Le Monde Magazine Du 3 Août 2019

(Dana P.) #1

Christine,c’est une petitebonnefemme
de 48 ans, infirmière,née àBordeaux,qui vit
àAmbarès-et-Lagrave,àquaranteminutesdu
centre-villeet qui a, encoreimpriméessur sa
rétine,des imagesfort peu sympathiques.Elle
ne s’attendaitpas du tout àçadelapart de sa
ville de toujours:«Àun moment,on défilait
surles allées de Tournyet, sur la terrassedu
GrandHôtel,il yavait des Bordelaisfortunés
qui sirotaientleurchampagne en se fichant de
nous.Qui nous filmaientcommesi on était des
animaux,commesi on était au zoo. Une telle
imaged’Épinal...»Un chocdes cultures
pour ces gens des deuxcampsqui habitentsi
près les uns des autres,maisviventdans
deuxmondestrès différents.«Mais je suis
fière de ma ville aussi,souritChristine.J’étais
persuadéeque Bordeauxseraitla plus calme
des villesde Francependantle mouvement,
maisnon!Onaquandmêmeremplila rue
Sainte-Catherinede bout en bout!»
Ici, noussommesplacePey-Berland,où se
trouventla cathédraleSaint-Andréet la façade
de l’hôtelde ville.MathieuBerthelotvivaitlà
quandil était plus jeune.«J’ai dû m’excen-
trer pourvivredécemment.Maintenant,
j’habiteune ville-dortoir.»ÀCenon,précisé-
ment,l’unedes 28 communesde la métropole
et ses 780000 habitants(contre300000 en
centre-ville).Aux heuresde pointe,il met une
heure,au bas mot,pourvenirprofiterde
la belleet grandeesplanadepavée.Il est
conducteurde bus depuisdeuxans. Avant,
il était policier.Désormais,il est «gilet jaune».
Avant, il n’avaitjamaismilité.Et maintenant,
il songeàmonterune liste aux municipales
pours’impliquervraimentdanssa ville,au
nom du grandmouvementpopulaire.
MathieuBerthelot,lui, il sait très bien pour-
quoi àBordeaux«çaapété»plus qu’ailleurs.
D’abord,àcause de la gestiondu maintiende
l’ordre.L’ ancienpolicierle dit sans prendrede
détours:«Lapremière chosequ’onnous
apprendàl’écolede police,c’est que la réponse
doit être proportionnelle.On doit éviterla force
physique,ne pas leverla mainsur quelqu’un
qui n’est pas menaçant,être dans la retenue.Et
là, ce qu’il s’est passé,c’est tout le contraire...
Le préfetnous amis la totale.La techniquede
l’énervement,balancerdes lacrymostoutesles
vingtminutes...Un vrai carnage.»
Le chef des opérationsde policede l’époque,
le préfetDidierLallementavoulu dompter
la ville.L’ Observatoiregirondindes libertés
publiquesadénoncédansun rapportde
60 pages,menéde mi-novembreàfinfévrier,
sa«politiqued’intimidation».Cecollectif,
qui regroupeplusieursorganisationsdont le
Syndicatdes avocatsde France,Greenpeace,
la Liguedes droitsde l’hommeou encore
Médecins du monde,s’est appuyésur des
observations,des vidéos,et une quarantaine
de témoignageset de signalements.Craint
par ses collaborateurs,Lallementvoit son


nomgravédésormaisdanstoutesles
mémoiresdes «gilets jaunes». Depuis,il a
été promuau posteprestigieuxde patronde
la préfecturede policede Paris.
L’ autreraisonavancéepar MathieuBerthelot
est plus structurelle,commedisentles socio-
logues.«Çaapété àBordeauxparceque
l’immobilieraexplosé(plus 40 %endix ans).
280000 euros au minimumpour devenir
propriétaire.Et la lignegrandevitesse
–inauguréeen 2017–aaccentuéla fracture
sociale.Les Parisiens,les Nantaisqui ont
les moyensont été attiréscommedes mouches.
Et nous,les Bordelaismodestes,on aété reje-
tés àl’extérieur.Engros, depuisdes années,
le message,c’est :“On veut bien que vous tra-
vailliezdansla ville mais,le soir,onneveut
plus vous voir.”Mêmeles retraitéssont obli-
gés de partir.70%des maisonsde retraite
ont été créésàCestas,la banlieueoubliée.
Juppéafait un travailincroyablepour
transformer la ville,mais maintenant,il faut
se manger50 km pouren profiter.»
Étrangement,ce diagnostictrès «gilet jaune»,
PatrickSeguin,le représentantdes entre-
prisesde Bordeaux,n’est pas loin de le parta-
ger.«Ilyaunfosséqui se creuseentreune
métropoleriche et des territoirespériurbains,
admet-il,entreconcentrationdes richesses
dans l’hypercentre,et désertificationalentour.
Il yaquelquesmois,j’avaisfait la tournée
desterritoires,poursuit-il.Vers Sainte-Foy-
la-Grande.50 %dechômage.Mêmeles élus
nous appelaient au secours.“Ça vanous
péteràlagueule.”J’en avaisparléavec
Juppé,maisil ne comprenaitpas. »

