Le Monde Magazine Du 3 Août 2019

(Dana P.) #1
3août 2019 —MLemagazineduMonde

quiauraientvoulutoutcasser». «Jemerap-
pelle unemanifestationenjanvier.J’étaisdans
maboutiqueavecdesclientset des“gilets
jaunes”,pasdescasseurs,maisdesgenscomme
vous etmoi, se sontapprochés encriant:“C’est
uneagence de voyages !C’estpourles riches!
Ve nez,oncassetout!”Je suisimmédiatement
sortiet leurai ditque,pourtoutcasser,ilfau-
draitmepasserdessus.»
DesBordelaiscommeJuliaBadetsetLaurent
Menanteau,ilyenadesmilliers,tousencore
plongésdans une forme de sidération.Mais
qu’est-cequiabienpusepasserpoursoulever
unetellevaguedeviolence,ici,àBordeaux?
Bordeaux,la bourgeoise et sa quiétudeheu-
reuse,BordeauxlaplusbellevilledeFrance,
selon Stendhal,qui avait du goût.Bordeaux,
unevilleédredon,avecsouslaplumesespri-
vilégiésgâtésetbienauchaud.Ilyaenaun,
entoutcas,quienavaitmarredenepaspou-
voir répondreàcette question.C’est Patrick
Seguin,présidentdelachambredecommerce
etd’industrie(CCI)deBordeaux.C’est-à-dire
qu’ilestàlafoislereprésentantinstitutionnel
des entreprisesdu coin et aussi le symbole
incarnédel’injusticeéconomiqueetdetout
cequiremueles«giletsjaunes»del’intérieur.
Ilavoulucomprendrepourquoisavilleétait
devenue,enl’espacededeuxsamedis,undes
bastionsles plus virulentsde France.Parce
qu’avec«Bordeaux:capitale des “gilets
jaunes”»,appellationcontrôléepar l’IFOP,
l’institutdesondagequiadécortiquélephé-
nomènedansuneétude,onétaitdansl’inso-
lite,l’absurde,voirelecontre-nature.Patrick

Seguin,qui fut terrassierpuis chef d’entre-
prise autodidacte,ades accentsde Georges
Marchais:«J’aiditàmafemme:“J’enai
marredenepassavoirquoirépondretous
lesdimanchesauxjournalistesquandils
m’interpellent‘dites-nous monsieur
Seguin,maispourquoiil yaautantde “gilets
jaunes”àBordeaux?’ Je vaisallerlesvoir
et je vaisbienréussiràdiscuter!” »M.Seguin
cultivel’optimisme,quiestladistractionpré-
féréedes entrepreneurs.«Jesuisdescendu
dansle cortège,j’airepérédesleadeurs,ils ne
m’ontpascasséla gueuleet je leurai filémon
portable.Ilsontété surpris.J’airéussiàfaire
troisréunions.»Leurcompte-rendun’estpas
consignéau Journal officiel de la CCI,mais
la litanie des revendicationsest connue:
lepouvoird’achat,lasouffrancequotidienne,
la tentativedésespéréede récupérerune
gouttedesouverainetécitoyenne,l’ouverture
d’une fosse communepour tous les partis
politiques...Inévitablement,la discussion
avite tourné au dialoguede sourds.«Ilva
falloirreconstruireensemblemaislà,vous
bloquezlescommerçantset vousdétruisez
desemplois.»Ilyaunephrase,quandmême,
quiamarquéPatrickSeguin.Quandun«gilet
jaune»adit :«Ici,vousaveztout.Nous,
là-bas,onn’arien.»
«Ici»,c’estlecentre-villedeBordeauxetson
décordethéâtreRenaissance.Mairede1996
à2004,puisde2006à2019,AlainJuppéavait
décidéquesavilledevaitprendresonenvol
international.Il adonc fait le ménagedans
les vieilles pierres du centre historique.Il a
tout repeint,tout ravalé, tout embelli,tout
nettoyé.Bordeauxestdevenuemagnétique.
Ses1200mètresdeboutiqueschicsdelarue
Sainte-Catherine,laruecommerçantelaplus
longued’Europe,sa douceurde vivre et
sesvinsbioàdégusterenterrasse,soncours
del’Intendance,sonabsencedequartiercrai-
gnos,saplacedelaComédie,etsesloyersqui
ontprischerenquatorzeans.«Là-bas»,c’est
tout le reste,c’est-à-diretout ce qui bouche
vaguementl’horizonà50kilomètresàla
ronde,entrezonespériurbainesetpremières
campagnes.La banlieue,mal desservie,mal
fagotée...Avec ceux qui logent loin et qui
travaillentdans le centre.Allers et retours
interminablesenvoiture.
Là-dessus,lataxecarboneajouélerôled’une
étincelle.Christine,«gilet jaune»delapre-
mière heure :«Onn’étaitpasviolents,on
voulaitplutôtentamerla discussionavecles
habitantsducentre-ville,maisilspensaient
qu’onétaitdescassociaux.Onétaitcomme
unetache.CesBordelais-làsontdansleur
bulle.»Christineafait toutes les manifs.
Desgrandstoursencentre-ville,entrelaplace
de la Bourse et la place Pey-Berlandoù les
affrontementsfurent les plus violents.

