Temps - 2019-08-06

(Jacob Rumans) #1
LE TEMPS MARDI 6 AOÛT 2019

20

L


a ballerine et l’escrimeur. Cynthia
et Patrick Odier chérissent la forme.
Petite fille, dans son Egypte natale,
elle a appris des pas qui dessinent
la trame d’une vie. Adolescente à
Genève, elle a suivi les cours de
Serge Golovine, oiseau de nuit des
ballets européens qui a laissé son
âme russe au Grand Théâtre. Puis
Cynthia a dansé pour la compagnie
genevoise, jusqu’à l’âge de 24 ans.
Patrick, lui, a affûté son caractère sous le
masque du mousquetaire. Il a découvert,
à 15 ans, qu’un bel assaut, l’épée au poing,
nécessite de la patience. Jeune adulte, il a
vécu au plus haut niveau des duels qui
forgent une âme et donnent de l’allure à

une existence. Gaîté et gravité d’une joute
bien comprise.
Devant la table de marbre où ils ont pris
place, comme pour une séance de psycha-
nalyse, Cynthia et Patrick Odier s’étonnent
soudain de cette similitude. Chez l’un
comme chez l’autre, le corps a d’abord
imprimé sa loi. Dans le salon de la banque
Lombard Odier, rue de la Corraterie à
Genève, le couple se raconte avec une
pudeur patricienne. M’as-tu-vu, il ne le
serait pas pour toute l’ambroisie de
l’Olympe. Ils appartiennent à cette caste
de discrets dont les actes sont d’autant plus
précieux qu’ils récusent le tapage.
Leur influence est pourtant proportion-
nelle à cette réserve. Associé-gérant senior,

Patrick Odier dirige la banque Lombard
Odier, l’un des établissements qui
comptent en Suisse.
Cynthia, elle, a créé en 2002 à Genève
Flux Laboratory, fabrique de formes où
s’illustrent danseurs, photographes, desi-
gners. Cet athanor possède depuis peu un
alter ego à Athènes, ville où le couple aime
se retrouver. On ne compte plus par ail-
leurs les spectacles d’envergure montés
ou accueillis grâce à cette spectatrice
aimante et à sa fondation Fluxum – Foun-
dation, qui chapeaute les activités de Flux.

Deux histoires aux antipodes
Courtisés, ces deux-là le sont, ô combien.
L’une s’enflamme, l’autre analyse. La

liberté de l’artiste versus la rigueur du
banquier. C’est la première image. C’est un
cliché: il dit vrai et faux à la fois. Cynthia
Odier s’en amuse: «Cet immeuble a son
histoire, ses protocoles. Il m’a permis de
comprendre la Cité et ses codes qui m’ont
parfois désarçonnée. Au fond, je suis une
pièce rapportée.» Et lui de corriger: «Dans
notre langage, on dirait que tu es une
valeur ajoutée.»
Et si le grand écart était la figure maî-
tresse de leur histoire? Patrick a su très
vite que son destin aurait partie liée avec
la banque. Cynthia a vécu, fillette, l’adieu
au Caire; l’exil au pays de Calvin, où tout
paraît cloisonné; le salut par l’art grâce à
Serge Golovine; un premier mariage avec

un jeune médecin. Deux odyssées aux anti-
podes? Oui, sauf que leurs boussoles vont
converger.
Cynthia et son mari s’établissent à Chi-
cago avec leurs enfants tout jeunes. Ils y
rencontrent Patrick, qui vient de s’y ins-
taller avec son épouse d’alors, pour faire
un MBA. Les deux familles sympathisent.
Mais elles reprennent bientôt leurs vols.
Jusqu’à cette soirée genevoise, une éternité
plus tard, où ils se retrouvent chez des
amis, libres l’un et l’autre.
«Je lui ai proposé d’aller voir Le Lac des
cygnes », dit Patrick. «Et on s’est trompés
de théâtre...», note Cynthia. De beaux
romans déploient ainsi leurs ailes.
On imagine alors: l’ardeur de Cynthia,
nourrie par les fêtes orthodoxes de son
enfance grecque au Caire; le sang-froid
protestant de Patrick. Ils ont du tempéra-
ment et des projets qui sont des passerelles
entre leurs rives, la démonstration qu’elles
sont tout sauf inconciliables. C’est dans
cet esprit qu’elle a fondé Flux Laboratory,
adossé à Fluxum Foundation, que Patrick
préside.

