Humanite - 2019-08-06

(singke) #1
Mardi 6 août 2019 l’Humanité 15

Culture&Savoirs

Fang Mabea, Cameroun, figure de reliquaire. Damien Perronnet/Art Digital Studio

Les œuvres dans leurs

résonances singulières

cohabitent pêle-mêle.

O


n le connaît souvent pour

ses Nouvelles en trois
lignes, haïkus de faits
divers à l’humour froid.
Trop oublié aujourd’hui,

à cheval entre deux siècles,

Félix Fénéon (1861-1944)

a joué un rôle central pour les avant-gardes

de son époque et pas seulement les « néo-

impressionnistes » comme Signac et Seurat,

auxquels il a donné leur nom. Ce proche de

Mallarmé, ancien directeur de la Revue
blanche , qui fut un des premiers à éditer

Rimbaud et Joyce, propulsa aussi la carrière

de Matisse et celle de Modigliani. Sa silhouette

de dandy à la barbichette et son profil
égyptien, cet air de Sherlock Holmes et de
magicien, d’intelligence et de discrétion,

ont inspiré de nombreux portraits à ses amis

peintres, poètes et écrivains. Reconnu comme

le plus grand critique de son temps, il était
aussi paradoxalement « celui qui silence »,

comme l’avait surnommé Alfred Jarry. Car

Fénéon est d’autant plus insaisissable qu’il
a tout fait de son vivant pour effacer ses
traces, prêtant sa plume, publiant sous
pseudonyme ou anonymement, cessant

même d’écrire quand il devient le directeur

de la galerie Bernheim-Jeune de 1906 à 1924.

À défaut de prendre la parole, dans son

Bulletin de la vie artistique, de 1919 à 1926, il

promeut tous les arts sans hiérarchie, la
peinture comme les arts décoratifs et les
« arts nègres », qu’il préfère nommer

« lointains », par conviction anticolonialiste.

En 1920, il publie même une « Enquête sur
les arts lointains. Seront-ils admis au
Louvre? », alors que le musée réorganisait
ses départements.

76 œuvres à nouveau rassemblées,
sur le volet arts lointains

De Fénéon, il ne reste plus que des fragments

et sa collection testament, fruit d’une
accumulation sur un demi-siècle qui
rassemblait plus de 1 000 toiles de Degas à
Max Ernst, et plus de 400 pièces africaines
ou océaniennes. Elle a été dispersée lors
d’une vente mémorable en 1947, dont la

recette record est venue doter le prix Fénéon,

qui récompense chaque année un artiste et

un écrivain. Anarchiste, Fénéon avait refusé

de léguer ses œuvres à l’État. En 1894, alors

qu’il était employé au ministère de la Guerre,

son inculpation dans le procès des Trente,

même s’il est acquitté, fait basculer sa
carrière. Nul doute que cet engagement
libertaire cimente ses visions esthétiques

dans sa volonté de décloisonner les arts pour

partir à la recherche des « fondamentaux »,

ces formes universelles communes aux arts

du monde entier. À travers 76 œuvres à

nouveau rassemblées, le Quai Branly présente

le volet arts lointains de cette collection et il

faudra attendre octobre, au musée de

l’Orangerie, pour prendre la mesure de

l’engagement de Fénéon pour l’art moderne.

Bien sûr, on pourrait ironiser sur la

présentation apparemment dissociée de cette

collection. L’injustice serait surtout d’oublier

le travail de détective réalisé par les deux

commissaires qui ont transformé l’exposition

en bureau d’enquête. Pas à pas, ils
questionnent l’émergence du goût pour les
arts africains au début du XXe siècle et le
regard en creux du collectionneur. Isabelle

Cahn, directrice des collections de peinture

du musée d’Orsay, explique : « On ne sait

pas comment Fénéon a constitué sa collection.

L’essentiel de nos recherches s’est appuyé sur

des catalogues de vente et nous n’avons pas
voulu à notre tour refaire un classement. »

Fénéon n’a lui-même jamais hésité à prêter

ses œuvres, pour la contre-exposition

coloniale d’Aragon en 1931 ou encore lors de

l’exposition « African Negro Art » en 1935 à

New York.

Pour Philippe Peltier, conservateur au Quai

Branly, Fénéon a sans doute été un des

premiers à collectionner l’art africain avant

des artistes comme Matisse ou Picasso.
Difficile toutefois de spéculer face à cet

ensemble éclectique. Les œuvres dans leurs

résonances singulières cohabitent pêle-mêle :

sculptures, masques ou statuettes, objets aux

origines diverses, des plus extraordinaires

aux plus communs, et même quelques toiles

comme le superbe portrait de Constantin
peint par Bonnard ou les remarquables
aquarelles de Lucie Cousturier, militante
anarchiste, élève de Signac et amie intime

de Fénéon. Les trois Poseuses, de Seurat, dont

Fénéon ne se séparait jamais, sont réunies
avec deux extraordinaires statues Fang et
Baga dans un dialogue inédit.
LUCIE SERVIN

« Félix Fénéon (1861-1944), Les arts lointains »,
jusqu’au 29 septembre au Quai Branly ;
catalogue : 39,90 euros.
« Félix Fénéon – Les temps nouveaux,
de Seurat à Matisse », musée de l’Orangerie,
du 16 octobre 2019 au 27 janvier 2020.

Deux expositions s’enchaînent à Paris autour des œuvres collectés par le critique et anarchiste. Le Quai Branly met
en lumière le volet arts lointains et le musée de l’Orangerie, en octobre, se focalisera sur l’art moderne.

Le Quai Branly ouvre l’enquête

sur la collection Félix Fénéon

EXPOSITIONS
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