D


ansl’histoirede
Bordeaux,des
mouvements
sociauxtrès tur-
bulents,ça ne
courtpaslesrues,
si on peut dire.ÀJulia Badets,une «bobo»
du centre-ville,c’est ainsi qu’elle-mêmese
qualifie,son père atoujoursracontéque,en
Mai68,pendantqueçabardaitàParis,luifai-
saitduskinautiquesurlebassind’Arcachon.
Juliaa41ans,elleestattachéedepresse,bor-
delaisedenaissanceetparisienned’adoption
pendantun temps,avant de revenir dans sa
ville.CequiluipermetdedirequeBordeaux
luiestapparuesousunjourtoutàfaitinédit.
«J’aivraimentété trèssurpriseparla violence
durantlessamedis“giletsjaunes”.C’étaient
de véritablesscènes de guerre.Je n’osaispas
mepencheràlafenêtre.Ilsontcassétous
les distributeursde billets.Onne pouvaitplus
retirerd’argentdansle quartier.»Ce qui a
surtoutfrappé Julia, ce sont les mines peu
avenantesdes«giletsjaunes»:«Ils meregar-
daientbizarrement.Ilsmerenvoyaient
uneimagedebourge...Jesentaisqu’ils
venaientpourcasserduriche.»
Empruntésystématiquementparlesmanifes-
tants,lecoursd’AlsaceetLorraine,uneartère
commerçanteimportante,aétélethéâtrede
nombreux affrontements.Là,il yal’agence
devoyagesPromovacances,etsondirecteur,
LaurentMenanteau,48ans,arrivéàBordeaux
àl’âgede14ans.Touslessamedis,ilseposi-
tionnaitdevantsaportepourdissuader«ceux

Personne,etsurtoutpaslegouvernement,nelesavait
vusvenir.Depuisl’automnedernier,les“giletsjaunes”
saturentl’actualité.Cetété,“M”revientsurdesaspects
méconnusdecettecrisesocialeinédite.Peuhabituée
auxmanifestationsvirulentes,lacossuevillegirondine
nes’attendaitpasàdessamedisdemobilisation

d’unetelleviolence.Unesituationexplosivequiamis
enévidencelacassureentreuncentre-villedésormais
accessibleauxseulsprivilégiésetdeszonespériurbaines
gagnéesparunsentimentd’injusticeetd’exclusion.
parClaireMayeret laurenttelo—illustrationsartusde lavilléon

Bordeaux la bourgeoise


paie ses fractures.


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fièvrejaune

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