Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1

14 |culture JEUDI 1ER AOÛT 2019


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Les carnets de voyage d’Utagawa Hiroshige


Le Musée Guimet expose une série d’estampes du Japonais représentant les divers paysages de la route du Tokaido


ARTS


T


ous les voyageurs qui
ont sillonné le Japon
connaissent cette route,
équivalent nippon de la
66 américaine. Reliant Tokyo à
Kyoto, l’axe, qui longe la côte est
de l’île d’Honshu, offre au regard,
sur quelque 500 km, des points
de vue inoubliables – Odawara,
Hakone, Mishima, Nissaka, Na-
kayama, Ise... Ouverte à l’époque
du Kamakura (1185-1333), cette
route, alors la plus importante
commercialement et politique-
ment, prit une dimension parti-
culière à l’époque Edo (1603-1868),
les seigneurs ( daimyo ) étant tenus
d’effectuer tous les deux ans avec
leur cour ce trajet menant de la ré-
sidence du shogun (chef militaire
suprême) à celle de l’empereur.
Aujourd’hui, on peut relier
les deux villes en deux heures
et demie à bord d’un train à
grande vitesse, le Shinkansen. Au
XIXe siècle, le périple durait deux

semaines, à pied, à cheval ou en
palanquin. L’artiste Utagawa Hi-
roshige (1797-1858) l’a effectué
dans le sillage du shogun Toku-
gawa Ienari en 1830, croquant
dans de petits carnets les paysa-
ges et les scènes de la vie quoti-
dienne observés au fil du périple.
Un parcours scandé par 53 étapes-
relais distantes d’environ 8 km où
le voyageur pouvait se reposer
et se ravitailler. Ces esquisses ont
donné lieu à une série d’estampes
( ukiyo-e ) au format 25 × 36 cm inti-
tulée « Sur la route du Tokaido »
qui connut un immense succès.
D’autres artistes, flairant le bon
filon, ont réalisé des œuvres
similaires, mais la série d’Hi-
roshige demeure la plus célèbre


  • son atelier en produisit quelque
    10 000 exemplaires.
    C’est l’un de ceux-ci, publié
    en 1833-1834 et extraordinai-
    rement bien conservé, issu de la
    collection de Jerzy Leskowicz, que
    présente le Musée des arts asiati-
    ques Guimet à Paris. Le visiteur


le découvre en effectuant le tour
de la rotonde du deuxième étage,
où les 53 estampes – auxquelles
s’ajoutent deux œuvres repré-
sentant le point de départ du
parcours, le pont de Nihonbashi à
Tokyo, et le point d’arrivée, le
pont Sanjo à Kyoto – sont expo-
sées sous vitrine.

Un extraordinaire album
On est d’abord frappé par la splen-
deur des couleurs et notamment
le bleu de Prusse (appelé au Japon
bleu de Berlin). Obtenu chimi-
quement, importé de Hollande, il
entre dans la palette des artistes
nippons (notamment Hokusai)
vers 1830, remplaçant l’indigo,
qui supportait mal la lumière, ou
le lapis-lazuli, venu d’Afghanis-
tan et hors de prix. Hiroshige
l’utilise abondamment pour don-
ner aux cieux, lacs, mers et cours
d’eau une teinte aussi intense que
lumineuse. Brume légère, lever de
soleil sur le mont Fuji, soir de
lune : le peintre marie le blanc, le

rose et l’orange pour créer de
beaux jeux de lumière.
Si les paysages imposent leur
majesté, débordant même parfois
du cadre, il faut s’approcher pour
observer dans le détail les petits
personnages qui s’égayent sur
chaque estampe. « Outre un té-
moignage passionnant sur les der-
nières années du shogunat, c’est
toute une vie quotidienne que l’on
découvre au long de la route »,
indique Cristina Cramerotti, com-
missaire de l’exposition. Hom-
mes, femmes et enfants de toutes

conditions, seigneurs, serviteurs,
paysans, voyageurs : on suit leurs
aventures d’estampe en estampe
comme autant de saynètes. Tra-
versée périlleuse d’une rivière,
halte dans un sanctuaire shinto
ou une maison de thé, pause en
bord de route pour fumer une
pipe, cuisson d’un repas sur un
feu de bois, jeu avec des chiens...
Hiroshige nous fait partager les
bonheurs et les tourments vécus
par ces compagnons de route.
Cette période où les Japonais dé-
couvrent le voyage d’agrément
donne également lieu à une in-
tense production littéraire et voit
apparaître les premiers guides,
ouvrages truffés de bonnes adres-
ses à destination du routard japo-
nais de l’époque pour manger,
dormir, acheter de nouvelles san-
dales... Le Musée Guimet en pré-
sente un exemplaire datant de
l’époque Edo également issu de la
collection Leskowicz.
On peut découvrir aussi, à la sor-
tie de l’exposition, un extraordi-

naire album protégé par un étui
précieux en bois recouvert de
soie réunissant 166 estampes
signées par divers artistes, Uta-
gawa Kunisada, Toyohara Kuni-
chika, Kawanabe Kyosai, Utagawa
Yoshitora... Monté de manière ori-
ginale en accordéon, l’album est
présenté en partie déployé, ce qui
permet de comparer les styles,
l’utilisation de la perspective et
des couleurs. Et aussi la manière
de croquer les personnages par-
courant la route du Tokaido,
« franchissant les nuées, traversant
les brouillards » , selon les mots
d’un lettré anonyme qui, en 1242,
emprunta cette voie et en livra un
récit émerveillé ( Voyage dans les
provinces de l’Est , traduit du japo-
nais par Jacqueline Pigeot, Galli-
mard-Le Promeneur, 1998).p
sylvie kerviel

« Sur la route du Tokaido »,
Musée des arts asiatiques
Guimet, 6, place d’Iéna, Paris 16e.
Jusqu’au 23 septembre.

