Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1

18 | JEUDI 1ER AOÛT 2019


0123


Candida et
Mariazinha
Korihana
thëri nettoie
nt un hocco,
dont les
plumes
seront
utilisées dans
la confection
de flèches,
à Catrimani
(Etat de
Roraima).
Photo
extraite
de la série
« A Forest
Year » (1974).
CLAUDIA ANDUJAR/
GALERIA VERMELHO

sao paulo (brésil) - correspondante

L’


aube n’a pas encore
percé la maloca (mai-
son collective). Dans la
pénombre, la fièvre
ronge son corps courbaturé. La
nuque posée le long du hamac, le
front recouvert de glace, Claudia
Andujar se sent glisser dans les
limbes. Elle n’a plus peur de la
mort, persuadée qu’en finir est
parfois préférable à la souffrance.
La maudite malaria, une fois de
plus, fait chavirer la photographe.
Sans doute l’a-t-elle attrapée quel-
ques jours plus tôt, lors de la
chasse où elle a accompagné des
Yanomami, les indigènes d’Ama-
zonie. Pendant de longues heu-
res, la femme suisse, élevée en
Transylvanie, qui a adopté le Bré-
sil comme une mère son enfant,
se laisse porter par les pas des
Indiens, suivant les chemins ta-
pissés de feuilles mortes, le visage
perlant de sueur, le corps
démangé par les moustiques, la
chevelure assaillie par les maca-
ques. Marchant mécaniquement,
elle laisse divaguer ses pensées.
« Je me voyais enfant en Europe.
Une Europe en guerre habitée par
une petite fille qui tentait désespé-
rément de se lier à quelqu’un.
Aimer et être aimée, être écoutée
était le souhait de mon enfance. Et
je n’ai pas réussi , écrit-elle dans ses
carnets de voyage. La marche me
nettoyait. La chaleur, la sueur,
l’épuisement, le bruit sourd des
pas. Je me sentais en paix, intégrée
à la forêt, à moi-même. Peu impor-
tait où nous allions et combien de
temps nous allions marcher. Je
m’étais trouvée. J’avais l’essentiel. »
Dans quelques heures, la photo-
graphe, encore fiévreuse, quittera
ce peuple qu’elle vient à peine de
connaître. Nous sommes au tout
début des années 1970. La Jeep
l’attend à Caracarai, petite ville
au fin fond de l’Amazonie. Il lui

faut rejoindre la « civilisation ».
« Dans ce monde où je suis née et
où j’ai grandi, j’ai appris que pour
être respectée il me fallait sourire
avec un visage propre et un regard
optimiste. » Son sac est prêt.
Claudia Andujar part sans faire
d’adieux. Son départ n’en est pas
un. Elle reviendra. La mort a cessé
de la hanter. Sa rencontre avec les
Yanomami a bouleversé sa vie.
Elle est ici chez elle.
« Je voulais me dédier à eux. »
Depuis son appartement de Sao
Paulo, perché tout en haut d’un
immeuble moderniste, la photo-
graphe de 88 ans fait le récit de
son aventure. Une vie. Les murs,
tapissés de souvenirs de ses péri-
ples chez les Yanomami, rappel-
lent au visiteur ce peuple à qui
elle a consacré son art et dont elle
contribue à assurer la survie. Elle
verse 30 % des recettes obtenues
de la vente de ses tirages à ceux
qu’elle appelle « ma famille ».

