegawa
met en scène Jonson et sa future compagne
Rayon Vert, est virtuose : d ’une grande force
poétique e t d’une précision n aturaliste s idé-
rante. Tel Jean-Jacques Annaud, avec son
film « L’Ours », le romancier japonais nous
fait entrer dans la peau et la tête de l’animal.
On a l’impression de voler avec lui, de res-
sentir des joies et ses peurs et même de par-
tager ses angoisses métaphysiques.
La dernière partie du roman vire a u pam-
phlet acide : la profession de foi écolo et la
défense des oiseaux se double d’une dénon-
ciation du racisme : rejet de l’étranger, de la
différence, de l’oiseau noir... Vue du ciel, la
méchanceté du monde fait encore plus
peur. Surtout quand elle est se pare des
mots acérés du poète.n

ROMAN JAPONAIS
L’ Enfant et l’oiseau
de Durian Sukegawa, traduit
par Myriam Dartois-Ako,
Albin Michel, 256 pages,
18 euros.

Segalen, Gauguin et la Polynésie


Segalen a vingt-quatre ans
lorsqu’il embarque pour le
Pacifique. Ce Breton, jeune
diplômé de l’école de Santé
Navale, est aussi dilettante.
Il admire notamment un
peintre français installé depuis de nom-
breuses années en Polynésie française, et
qui ressuscite la culture maorie inhibée par
les missionnaires français : Gauguin. Mais
quand Segalen arrive, son père spirituel est
mort voilà quelques semaines. Il tente alors
de combler cette absence, symbolique de la
mort de tout un peuple, en rassemblant des
morceaux de la mémoire du peintre – des
témoignages, sa palette, des morceaux d e sa
Maison du Jouir. L’imagination complétera
le reste. Cet Eden perdu, où rôde encore
l’ombre joyeuse et sauvage de Gauguin,
révèle alors ce qui était en germe chez Sega-
len : le voyageur et poète des choses mortes
ou invisibles.
Tout commence donc par le constat de
la mort d’une civilisation que Gauguin a
peinte, et par une mission : celle de faire
re naître les mythes maoris, cette liberté
et cette sensualité que la religion chré-
tienne a tuées. Frappé par l’Ailleurs,
Segalen devient Autre : il se révèle antica-
tholique virulent, tourne le d os à son é du-
cation rigoureuse et n’écrira p resque p lus
de lettres à ses p arents. Dans « Hommage

à Gauguin » qu’il tra-
vaillera jusqu’à la fin de sa
vie, il taira d’ailleurs les
origines du peintre, omis-
sion qu’il justifie ainsi :
tout homme exceptionnel
est destiné à décevoir ses parents plutôt
qu’à les prolonger.

Renaissance
C’est donc une renaissance pour celui qui
clame son i ndépendance vis-à-vis d e ses ori-
gines et aussi de tout artiste : le nouveau
Segalen, qui deviendra l’un des chantres de
l’Imaginaire, va inventer son Tahiti dans un
texte à mi-chemin entre le roman histori-
que et l’étude ethnographique, et qui figu-
rera parmi les trois seules œuvres publiées
de son vivant : « Les Immémoriaux ».
En romancier ethnologue, il y donne la
parole à un narrateur indigène, après avoir
lu une touffue bibliographie gage de fidélité
sur les us éteints. Et en poète, il chante la
langue oubliée avec une puissante foi en la
magie des mots : d ire, c’est créer, ressusciter
— sans écraser l’ineffable. Mais cette quête
de l’inconnu échoue face aux secrets,
comme le déplore l’enquêteur face au
mutisme des insulaires. L’échec se réitérera
quand Segalen explorera la Chine à la
recherche non pas de Gauguin, mais, cette
fois, de lui-même. —F. G.

VICTOR SEGALEN
Œuvres complètes
Robert Laffont
A suivre : Segalen, la Chine
et l’empire de soi-même

2/4 SEGALEN
Cent ans après sa mort, « Les Echos » rendent hommage à l’écrivain voyageur.
Auteur d’une oeuvre inachevée, ce poète s’est construit au fil de ses voyages
en Polynésie et en Chine, avant de décéder mystérieusement.

Le poète japonais réussit le prodige de marier la fable sociale et le récit lyrique,
mais précis et documenté, d’une vie de corbeau. Photo David McNew/AFP
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