L’amour de la scène
«Quel est votre rapport à l’art, Patrick?»
«Un tableau de Nicolas de Staël ou un spec-
tacle de la chorégraphe Lucinda Childs
sont pour moi des sources d’inspiration
exceptionnelles, d’équilibre aussi. L’art
permet de mettre en perspective des jour-
nées de travail intenses. Il élargit la pensée,
autorise la distance, dégage l’horizon.»
«Et vous, Cynthia, la banque, comment
la voyez-vous?» «Ce qui est fascinant dans
le métier de Patrick, c’est cet alliage de
concret et d’immatérialité. Pour les
artistes, ce monde est un gisement d’ins-
piration.»
A la maison, les discussions sont vives et
drôles, si on se fie aux escarmouches de
l’autre matin. Il y a quelque temps, Cynthia
rentre avec une annonce fracassante. Elle
venait de participer à trois journées sur
l’économie de la culture organisées par la
ville de Genève. «J’ai annoncé à Patrick
qu’une étude très sérieuse montrait que
le secteur de la culture avait plus de poids
économique que la finance à Genève. Il a
répondu par un «ah oui?» plein de scepti-
cisme. Cela a amorcé un sacré dialogue...»
Peut-on parler alors de divergences idéo-
logiques chez les Odier? «Oui...», souffle
Cynthia avec un sourire de jeune fille en
fleurs. «Non», proteste Patrick dans un
soupir. «Mais nous n’avons pas la même
histoire, Patrick!» «C’est vrai, ni la même
façon de raisonner sur bien des points.
Mais appeler cela des divergences idéolo-
giques, je ne crois pas. Sinon, nous n’au-
rions pas autant de plaisir à faire ce que
nous faisons ensemble.»
Parce qu’ils ne sont pas faits de la même
étoffe, ces deux s’électrisent et s’aimantent.
«Ce que j’admire chez Cynthia, c’est sa
quête de qualité dans son travail avec les
artistes; c’est aussi sa spontanéité, sa façon
de réagir dans l’instant. Alors que moi je
suis un résilient, j’ai une tolérance à la
pression des événements, aux arguments
de l’autre.» «Certains jours, je voudrais être
comme Patrick, moins transparente.»
La ballerine et ses pointes; l’escrimeur
et sa cotte de mailles. Leur théâtre est com-
posé d’élans multiples. Sous leur toit à
Genève ou à Athènes, ils accueillent leurs
six enfants, dont une fille en commun, et
leurs seize petits-enfants. Parfois, Patrick
offre à Cynthia un bijou dessiné et conçu
par ses soins. Parfois aussi, ils filent en
voiture vers des rivages d’eux seuls connus,
sur les terres d’Ulysse de préférence.
«Qu’avez-vous appris de votre épouse?»
«Une certaine forme de liberté de penser et
d’agir.» «Et vous, Cynthia?» «J’ai appris à me
taire.» On ne la croit pas un instant. ■

Demain: Renaud Capuçon et Laurence
Ferrari

CYNTHIA ET PATRICK ODIER

TRIBULATIONS D’EGO (2/5) Les Genevois n’évoluent pas sur le même rivage.

L’un dirige l’une des plus grandes banques privées

de Suisse, l’autre un centre artistique.

Pas faits de la même étoffe, ils s’électrisent pour cela

ALEXANDRE DEMIDOFF t @alexandredmdff

«J’ai annoncé à Patrick qu’une étude très sérieuse montrait que le secteur de la culture avait plus de poids économique

que la finance à Genève. Il a répondu par un «ah oui?» plein de scepticisme. Cela a amorcé un sacré dialogue...»

Le grand écart,

un art d’aimer

(DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS)
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