« LA LUTTE CONTINUE »
Il est près de 17 heures en cette fin
avril. Comme chaque soir, son ami
le missionnaire italien Carlo Zac-
quini l’appelle par Skype depuis
l’Etat du Roraima (extrême nord
du Brésil). Celui qui se vante de
n’avoir converti aucun Indien au
catholicisme s’est installé dans les
années 1960 dans la mission Catri-
mari, aux abords des aldeias (villa-
ges) yanomami. C’est avec lui que
Claudia découvre les indigènes,
c’est lui qui lui ouvre les portes et
les mystères de ce peuple aux cou-
tumes fascinantes. « La lutte conti-
nue » , dit-il après avoir conté le
récit des dernières attaques de
garimpeiros (orpailleurs clandes-
tins) contre les indigènes.
En dépit de la démarcation du
territoire yanomami, que Claudia
a arrachée en 1992 avec d’autres
militants, dont Carlo Zacquini et
l’ethnologue Bruce Albert, une
guerre officieuse a repris. Galvani-
sés par le discours du président

Jair Bolsonaro, qui prétend « inté-
grer l’Indien à la société moderne » ,
les garimpeiros envahissent les
territoires indigènes, polluent les
rivières au mercure, usant par-
fois de leurs armes pour tirer à
bout portant sur les popula-
tions qui osent barrer leur
chemin vers la fortune.
Mais lors de ce premier voyage,
en 1971, Claudia Andujar découvre
un peuple qui n’est pas encore en
danger de mort. Les Yanomami
sont pour elle un peuple pur. Une
population avec laquelle la photo-
graphe, dont la vie d’avant a été
ballottée entre la Suisse, la Hon-
grie et les Etats-Unis, ne se sent
plus une étrangère. « Les Yano-
mami parlaient sans cesse d’elle.
Elle était très populaire! Ils l’appe-
laient Napëyoma , “la femme blan-
che” » , raconte Bruce Albert.
Claudia Andujar a déjà rencon-
tré d’autres peuples indigènes du
Brésil sur les conseils de son ami
l’anthropologue Darcy Ribeiro.
M. Ribeiro lui a été présenté, ainsi
qu’un groupe d’intellectuels bré-
siliens, par l’architecte français
Michel Arnoult, un voisin qui
habite, comme elle, sur la place
Roosevelt, dans le centre de Sao
Paulo, à un jet de pierre du Copan,
le gratte-ciel tout en courbes de
l’architecte et poète du moder-
nisme Oscar Niemeyer.

Dès la fin des années 1950, la
photographe parcourt les Etats
d’Amazonie, du Mato Grosso, du
Tocantins... Elle se rend plusieurs
fois chez les Karaja, les Xikrin, les
Bororo. Avec son mari, le photo-
graphe américain George Love,
qu’elle épouse en 1968, elle peau-
fine son art, s’essaie aux effets
spéciaux pour percer l’univers
onirique des chamans. « Il faut
que le photographe ait conscience
que jamais, avec un appareil, un
objectif et un film, il ne pourra
reproduire la réalité » , lui explique
son mentor et compagnon, mem-
bre de l’Association des hélio-
graphes, un groupe de photogra-
phes valorisant l’abstraction et
la charge émotionnelle des ima-
ges. Cette maîtrise technique,
Claudia va la nourrir de ses velléi-
tés humanistes.
Le 17 décembre 1971, un avion
Cessna-185 atterrit près de la
mission Catrimari. A son bord,
Claudia Andujar et George Love.
Ils ne resteront que trois jours.
Mais Claudia sait qu’elle revien-
dra, séduite par l’innocence des
Yanomami, envoûtée par leurs
rites. Dès le mois d’avril 1972, elle
reprend l’avion, seule cette fois.
« Avec eux je me sentais bien » , dit-
elle. Claudia Andujar plonge dans
le monde urihi , celui de la « terre-
forêt ». « A l’époque, peu m’impor-
tait de ne pas parler la langue
yanomami. Nous nous compre-
nions avec des gestes et des mimi-
ques. Mes réponses, je les trouvais
dans leurs regards. La parole ne
me manquait pas. Je voulais obser-
ver. Absorber, pour traduire en
images ce que je ressentais. »
Epaulée par Carlo Zacquini, la
jeune femme entame une longue
série de séjours, chaque fois plus
longs, avec l’aide d’une bourse
accordée par la Fondation Gug-
genheim, aux Etats-Unis. Son tra-
vail, bien au-delà de la photo-
graphie, flirte avec l’anthropolo-
gie. A cette époque, le monde des

Yanomami est divisé en deux
camps – eux et les autres, les napë,
les non-Yanomami. « Je suis arri-
vée en blue-jean, ils m’observaient
avec curiosité, se demandant si
j’étais un homme ou une femme » ,
raconte Claudia en riant. « Elle
avait suscité une très grande curio-
sité, car c’était la première femme
non indigène à voyager en forêt et
à s’exposer sans crainte et aussi
amicalement à la curiosité des
femmes, sans cesse soucieuses de
vérifier son anatomie sous ses
étranges vêtements » , se souvient
aussi Bruce Albert.

