Humanite - 2019-08-06

(singke) #1
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Temps forts

Mardi 6 août 2019 l’Humanité

Q


ui se souvient encore du son

émis par une machine à coudre

Singer ou un moteur de
404 Peugeot? Ces sons, qui

font ou ont fait partie de notre

quotidien, l’Association de sauvegarde

du patrimoine sonore industriel a décidé

d’en faire l’inventaire et la conservation

au travers d’une encyclopédie des sons

industriels accessibles via Internet.
À la tête de ce projet, il y a Antoine
Châron, designer sonore industriel et
passionné par les questions liées à nos

environnements sonores. « Il existe déjà

des supports, des bases de données, mais

qui sont datés et de mauvaise qualité et
souvent il n’y a personne capable de les
raconter », explique l’ingénieur. « Nous

avons, au Mans, la chance d’avoir un labo-

ratoire avec une chambre sourde (salle
permettant des prises de son sans para-

sitage sonore – NDLR) prêtée gracieuse-

ment par le laboratoire d’acoustique et le

centre de transfert de technologies ratta-

chés à l’université du Mans (Sarthe).

L’association, qui a le soutien de Le Mans

innovation, agence de développement
économique, et du Crédit agricole, est
désormais en mission de sauvegarde de

la mémoire du musée de la Musique mé-

canique de la commune sarthoise de Dol-

lon. Elle vient, à ce titre, de sauvegarder

l’ensemble des sons produits par une
Citroën B14 datant de 1928. Si l’intérêt

de l’association semble aussi marqué pour

les moteurs de voiture, c’est naturellement

dû à la présence du circuit des 24 Heures

du Mans, véritable vitrine locale. »

Certaines émissions perturbent
la reproduction des oiseaux
Au-delà de cette conservation patri-
moniale, Antoine Châron mène une
réflexion sur l’environnement sonore,
parfois nuisible à la santé, mais aussi
source d’informations. Il a, à ce titre,
créé une structure, la Ligue des éco- et
bioacousticiens engagés (Leeben), afin
d’inciter les citoyens à enregistrer les
sons sur un même site à différentes pé-
riodes de l’année. Démarche qui éclai-
rerait sur l’évolution de la biodiversité.
« Nous avons toujours un souci de péda-

gogie, ceci pour permettre aux gens de se

rendre compte du drame écologique que
nous vivons », expose-t-il.

Pour légitimer ses dires, Antoine s’ap-

puie sur les travaux de Bernie Krause,
le célèbre bioacousticien, qui a utilisé

sa science pour démontrer que de nom-

breuses espèces ont disparu au cours

des dernières décennies. « La chute des

sons du vent, des oiseaux, des rivières

sont de vrais indicateurs. Mais, pour être

aussi positif, ces captures de sons per-
mettent parfois de mesurer l’apparition
de nouvelles espèces », tempère l’ingé-
nieur sarthois.
Ces recherches ont également permis
d’interdire la présence de moteurs à

quatre temps dans les forêts à certaines

périodes parce que ceux-ci perturbaient

la reproduction de certains oiseaux.

Hors milieux naturels, les sons peuvent

se transformer en bruits plus ou moins

gênants, notamment dans les métropoles.

« Les sons nous entourent sans que nous
nous en rendions vraiment compte, mais
ils délivrent chacun un message et il faut

les atténuer pour que l’environnement soit

plus supportable », précise Antoine.
« Auparavant, le principal son dans une

commune était celui de la cloche de l’église.

Aujourd’hui, à cause de l’urbanisation,

elle est devenue inaudible et d’autres sons

l’ont remplacée. » Parmi ces sons, il y a
ceux des moteurs thermiques, des mu-

siques des enseignes commerciales, des

bistrots, des émissions téléphoniques...

« Le son mal maîtrisé peut avoir des consé-

quences mortelles, comme le pointe l’Or-

ganisation mondiale de la santé. Des
équipes travaillent d’ailleurs dans des

hôpitaux pour isoler les bruits qui gênent

le sommeil des patients, comme le bip-bip

des machines. C’est une problématique
présente partout. »

« À chaque objet doit correspondre
un bruit harmonieux »

S’il ne cache pas sa passion pour les sons

disparus ou en voie de disparition, pas
question pour l’ingénieur de coller des

sons d’antan sur des produits modernes,

par simple nostalgie ou quête d’esthétisme.

« Certaines marques tentent de plaquer
des sons de véhicules thermiques sur des

voitures électriques, la loi obligeant depuis

peu ces véhicules à avoir un son audible
pour des raisons de sécurité », explique
Antoine. « On ne peut pas imaginer une

Tesla (voiture électrique de luxe – NDLR)

avec un son de diesel, ça renverrait à des
images de pollution pas forcément perti-
nentes commercialement. » Même argu-
mentaire concernant les obturateurs

d’appareil photo numérique qui ont trop

facilement épousé les codes sonores des
appareils argentiques. « À chaque objet
doit correspondre un bruit propre et har-

monieux », insiste le designer sonore. « Le

problème que nous rencontrons, c’est que

les sons industriels n’ont jamais vraiment

été pensés et ont souvent été bâclés pour
des raisons économiques. »
À la conservation sonore s’ajoute la
mémoire des gestes. L’association fait
ainsi appel à des professionnels qui ex-

pliquent ces gestes qui donnent naissance

aux sons, comme le fait de faire démarrer

une voiture ancienne ou de prendre des

photos en rafale avec un Nikon des années

1980. « Le photographe se nourrit des sons

de l’appareil pour connaître le temps d’ex-

position, c’est pour lui une information

essentielle. Il vient donc nous en parler en

complément de l’archive sonore. »
En quête d’un modèle économique, la

jeune association envisage de vendre des

fichiers sonores à l’industrie du cinéma
ou à celle des jeux vidéo.
JOSEPH KORDA

Dans la capitale de la Sarthe, une association milite
pour la conservation des tonalités industrielles. Un regard
nourrissant sur un univers qui peut s’apparenter à
une forme aboutie de pollution s’il n’est pas domestiqué.

Au Mans, ainsi

son, son, son

PATRIMOINE

Capture de son d’une Citroën C4 des années 1930. Simon Lagoarde Waap!

À la protection

acoustique

s’ajoute la mémoire

des gestes comme

faire démarrer

une voiture

ancienne.
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