Humanite - 2019-08-06

(singke) #1

4 l’Humanité Mardi 6 août 2019


L’événement


En février, à Berlin, manifestation contre le retrait d

Rod Searcey

L’ONU S’ALARME...
« Le monde va perdre un outil
précieux contre la guerre
nucléaire. » Antonio Guterres
Secrétaire général de l’ONU,
évoquant la fin du traité

Les États-Unis veulent développer de nouveaux
missiles conventionnels. La Russie a appelé
à « réfléchir à toutes les conséquences dangereuses
possibles et (à) entamer un dialogue sérieux
sans ambiguïté ».

POUTINE FAIT MINE DE TENDRE LA MAIN

LE PENTAGONE
VEUT AVOIR LES MAINS
PLUS LIBRES
POUR MODERNISER
SON ARSENAL.

C


omment comprendre ce

renoncement au traité des

forces nucléaires intermé-

diaires (FNI) de la part des

deux principales puis-
sances nucléaires, états-
Unis et Russie?

BENOIT PELOPIDAS Le traité FNI,


entré en vigueur en 1988, est le

premier du genre : il bannit une

catégorie entière d’armes, les


missiles à portée intermédiaire.

Depuis 2014, le département


d’État américain accuse la Russie

d’avoir déployé un missile à


portée intermédiaire, en viola-

tion du traité. En octobre 2016,

la Russie a en retour accusé les
États-Unis de violer l’accord
sur la gestion du plutonium en
vertu duquel chaque partie
s’engageait à se débarrasser


d’une certaine quantité de plu-

tonium utilisable pour des
armes. Le jeu des accusations
mutuelles a continué et le


Congrès américain a passé une loi deman-

dant au Pentagone de déployer un missile

de croisière air-sol qui serait en infraction

avec le traité.


Quelles conséquences cela aura-t-il ou
pourrait avoir sur le traité Start III, qui va
bientôt arriver à échéance?


BENOIT PELOPIDAS Cela nous rappelle que le

monde nucléaire nous projette d’emblée


dans des temporalités extrêmes et contras-

tées : l’immédiateté et la quasi-éternité.


D’un côté, la quasi-immédiateté qui sépare

le lancement de l’impact (depuis que des
explosifs nucléaires ont été couplés à des


missiles balistiques, rendant l’interception

et la protection quasi impossibles), et


l’impact de la dévastation qui suit l’explo-

sion d’une tête nucléaire du fait du souffle,

du feu et des radiations. D’un autre côté,
la marque des matières fissiles utilisées


pour fabriquer les armes demeurera dans

notre environnement pour des centaines


de milliers, voire des millions d’années.

2021 promet d’être une année cruciale dans

une temporalité intermédiaire, celle des

traités de maîtrise des armements. À cette

date, le traité New Start, ou Start III, signé

en 2010, qui limite le nombre d’armes
nucléaires stratégiques de la
Russie et des États-Unis, arri-
vera à expiration. Dans la me-
sure où aucun signe de
négociation de son extension
n’est aujourd’hui perceptible,
il s’agit là d’une manifestation
majeure de la nouvelle course

aux armements nucléaires – une

dynamique dite de « moderni-

sation » – qui a déjà commencé

et engage les communautés

politiques jusque dans le courant

de la décennie 2070-2080.

Est-ce qu’il faut s’attendre, dans

ces conditions, à une relance de

la course aux armements dans

les années qui viennent, ou celle-

ci est-elle déjà inscrite dans un

processus politique à plus long terme qu’il

convient de définir?
BENOIT PELOPIDAS Il est essentiel de com-
prendre que, si la dénonciation du traité
FNI est grave et signale une dégradation
de la situation en la matière, elle est un

effet bien plus qu’une cause. Si l’on se limite

aux systèmes d’armes nucléaires, rappelons

que les États-Unis et la Russie possèdent

92 % des stocks mondiaux. Or, dès février

2011, dans un message au Congrès améri-

cain, le président Obama promettait la

modernisation des trois composantes (ter-

restre, maritime et aérienne) de l’arsenal
nucléaire. Son administration a proposé
un programme de modernisation repris

quasiment à l’identique par l’administration

Trump. On voit ici que la dynamique ma-

jeure ne dépend pas directement ou uni-

quement de la personnalité du président,

ni de « contraintes stratégiques » telles
que la dégradation de la relation avec la
Russie suite à la crise de Crimée en 2014,

ni de la fin du traité FNI. Ces trois éléments

facilitent et offrent des justifications à une

tendance de plus longue durée qui reste à

expliquer. Il est d’ailleurs intéressant

d’observer que la crise de 2008 n’a

pas eu les effets escomptés sur

les dépenses militaires mon-

diales, seulement un effet
limité et différé visible en

2012. Aude Fleurant et Yan-

nick Quéau l’ont montré dans

leur chapitre de Guerres et

conflictualités au XXIe siècle,

que j’ai codirigé avec Frédéric

Ramel (1). Cela confirme ce que
Georges Le Guelte avait admirable-
ment exposé dans son ouvrage Armes

nucléaires. Mythes et réalités (2) : les choix

d’armement nucléaire américains et russes

ne sont pas déterminés par la rationalité

stratégique. Ainsi, après la crise de Crimée,

les dépenses militaires américaines ont
stagné entre 2015 et 2017, mais cette sta-

gnation est due à l’entrée en vigueur d’une

loi de 2011 sur le contrôle budgétaire qui a
produit un plafonnement des dépenses.
L’effet Trump va sans doute seulement

consister à défaire ce plafonnement. Si l’on

considère les développements militaires non

nucléaires, il faut également prendre en
compte le développement de la défense

antimissile américaine en Europe, ainsi que

les plans de « conventional prompt global
strike » (frappe conventionnelle globale
rapide), qui précèdent eux aussi la fin du

traité FNI, l’administration Trump et la crise

de Crimée. Il ne s’agit pas de dire que tout
cela est inévitable : des surprises sont fré-
quemment advenues dans l’histoire nu-
cléaire, réalisant l’imprévisible et le sans

précédent. Il s’agit simplement de ne pas se

tromper sur les mécanismes à l’œuvre.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR
PIERRE BARBANCEY

(1) Paris, Presses de Sciences-po, 2018.
(2) Arles, Actes Sud, 2009.
Lire l’entretien intégral
avec Benoit Pelopidas sur http://www.humanite.fr

Au terme de six mois de dialogue infructueux, les États-Unis et la Russie sont sortis
du traité des forces nucléaires intermédiaires (FNI). Entretien avec Benoit Pelopidas,
titulaire de la chaire d’excellence en études de sécurité à Sciences-po (Ceri).

« La nouvelle course aux

armements nucléaires

a déjà commencé »

Benoit
Pelopidas
Fondateur
du programme
d’étude
des savoirs
nucléaires

DÉFENSE
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