Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1

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JEUDI 1ER AOÛT 2019 | 17


« XI JINPING A


LA PSYCHOLOGIE


DES GENS QUI


ONT EUX-MÊMES


ÉTÉ PUNIS, MAIS


ADHÈRENT À L’IDÉE


DE PURIFIER


LA SOCIÉTÉ EN


ÉLIMINANT LES


MAUVAIS ÉLÉMENTS »
FENG CHONGYI
spécialiste du pouvoir
chinois

histoires. Pour eux, les divertissements sont
rares : pas de télévision ni de cinéma dans ce
coin perdu. Il lui arrive ainsi de leur lire des
extraits d’un classique de la littérature chi-
noise, Le Rêve dans le pavillon rouge,
chef-d’œuvre du XVIIIe siècle et énorme
somme nourrie de plus de cent récits. Le
jeune citadin sait se faire apprécier.
Son entrée au Parti communiste permet-
tra à Xi Jinping de retourner à Pékin près de
sept ans après son arrivée dans le Shaanxi.
En 1975, il obtient le droit d’intégrer l’univer-
sité Tsinghua, pourtant considérée comme
un bastion des gauchistes, car tenue par des
proches de Mme Mao. Comment ce fils de
« traître » a-t-il pu y entrer? Lui affirme que
les deux dirigeants de l’université les plus
gauchistes étaient en tournée lorsque sa
demande a été examinée. Pour le sinologue
Michel Bonnin, auteur de Génération per-
due. Le mouvement d’envoi des jeunes ins-
truits à la campagne en Chine, 1968-
(Editions de l’EHESS, 2004), il est évident que
Xi Jinping a bénéficié de soutiens bien pla-
cés, comme bon nombre d’enfants de hauts
dirigeants. « Entrer à Tsinghua en 1974, c’est
un piston mérité politiquement » , affirme-t-il.
Aujourd’hui, le village de l’exil, Liangjiahe,
jouit des largesses du pouvoir. Il est devenu
un lieu fréquenté par les membres du parti,
desservi par des routes goudronnées. Il ne
faut plus quatre jours pour s’y rendre de
Pékin. La chambre de Xi Jinping, sa couver-
ture, sa lampe à huile, le puits qu’il avait
creusé, la ferronnerie qu’il avait créée, la sta-
tion de biogaz aujourd’hui disparue qui avait
permis au village d’avoir de l’électricité...
tout est prétexte à glorifier le passage du pré-
sident Xi en « terre jaune ».

Nulle part en Chine, le culte de la per-
sonnalité qui entoure le président chinois
n’y est aussi manifeste. Ce passage à la cam-
pagne a permis au fils de « prince » de se
poser en fils du peuple. Il en a fait l’acte
fondateur de sa vie politique. Dans un texte
rédigé en 2002, il affirme y avoir non seu-
lement noué un lien indéfectible avec les
« masses » – une formule classique de la
propagande communiste –, mais aussi
découvert le pragmatisme et la confiance
en soi : « A l’âge de 15 ans, quand je suis arrivé
à la “ terre jaune ” », j’étais perdu, indécis ; à
22 ans, lorsque j’en suis reparti, mes objectifs
dans la vie étaient clairs, j’avais confiance en
moi. En tant que serviteur de l’Etat, les
plateaux du nord de la province du
Shaanxi constituent mes racines. C’est là
qu’est né mon idéal inébranlable : me
consacrer au peuple. Où que j’aille, je serai
toujours un fils de la “ terre jaune ”. »
Désormais, tout est fait à Liangjiahe pour
nier cette tragédie que fut la Révolution
culturelle. Comme au musée consacré au
père de Xi Jinping, à Fuping, dans cette
même province du Shaanxi, on y cherche-
rait en vain la moindre photo en montrant
les horreurs. Cette stupéfiante réécriture de
l’histoire va même au-delà des discours
officiels qui, à Pékin, concèdent des « ex-
cès » au maoïsme. A Liangjiahe, la Révolu-
tion culturelle a offert aux jeunes urbains
l’occasion de se frotter aux réalités de la
Chine rurale et aux « masses ». « Xi Jinping a
fait de son passé de jeune instruit un capital
politique qu’il ne va cesser de valoriser au
cours de sa carrière : c’est un moyen idéal de
faire oublier qu’il est avant tout un “ fils de ” » ,
explique Michel Bonnin.