L

’amourparadoxaldes «gilets
jaunes»pourjuppé,c’est une
autreparticularitéborde-
laise.On pouvaittrouverdes
mannequinsd’Emmanuel
Macronpenduau gibet,mais
jamaisun Juppémaltraité.«Onadu mal à
critiquerJuppé,admetBerthelot.C’estun
peu le tontonàqui l’on trouvedes excuses.
Il yaun truc un peu irrationnel.»L’aura
de l’ancienmaireauraitparticipéàl’ampleur
du mouvementàBordeaux,veut croireson
successeurNicolasFlorian.«Ilyaeuune
forme de magnétismedes “giletsjaunes”qui
se disaientqu’envenantàBordeaux,la ville
d’AlainJuppé,plutôtque de bloquerles
ronds-points,ils auraientune écoute,une
audience biensupérieure.»Lorsque Nicolas
Florians’est installédans le fauteuild’Alain
Juppé,partiprécipitammentrejoindre
le Conseilconstitutionnelen février,ilest
gagnépar une certaine appréhension.«J’ai
ressentiun peu de peur,jene le cachepas.
J’arrivedansdes circonstancestrès particu-
lières.»Aujourd’hui,toujourssoutenupar
l’ancienmaireemblématiquede la métropole

IllustrationsArtusde Lavilléonpour MLemagazinedu Monde—3août 2019


••• bordelaise–une photodes deuxamis trône
dansson bureau–, Floriansait qu’ildevra
composeravecces problématiquespour
les prochainesélectionsmunicipales
de mars2020.«Ontravailleaujourd’hui
avec JacquesMangonàlamétropolepour
avoir du logement abordable.Onimpose
aux promoteurs et aux opérateursun prix
de sortiequi ne dépassepas 3000 euros
du mètrecarré.Et je suis partisande le faire
sur tout Bordeaux.»
Pour PatrickSeguin,le présidentde la CCI,
cetteaffaire ne sera pas résolueen une seule
électiontant le problèmes’est enkystédepuis
des années.«Onessaied’inciteràvenir des
entreprisesen provenanced’autresrégions.
Maiselles veulenttoutesêtre dans le centre-ville.
Parceque les collaborateursveulentse rendreau
bouloten trottinette.Depuistrenteans, on
marchesur la tête. On est tous responsables.La
gentrificationétait prévisible,maison ne s’est
paspréoccupésdes gens qui étaientchassésdu
centre-ville.C’est une fautepolitiquede trente
ans.»Est-ceque ça va s’arranger?«Jenevois
pas comment,intervientMathieuBerthelot.
Commeles budgetsmunicipauxbaissent,il n’y
aurapas forcémentde connexionsentre les dif-
férentsterritoires.»Et les connexions,ce serait
le débutde la solution.
Ici, en centre-ville,les cortègesont disparu.
Maislà-bas,rien n’estterminé.Les «gilets
jaunes»s’unifientdans les banlieues.«Ilya
des fusilsdansles campagnes»,s’amuse
StéphaneCarbiener,qui dirigeune boîtede
conseilenimmobilieret n’a pas du tout l’air
d’unfou furieux,plutôtle représentant
d’uneclassemoyenne,passablementpolitisé,
de gauche, et qui sautelepas versunmilitan-
tismelocal.Il est l’un des porte-paroledes
«gilets jaunes»dudépartement.Il compte
7000 contactssur sa page Facebooket organise
des réunionsde groupesle plus souventpos-
sible.«Onessaye de créer un germe de démocra-
tie horizontale,avec une chartede valeurscom-
munes.Parveniràune ébauchede structuration
est assez miraculeux.On veut avoirde l’impact
sur la vie du pays,redevenirresponsables.»
Parceque,commele dit MathieuBerthelot,
déçude la fin du mouvement:«Rien n’a
changé.On nousprendpourdes pestiférés
aprèsnousavoir d’abord prispourdes
bourrins.»Depuisces manifestations,
Farah,professeured’université,regarde
Bordeaux,sa ville de toujours,autrement.
«Maintenant, quandje passe place
Pey-Berland,je me souviensd’un gars qui a
eu une joue arrachéepar un tir de LBD.
Je me souviensausside cette fille qui s’en est
pris un dansla tête. Du pompierblessé
devantmoi.Les rues bordelaises,si pai-
sibles,je ne les vois plus pareil,elles sont
devenuesle lieu du combat.»
La semaineprochaine:lemomentoù LR
achangéson fusil d’épaule.


28
Free download pdf