Le Monde Magazine Du 3 Août 2019

(Dana P.) #1

voir les trésorsde l’humanitéconservésen Occidentplutôt
que sur leurs terresd’origine.On connaîtleur rengaine:voyez
commel’exemplairedu BritishMuseumest intactdans sa
vitrine,alors que celui de Bagdad,peut-êtredérobépar ceux
qui devaienten assurerla protection,adisparuàtout jamais.
«C’eststupide,injusteet condescendant»,assènedepuis
New York MatthewBogdanos,qui ajoute,amer :«Cettelionne
mehantetoujourscarellemerappellequemamissionaété un
échec,et je n’utilisepasce motàlalégère.»
Pourcomprendreson dépit,il faut rembobinerle fil d’une
guerreéclairqui aplongédurablementl’Irakdans le chaos.Le
20 mars 2003,l’Amériquede GeorgeW. Bushdéclarela guerre
àl’Irak au motifque le régimede SaddamHusseinfabrique-
rait des armesde destructionmassive.Le lundi7avril 2003,
les tanksaméricainsconvergent vers le palaisprésidentielet
le ministèredu pétrole.Tout près,se trouvele Muséenational,
où se sont repliésles combattantsirakiens,tirantdepuis
l’enceintesur les blindésaméricains.Aux premierslancersde
grenades,les conservateursdu muséeont levé le camp,non
sans supplierles GI de protégerleurs collections.En vain.«Il
suffisait d’untanketd’une demi-douzaine d’hommes pourévi-
tercettecatastrophe»,confieraau quotidienLibérationfeu
l’archéologueirakienDonnyGeorge, promudirecteurdu
muséedurantl’occupationaméricaine.Ses confrèresétrangers
avaientaussialertéle départementd’Étataméricaindes
risquesde pillageintensif,tout comme l’Unesco, qui avait
remis auxÉtats-Unis une liste des sites àprotéger,dont le
musée.Créé en 1926,l’établissementdétenaitl’unedes plus
riches collections au monde d’objets–près de 170000 pièces –
issus de la Mésopotamie,cetterégionantiquesituéeentrele
Tigre et l’Euphrate,qui correspondàl’Irak actuel.«Personne
ne nousaécoutés,ce n’étaitpasleurspréoccupations»,soupire
MarkAltaweel,professeurd’archéologieàl’Universitéde
Londres.«Les Américainsontprotégéle ministèredupétrole
maispasle musée,peut-êtreparcequ’ilreprésentaitpoureuxle
symbolede l’Étatirakien,quiglorifiaitle patrimoinebabylo-
nien,et de Saddam,quise voyaiten nouveauNabuchodonosor»,
supputel’archéologuefrançaisMartinMakinson.
En quarante-huitheures,les 10 et 11 avril 2003,le complexe
composédetrois bâtiments est mis àsac :vitrinesbriséesou
soigneusementdécoupées,statuesfracassées,parfoisdécapi-
tées, bureauxsaccagés.Au sous-sol,certainscoffres ont été
forcés,d’autresbizarrementlaissésintacts.C’estdansce
champde ruinesque débarque quelquesjoursplus tard
MatthewBogdanos.Fils d’un restaurateurgrec, ce magistrat
new-yorkaisspécialistedes homicidesest militairede réserve,
engagévolontaireaprèsles attentatsdu 11 septembre2001.Il
est familierdes scènesde crime,des chambresaux murs tapis-
sés de sang et des cadavresencorechaudsexhalantune étrange
vapeuren plein hiver.EnIrak,sa tâcheest double:démanteler
des cellulesterroristeset trouverles preuvesd’armesillégales
en violationdes résolutionsde l’ONU. Il s’adjoindra une
troisièmemission,retrouverles objetsvolésdu musée.Pour
convaincreses supérieurs,il avancedes argumentsrationnels:
«Lefinancementduterrorismeet le marchénoirdesantiqui-
téssontliés.»Mais en son for intérieur,ilest effondré.«Jeme
suisditen voyantles vitrinesvides:“MonDieu,c’estBabylone,
c’estle berceaude la civilisation,c’estunecatastrophe!” »
Dansson livre,l’hommede devoir,habituéàrecevoiret à
donner desordres,ne remetjamaisen causele bien-fondé
d’uneguerrepourtantbaséesur le mensonge.Il justifie
mêmel’inactionde l’arméeaméricaine,assurantque la seule
façondesécuriserle muséeauraitété de le bombarderou de
le mitrailler,cequi biensûr étaitexclu.Maisle boxeur


expérimentéqui, àBagdad,ne quittaitjamaisson Beretta
9mm, aunprofil atypique.À12ans, sa mèrelui afait lire
L’ Iliade.Adulte,il maîtrisele latin et le grec ancien,et s’est
suffisammentpassionnépour l’archéologiepour distinguer
un objetakkadiend’unsumérien,originairesde deux
empiresinstallésrespectivementdans la partieméridionale
et septentrionalede la Mésopotamie.
Les pilleurs,eux aussi,savaientoù ils mettaient les pieds.
«C’étaitcommes’ilsavaientunelistedecourses»,raconte
MatthewBogdanos.Probablementcornaquésàdistancepar des
marchandsou des collectionneurscrapuleux,parmilesquelsdes
Occidentaux,et sans douteaidéspar des complicitésinternes,
ilsont fait le tri, délaissantla copiedu code d’Hammourabi,le

recueiljuridiquele plus completde l’Antiquité,dont l’original
est conservéau Louvre.Ils ont tout autantignoréle squelette
néandertalien, vieuxde45000 ans, et un taureauailé assyrien
de 47 tonnesdifficilementtransportable.Les voleursse sont
emparésen revanched’unetrentainede piècespharesdu
musée,commele vase d’Uruk,daté de 3100 avantJ.-C.,arraché
àson socle,la tête de femmeen marbrede Warka, une statue
millénaireinspiréede la déesseInanna...et la plaqueen ivoire
représentantune lionneprenantun Nubienàlagorge.
Cettedernièreprovientde Nimroud,au nord de l’actuelIrak,
qui fut la capitalede l’Empireassyrien.Le site avait déjà été
partiellementfouilléen 1845par le BritanniqueAusten
HenryLayard.C’estau fondd’unpuitsque,dansles

“Ilyaquelque chose


d’amoureux et de sensuel


dans cetobjet.Onyvoit


un mystèretypique


du Moyen-Orient :rien


n’estjamaiscomme vous


le voyezdeprime abord.


Et la vérité estlapremière


victime de la guerre...”
MatthewBogdanos,magistratet anciensoldataméricain

•••

Free download pdf