« D’HOMME À HOMME »
Les Indiens perçoivent vite que la
photographe n’est pas comme
les autres Blancs. Curieuse sans
être invasive, elle observe et res-
pecte cette culture qu’elle veut
connaître et faire connaître.
Patiente, elle laisse d’abord de
côté son matériel, respectant la
coutume yanomami qui interdit
que l’on conserve les images
d’une personne après sa mort.
« Lorsque je meurs, toute trace de
moi doit disparaître ; si l’on garde
une trace, cela provoque trop de
douleurs chez les survivants et
l’âme ne peut aller au ciel : elle
continue de hanter les vivants » ,
explique Davi Kopenawa, caci-
que yanomami qui deviendra,

des années plus tard, l’ami de
Claudia au point de la considérer
comme sa propre mère.
Claudia ne s’autorise à pren-
dre des images qu’après avoir ac-
quis la confiance du peuple ya-
nomami. « Ma photographie a
grandi avec l’intérêt, l’engagement
et l’affinité que j’ai ressentis pour
l’Indien. Cela n’a jamais été de la
curiosité comme certaines person-
nes ont vis-à-vis d’un endroit exo-
tique. Jamais. Pour moi, ce fut tou-
jours une relation d’homme à
homme » , explique-t-elle en 1974.
Un an plus tard, elle affirme en-
core au quotidien Folha de Sao
Paulo , sa vision avant-gardiste,
refusant d’opposer la culture « ci-
vilisée » du Blanc à celle, préten-
dument primitive, de l’Indien.
« Comme l’observait Claude Levi-
Strauss, nous vivons un temps de
cultures parallèles » , dit-elle. Une
façon de partager l’approche anti-
exotique de l’Indien par le célèbre
ethnologue, qu’il développera
dans son livre Tristes Tropiques
(Plon, 1955).
En 1973, elle observe : « Les Yano-
mami semblent toujours heureux,
riant, criant et parlant. Il ne semble
pas exister ces tensions que nous
avons dans notre monde. J’observe
aussi que les Indiens mangent tout
le temps et semblent en meilleure
santé que nous. Le frère Carlo me
dit que personne n’est mort depuis
plusieurs années. » Quelques mois
plus tard, cette vision d’un
monde idyllique bascule. La
construction de la « périmétrale
nord », la route transamazo-
nienne, démarre, charriant avec
elle épidémies, violence et pros-
titution. La photographe com-
prend que faire connaître les
Yanomami au moyen de son art
peut aider à les sauver.p
claire gatinois

Prochain article Face à la
« périmétrale », boulevard
de la mort

Premiers contacts avec les Yanomami


« NOUS NOUS


COMPRENIONS


AVEC DES GESTES


ET DES MIMIQUES.


MES RÉPONSES,


JE LES TROUVAIS


DANS LEURS REGARDS »
CLAUDIA ANDUJAR
photographe

SUR LES TRACES DE CL AUDIA ANDUJAR 3 | 6 La photographe et militante brésilienne


découvre cette population amazonienne au tout début


des années 1970. Une rencontre qui va bouleverser sa vie et son travail


« LES YANOMAMI


PARLAIENT SANS CESSE


D’ELLE. ELLE ÉTAIT


TRÈS POPULAIRE!


ILS L’APPELAIENT


“NAPËYOMA”,


“LA FEMME BLANCHE” »
BRUCE ALBERT
ethnologue

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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