Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1

16 | JEUDI 1ER AOÛT 2019


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Le fils de la « terre jaune »


XI JINPING, UN DESTIN CHINOIS 3 | 6 Durant la Révolution culturelle,


le numéro un chinois passe sept ans à la campagne. Si la vie


dans la province du Shaanxi, ancien bastion de son père, a été


particulièrement dure, cette période a surtout été fondatrice


D


ans le train spécial qui les
emmène de Pékin à Yan’an


  • l’ancien bastion des com-
    munistes dans les années
    1930 et 1940 –, l’excitation
    est à son comble ce 13 jan-
    vier 1969. Mille enfants de la révolution,
    parmi lesquels Xi Jinping, occupent les
    wagons cahotants. Elevés dans le culte des
    héros et des martyrs du parti, ils ont le sen-
    timent de remonter le temps et d’accomplir
    le même chemin glorieux que leurs parents.
    Plus de deux ans après le déclenchement de
    la Révolution culturelle (1966-1976), ils ont
    obéi à l’appel du président Mao. En décem-
    bre, il a décidé de vider les villes d’une jeu-
    nesse trop turbulente et de faire appel à l’ar-
    mée pour éviter une guerre civile : « Il est
    nécessaire que les jeunes instruits
    [le nom
    que leur a donné le Grand Timonier] aillent
    dans les campagnes pour être rééduqués par
    les paysans pauvres et moyens »
    , a-t-il écrit
    dans un texte publié par Le Quotidien du
    peuple
    , l’organe du Parti communiste chi-
    nois, puis lu à la radio.
    Mao a établi cinq catégories pour le monde
    agricole chinois : propriétaires fonciers, pay-
    sans riches, paysans moyens, paysans pau-
    vres et ouvriers agricoles. Moins d’un mois
    après son appel, les « jeunes instruits » de la
    capitale se dirigent donc vers Yan’an, à
    1 000 kilomètres au sud-ouest de Pékin, dans
    la province du Shaanxi, loin de leurs familles.
    Les paysages défilent, ils vont quitter cette
    ville qui, pour beaucoup, les a vus naître.
    Dans cinq jours, au terme d’un voyage épui-
    sant – après le train, ils seront transportés
    dans des camions sur des routes mal entrete-
    nues –, ils arriveront dans la fameuse « terre
    jaune », cette région pauvre et encaissée où
    les paysans vivent chichement dans des grot-
    tes creusées dans le lœss, là même où les
    troupes exsangues du Grand Timonier, à l’is-
    sue de la Longue Marche, avaient rejoint,
    dans les années 1930, les révolutionnaires de
    la première heure qui y avaient fondé un so-
    viet. Pourchassés par l’armée nationaliste, les
    soldats maoïstes y avaient établi leur quartier
    général et refait leurs forces avant la dernière
    offensive victorieuse de 1949.
    Assis sur des strapontins de bois, les jeu-
    nes gens lisent Le Petit Livre rouge , ce recueil
    de citations de Mao sélectionnées par son
    dauphin, le maréchal Lin Biao. En chœur, ils
    reprennent les chants révolutionnaires,
    dont le plus connu, L’Orient est rouge :
    « L’Orient est rouge, le soleil se lève/La Chine
    a vu naître Mao Zedong/Il œuvre pour le
    bonheur du peuple/Il est la grande étoile sau-
    vant le peuple/Le président Mao aime le peu-
    ple/Il est notre guide. »
    Chacun communie
    dans la dévotion de ce dirigeant élevé au
    rang de quasi-divinité.
    A vrai dire, personne n’a vraiment eu le
    choix. « A l’époque, on ne se posait pas la
    question de savoir si on y allait ou pas,
    a expli-
    qué l’un d’eux, Dai Ming, interrogé en 2016
    pour un livre de témoignages (« Les sept
    années de jeune instruit de Xi Jinping », édi-
    tions de l’Ecole centrale du Parti commu-
    niste, 2017, non traduit). C’est comme si on
    avait été emporté par une immense tempête.
    Si on n’avait pas répondu à l’appel
    [de Mao] ,
    on aurait sûrement eu des problèmes. Les
    vieilles dames des comités de quartier, nos
    professeurs, les membres des comités révolu-
    tionnaires, tous seraient venus nous voir pour
    nous pousser à partir. »

