Humanite - 2019-08-06

(singke) #1
16 l’Humanité Mardi 6 août 2019

Culture&Savoirs

Madrid, correspondance particulière.

Q


ue racontent ces mannequins vêtus

de chemises fleuries et colorées,

prenant la pose sur fond d’images

paradisiaques? Tel un miroir qui
nous est tendu, cette première
installation, Hawaiian shirts, évoque cette
société des loisirs vendus au prix fort sur
catalogue, de ces packs paradisiaques pour
touristes en goguette incluant un droit à
l’insouciance affichée qui cache mal une

indifférence au monde. Qui sait si un cadavre

ne va pas échouer sur cette plage, tel une
épine dans le pied d’une réalité qu’on ne

veut plus voir. Comme le signe d’un monde

à bout de souffle, où la violence finit toujours

par vous rattraper.

Cet artiste inscrit son œuvre
à contre-courant
Lopez Cuenca ne fait pas semblant. Son
travail tient du détournement, de la
provocation, d’un cri pour alerter,
s’inquiéter, au sens de se préoccuper, de

l’état et la marche du monde. Face au flux

d’informations, de messages enrobés de
bons sentiments, cet artiste inscrit son
œuvre à contre-courant, procède à des
arrêts sur image inattendus et autres

détournements de slogans publicitaires ou

politiques pour éveiller nos consciences.

Collages, (re)découpages, peinture, photos,

vidéos, extraits radiophoniques dessinent

une nouvelle cartographie du monde, une

alternative à son uniformisation. Prenez
Malaga, cette ville à la pointe de
l’Andalousie. La « marque » Picasso s’est
répandue comme une traînée de poudre

dès lors que les autorités ont compris que

le tourisme « culturel » était une aubaine,

une manne économique infinie. Avec

la bénédiction des musées tels
Beaubourg ou le Thyssen,
Malaga, ville dévastée par
la crise économique, s’est
engouffrée avec des
promoteurs dans son
ripolinage. Picasso-ci,

Picasso-là, tout est bon pour

attirer cette nouvelle
catégorie de tourisme.
Désormais, les habitants sont
priés de se loger ailleurs, plus loin.
La gentrification est en marche. Malaga
s’inscrit désormais dans les circuits des

tour-opérateurs. Comme à Venise, les
paquebots de croisière y déversent en
continu leurs flots de touristes qui la
visitent au pas de charge, un
parcours balisé, plusieurs
centaines de mètres avec
escales obligatoires au

musée Picasso, au Cube du

Centre Pompidou... La
ville s’enorgueillit de

312 000 touristes logés et de

690 000 nuitées hôtelières
l’an dernier. De quoi se
plaint-on? Tel est le prix de la

modernité. Le prix de l’oubli, aussi.

Celui d’une ville martyre, mutilée, mas-

sacrée par les troupes de l’armée franquiste

lors de la fuite de ses habitants devant
l’arrivée des factieux. Lopez Cuenca met
en parallèle ces deux Malaga, ces deux
temps historiques, ces milliers de morts
civils, « ces femmes et enfants de rouges »
bombardés et mitraillés sans répit le

8 février 1937 depuis les avions et les bateaux

le long de la côte. On entend les appels à la

haine du commandant Queipo de Llano
proférés depuis Radio Séville – on ne peut

s’empêcher de songer à Radio mille collines

au Rwanda. Le lendemain de cette journée

macabre, une fosse commune à ciel ouvert

sur la route qui relie Malaga à Motril est un

spectacle de désolation. Une histoire oubliée.

Pas chez Lopez Cuenca. Rien de moral chez

lui, ni de compassionnel. Un geste à la fois
lucide, rageur, efficace, contre la censure
qui s’est abattue jusqu’à aujourd’hui sur
cette tragédie de la guerre d’Espagne.
Do not cross, Art Scene, comme ces

bandeaux jaunes qui encerclent les scènes

de crime dont l’artiste se sert dans la rue

pour des installations aussi éphémères que

provocatrices, détournements permanents

d’objets du quotidien, de panneaux

publicitaires... C’est drôle, gonflé, poétique,

génial. Rien ne l’indiffère, ni le sort de ses

concitoyens, ni celui de la planète. Tout,
chez lui, suscite interrogation, réflexion.
Cette exposition, première grande
rétrospective consacrée à Lopez Cuenca,
s’inscrit dans une politique éditoriale du
musée Reina Sofia toujours osée,
passionnante, qu’il faut ici saluer.
MARIE-JOSÉ SIRACH

« Yendo, leyendo, dando lugar », jusqu’au
26 août, musée Reina Sofia, Madrid.

Le musée Reina Sofia expose quelques-uns des travaux de cet artiste touche-à-tout et prolifique.
Ses travaux témoignent de son engagement dans l’art, l’histoire et nos temps présents.

Lopez Cuenca, un artiste

qui n’a pas froid aux yeux

EXPOSITION

NÉ EN 1959,
ROGELIO LOPEZ
CUENCA A COMMENCÉ
SA CARRIÈRE DANS
LES ANNÉES 1980, À LA
CROISÉE DE LA POÉSIE,
DES ARTS PLASTIQUES
ET DES MÉDIAS DE
MASSE.

inscription sur fete.humanite.fr

Historia de dos ciudades , 2010. Collection de l’artiste
Free download pdf