Selon la version officielle, Xi, qui réussit à
se faire nommer secrétaire de la section
locale du Parti communiste très vite après
son adhésion en 1974, déborda d’initiatives
dans ce village : il eut l’idée de creuser un
puits profond, de mettre en place une coopé-
rative permettant aux habitants de stocker
sur place les biens de première nécessité et
de créer une ferronnerie. D’ailleurs, com-
ment en douter? « Liangjiahe est une Chine
en miniature » , assure aux visiteurs – jusqu’à
15 000 par jour – l’exposition consacrée au
héros local devenu Père de la nation.

DU BAS DE L’ÉCHELLE AU SOMMET
Au-delà de la propagande, tout indique que
le jeune Xi était vraiment populaire. Sans le
soutien des villageois, il n’aurait sans doute
pas réussi à entrer à l’université en 1975. De
son côté, il a toujours affirmé, contraire-
ment à ses condisciples, avoir apprécié ce
séjour. « Mes sept années à la campagne
m’ont beaucoup apporté, déclarait-il
en 2000. J’y ai gagné une profonde connais-
sance des gens et ça a été une précondition
décisive pour mon travail par la suite. Si je
devais à nouveau travailler à la base, je
n’hésiterais pas une seconde et je le ferais
en toute confiance. » Dès lors, pourquoi
condamner la Révolution culturelle?
Pour Xi Jinping, la reconnaissance des
erreurs du parti – même en 2019 – est une
boîte de Pandore qu’il convient de garder fer-
mée. D’ailleurs, la Ligue communiste de la
jeunesse compte envoyer plus de 10 millions
de jeunes « volontaires » à la campagne dans
les trois prochaines années pour y promou-
voir le développement culturel, technologi-
que et médical, notamment « dans les ancien-

nes bases révolutionnaires, les régions d’ex-
trême pauvreté et les régions où vivent les grou-
pes des minorités ethniques ». Une révolution
culturelle 2.0, en quelque sorte. Une initiative
typique de Xi, ce fils du Shaanxi qui ne man-
que jamais de glorifier cette « terre jaune » où
s’était achevée la Longue Marche, en 1935.
Récemment, des dizaines de journalistes chi-
nois ont été invités à la parcourir à nouveau,
en 4 × 4, pour s’inspirer de leurs aînés. Après
l’échec des négociations commerciales avec
les Etats-Unis, Xi Jinping a promis « une nou-
velle Longue Marche » à ses compatriotes.
Sous-entendu, comme Mao à l’époque, nous
finirons par gagner – oubliant les dizaines de
milliers de cadavres laissés le long des routes.
Pour Feng Chongyi, chercheur spécialiste
du pouvoir chinois, basé en Australie, « Xi
Jinping a la psychologie des gens qui ont été
eux-mêmes punis, mais adhèrent à l’idée de
purifier la société en éliminant les mauvais élé-
ments. Il s’était échappé un jour de l’Ecole cen-
trale du parti, sa propre mère l’a dénoncé et l’a
renvoyé. Il a pu être profondément blessé. Ce
qui a pu le pousser à nourrir un désir de revan-
che et déclencher chez lui une soif de pouvoir ».
Et cette ambition, il l’a réalisée à la fois grâce
aux réseaux de son père – réhabilité à partir
de 1979 – et en demandant à nouveau,
en 1982, de repartir de la base : au plus bas de
l’échelle, comme secrétaire local dans la pro-
vince du Hebei. Le début d’une longue car-
rière et les toutes premières marches vers le
pouvoir suprême.p
françois bougon
avec frédéric lemaître (à pékin)

Prochain article L’ascension
d’un « prince rouge »

Xi Jinping
de retour, en 2015,
dans le village
de Liangjiahe
(province
du Shaanxi),
où il fit ses classes
de « jeune
instruit » auprès
des « masses »,
pendant
la Révolution
culturelle.
LAN HONGGUANG/XINHUA

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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