    Même les bagages portent la trace de cette
    ferveur révolutionnaire. Sur leurs malles en
    bois sont gravés des portraits de Mao ou des


slogans tels que « Pour naviguer sur l’océan, il
faut s’appuyer sur un timonier » ou « Les jeu-
nes instruits vont à la campagne ». Avant de
partir, sur l’esplanade de la gare de Pékin, on
a pris des photos de groupe, qui traduisent
une ambiance de fête : des gros nœuds rou-
ges sur la poitrine des garçons, des fleurs
pour les filles. Un camarade porte un por-
trait du Grand Timonier, un autre des cita-
tions de ce dernier. La gare est prise d’assaut
par amis et parents venus faire leurs adieux.
Militaires, policiers et employés des che-
mins de fer tentent de mettre un peu d’ordre
dans cette marée humaine.
Xi Jinping est venu seul. Mais, soudain,
depuis le wagon dans lequel il a pris place, il
voit surgir sa sœur, Qiaoqiao, son aînée de
quatre ans. Elle lui donne un sac de fruits,
l’implore de faire attention à lui. Autour, on
verse des larmes. Pas ces deux-là. Xi Jinping a
beau n’avoir que 15 ans, il a déjà vécu des
moments dramatiques. Il est heureux de
partir. Au moment de quitter ses proches, il
leur a d’ailleurs confié : « C’est si je ne pars pas
que je vais pleurer. Qui me dit que j’ai un ave-
nir ici? Donc ne pleurez pas. » Au milieu de ces
jeunes enthousiastes, l’adolescent souffle.
Il faut dire qu’un peu plus de deux ans au-
paravant, les débuts de la Révolution cultu-
relle ont été durs. Un proche de son père, Yang
Bing, a décrit, dans un témoignage publié en
Chine en 2012, juste avant l’accession de Xi
Jinping à la présidence, des épisodes éprou-
vants : en compagnie de cinq adultes, le jeune
homme, alors âgé d’à peine 13 ans, a dû subir
une féroce session de critiques organisée par
les gardes rouges à l’Ecole centrale du Parti,
où sa mère avait été assignée à résidence. Se-
lon ses accusateurs, il aurait eu des paroles
critiques envers la Révolution culturelle. Ce
fils de « traître » – son père a été limogé,
en 1962, de son poste de vice-premier minis-
tre, accusé d’appartenir à une « clique anti-
Parti » – est mis au pilori pour avoir emprunté
la voie du capitalisme. Pas de quartier pour
les ennemis du socialisme!

SECRET DE FAMILLE
Son jeune âge ne le préserve pas. Tout
comme les cinq adultes, dont l’ancien direc-
teur de l’Ecole centrale du Parti, on le force à
porter des chapeaux en métal. Ils sont
lourds, ils font mal et Jinping est obligé de
retenir le sien avec ses deux mains pour
l’empêcher de tomber. Cruauté suprême : sa
mère, dans la foule, participe au défer-
lement de haine...
Quelque temps plus tard, par une nuit plu-
vieuse, un Xi Jinping affamé et frigorifié sur-
git à l’improviste chez elle. Il lui demande à
manger et la possibilité de se changer. De
peur de se voir taxer de contre-révolution-
naire et pour protéger ses autres enfants, le
frère et la sœur cadets de Jinping, Qi Xin lui
claque la porte au nez. Elle le dénonce même
aux autorités. Jinping trouve refuge au Palais
d’été tout proche où un vieil homme chargé
de surveiller les lieux s’occupe de lui. Le len-
demain, il est arrêté et envoyé dans un camp
de rééducation de Pékin. En 2004, interrogé
par la télévision, il se souviendra de cette
période tourmentée : « On me disait : “Tu
mériterais d’être fusillé cent fois !” Je trouvais
qu’il n’y avait aucune différence entre être
fusillé une fois et cent fois. Pourquoi avoir
peur? » De la trahison de la mère, il ne sera
cependant jamais question. Secret de famille
enfoui au plus profond.
Il n’est donc pas étonnant que ce soit Xi
Jinping en personne qui ait demandé à partir
à la campagne. Tout plutôt que d’affronter

encore ces brimades et ces tortures. Et pas
n’importe où : dans le Shaanxi, la terre d’ori-
gine de son père, celle où ce dernier a fait la
révolution. A l’époque, Xi Zhongxun avait été
parmi les premiers à s’engager au sein du
Parti communiste et à établir un soviet.
Xi Jinping n’a pas encore l’âge légal pour
partir. Il n’a pas encore 16 ans et compte un
an d’avance dans sa scolarité. Il lui faut donc
l’autorisation du comité révolutionnaire de
l’Ecole du 1er août, qu’il fréquente à Pékin,
pour que son hukou – le permis qui assigne
tout Chinois à son lieu de résidence et de tra-
vail – soit transféré. Une professeure, qui
apprécie cet élève studieux, tente de le dis-
suader de partir. S’il attend, peut-être pour-
ra-t-il rester dans la capitale comme ouvrier,
lui dit-elle. Mais il refuse. Il veut s’échapper.