On suit les
aventures des
personnages
d’estampe
en estampe
comme autant
de saynètes

Cinq de cœur joue


la carte de la cocasserie


Le quintet vocal distille son art de la fantaisie
dans « Oh la belle vie », au Théâtre de Paris

SPECTACLE


T


out commence par des
ronflements. Qui pren-
nent une cadence ryth-
mée, deviennent des notes. Oh
la belle vie! , spectacle de la troupe
Cinq de cœur, débute ainsi, par un
éveil. Et se terminera de la même
manière, par le sommeil qui ga-
gne celles et ceux qui entre-temps
nous auront entraînés en chan-
sons, airs classiques, pop et soul,
musiques de films et de séries té-
lévisées, durant une journée d’ac-
tivités sportives, de randonnées, à
la plage, souvent prétexte à des
jeux de séduction variés.
Formé au début des années
1990, Cinq de cœur a régulière-
ment enchanté par sa science de
l’art vocal mis au service de spec-
tacles pleins de fantaisie et de
cocasserie. Dans le genre, c’est
l’une des formations les plus
exactes, virtuoses, talentueuses,
aussi bien dans les techniques du
chant que dans les situations de
comédie. Au cours des ans, la
distribution de Cinq de cœur a
changé, mais pas son exigence à
manier au mieux ces pratiques.
Actuellement, ce sont Pascale
Costes, Sandrine Mont-Coudiol,
Karine Sérafin, Patrick Laviosa et
Fabian Ballarin qui la constituent.
Dans Oh la belle vie! , Cinq de
cœur s’est donné pour règle de
piocher, dans un fouillis de pa-
piers, une expression à utiliser
durant le spectacle. Ce soir, il
s’agit de « pas gêné », « au temps
pour moi », « j’ai compris » et « ah
ben d’accord ». Lesquelles vien-
nent se glisser parfois même dans
les mélodies, sans que l’on per-
çoive si elles sont placées à des
moments travaillés en amont ou
bien s’il s’agit d’improvisations.

Un passage de pur délire
Au répertoire du spectacle, une
quarantaine d’airs. Certains sont
complets, d’autres sont des ex-
traits, dans un tourbillon formida-
ble, poussant à l’occasion aux limi-
tes de l’exagération, mais sans y
tomber, les manières du crooner,
de la chanteuse lyrique, des forma-
tions vocales traditionnelles, de la
chanteuse soul... Cinq caissons,
qui peuvent être transformés, dé-
placés, deviennent des armoires,
des vestiaires, des cabines de
plage, un bar, des lits, des endroits
pour abriter les rencontres amou-

reuses et leurs secrets. Le travail
sur le détail des gestes, les person-
nages en arrière-plan, les mouve-
ments lors des différents tableaux,
rappellent un peu les légèretés
absurdes des films de Jacques Tati.
Il y a ainsi beaucoup à voir et à
entendre. Des airs célèbres com-
posés par Vivaldi, Schubert,
Chopin, Mozart, Richard Strauss,
Leonard Bernstein, Nino Rota,
Tom Jobim, Ennio Morricone.
Des succès de la chanson signés
Gainsbourg, Sacha Distel ou Otis
Redding. Quelques bêtises savou-
reuses comme Il va falloir se met-
tre au régime, boogie des Parisien-
nes, ou Pourquoi m’as-tu mordu
l’oreille, parodie d’Aznavour,
qu’enregistra Jean Yanne en 1964.
A chaque thème, un arrange-
ment, une trouvaille dans le pla-
cement des voix, l’interaction en-
tre les interprètes, la connais-
sance des styles qui permet les dé-
tournements. Sans en dévoiler
toutes les surprises, dans les mo-
ments de comédie, qui offrent
aussi quelques parenthèses de jo-
lie émotion, l’on verra notam-
ment un long, long, long tuyau de
douche, des guimauves pour du
jonglage vocal et buccal, des
échanges de petits mots comme
des quiproquos, de la gymnasti-
que, une poursuite en tapis rou-
lant, une brosse à dents géante. Et
un passage de pur délire, qui voit
s’entrechoquer Stop, succès de la
chanteuse Sam Brown, avec La Jo-
lie Petite Libellule, que Sim inter-
prétait dans Elle boit pas, elle fume
pas, elle drague pas, mais... elle
cause (1970), de Michel Audiard, le
motif de la série fantastique X-Fi-
les et la Cold Song de l’opéra King
Arthur, de Purcell.p
sylvain siclier

Oh la belle vie !, par Cinq
de cœur, jusqu’au 1er septembre
au Théâtre de Paris, 15, rue
Blanche, Paris 9e. De 29 € à 39 €.

Une formation
virtuose, aussi
bien dans les
techniques du
chant que dans
les situations
de comédie

OpéraBastille-Théâtredes Bouffes du Nord-Cinéma BeauRega rd

Programme et inscription surfestival.lemonde.fr


imagine 4-7 octobre 2019

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