LE CONTEUR DU VILLAGE
Quand l’adolescent arrive dans la région,
tout le monde se souvient de son père, « Xi
lao », le « vieux Xi », surnommé à ses débuts
le « secrétaire bébé », tant il fut un dirigeant
précoce. Malgré ses problèmes politiques à
Pékin, l’homme reste apprécié : on n’a pas
oublié qu’il a toujours fait preuve de modé-
ration. Xi Jinping est envoyé dans un village
appelé Liangjiahe, avec un groupe de quinze
jeunes instruits, onze garçons et quatre
filles. En guise d’accueil, chacun reçoit un
exemplaire du Petit Livre rouge et une ser-
viette de bain blanche.
Pourtant, même s’il bénéficie de l’aura de
son père – « Les gens du coin étaient gentils
avec moi, car on était dans l’ancienne base de
mon père. (...) Du coup, beaucoup de gens
m’ont protégé, m’ont expliqué comment me
débrouiller, ce qui m’a rendu plus fort » , dira-
t-il –, les débuts sont rudes pour Xi Jinping.
Comme ses compagnons, il est arrivé tout
feu tout flamme. Mais voilà qu’il tombe de
haut, comme tous ses ardents camarades
pékinois. Certes, ils avaient participé à des
exercices militaires, ils avaient été envoyés
dans les villages des environs de Pékin pour
se frotter à la vie paysanne. Mais, cette fois,
ils découvrent la pauvreté. « Ce qui nous a
frappés à première vue, c’est ce côté reculé,
pauvre, loin de tout » , a témoigné, en 2017, Lei
Pingsheng, un des camarades de l’époque de
Xi Jinping, dans un livre de souvenirs, « Les
sept ans de jeune instruit de Xi Jinping ».
« Nous étions là pour vivre temporairement et
fuir Pékin, sans penser nous intégrer au peu-
ple. Nous n’étions ni habitués ni adaptés » ,
reconnaîtra Xi Jinping des années plus tard.
L’hiver est glacial, l’été caniculaire. La cave
troglodytique où il vit est infestée de puces.
Couvert de boutons, il se frotte jusqu’au
sang. Pour pouvoir dormir, il couvre le kang


  • le lit de briques que l’on peut chauffer l’hi-
    ver – de DDT, baptisé en Chine « la poudre
    666 ». La nourriture n’est pas celle de la ville :
    à Pékin, il était habitué au blé et au riz ; ici, il
    n’a droit qu’à des céréales moins raffinées.
    Les légumes frais sont rares. L’estomac s’ha-
    bitue difficilement aux légumes marinés
    que les paysans stockent dans des jarres. Ils
    en consomment tant en hiver que leur
    odeur imprègne les maisons.
    Les incompréhensions avec les villageois
    naissent de pas grand-chose. Xi Jinping
    donne du pain sec aux chiens qui viennent
    devant sa porte. Que n’a-t-il pas fait là...
    Dans cette terre de misère, l’histoire fait le
    tour du village : ces jeunes instruits qui
    nourrissent les chiens avec du pain, quelle
    honte, quel gaspillage! Et puis, il y a les
    travaux des champs, sans intérêt à ses yeux,
    et l’ennui qui le gagne...


« XI JINPING A FAIT


DE SON PASSÉ DE


JEUNE INSTRUIT UN


CAPITAL POLITIQUE


QU’IL NE VA CESSER


DE VALORISER AU


COURS DE SA


CARRIÈRE : C’EST UN


MOYEN IDÉAL DE


FAIRE OUBLIER QU’IL


EST AVANT TOUT UN


“FILS DE” »
MICHEL BONNIN
sinologue

Au bout de trois mois, Xi Jinping s’enfuit
vers Pékin. Arrêté, il est de nouveau envoyé
en camp de rééducation par le travail. Finale-
ment, il repart sur les conseils de sa famille.
De retour, il finit par surmonter les difficul-
tés pour trouver ses marques dans la société
paysanne. « Dans leurs œuvres, des écrivains
décrivent la tragédie qu’ont vécue les jeunes
instruits, mais ce n’est pas du tout ce que j’ai
ressenti, expliquera-t-il par la suite. Ce n’est
qu’au début que je me suis senti misérable,
mais à mesure que je me suis adapté à la vie
locale, et en particulier lorsque je me suis tota-
lement intégré aux masses, j’ai eu au
contraire le sentiment de me réaliser. »

« UNE CHINE EN MINIATURE »
A force de persévérance, il finit par entrer à la
Ligue communiste de la jeunesse puis au
Parti communiste après huit refus dans le
premier cas, dix dans le second. On lui repro-
che ses origines familiales? Il lutte pied à
pied et tempête : « Où est le verdict prononcé
contre mon père? Quand quelqu’un commet
une faute, il y a un verdict. Mais où est celui
contre mon père? » Il obtient gain de cause
après que les autorités locales ont consulté
l’usine où se trouve son père, Xi Zhongxun.
On leur répond, selon la terminologie en
vigueur à l’époque : le problème de ce der-
nier appartient à ce que Mao a taxé de « con-
tradictions au sein du peuple ». Un péché vé-
niel, beaucoup moins grave en tout cas que
les « contradictions entre nous et nos enne-
mis » , a jugé le Grand Timonier. Xi Jinping
fait son trou, au point d’être nommé respon-
sable du parti de Liangjiahe.
Les gens du village aiment rendre visite à
ce grand lecteur toujours prêt à raconter des

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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