Le Monde - 03.08.2019

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14 | SAMEDI 3 AOÛT 2019


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La route sinueuse


jusqu’au sommet


XI JINPING, UN DESTIN CHINOIS 5 |^6 Programmé pour remplacer


le président sortant, Hu Jintao, à la tête du pays,


Xi Jinping doit faire face à la concurrence d’un autre


« prince rouge », Bo Xilai, et naviguer dans l’écheveau


des intrigues qui agitent Pékin à l’automne 2012


« XI CULTIVE SES


RELATIONS AVEC LES


VÉTÉRANS DU PARTI


DANS UN ESPRIT


DE PIÉTÉ FILIALE. AU


NOUVEL AN LUNAIRE,


IL NE MANQUE


JAMAIS D’ENVOYER


SES BONS VŒUX AUX


ANCIENS CAMARADES


DE SON PÈRE »
AGNÈS ANDRÉSY
auteure de « Xi Jinping,
la Chine rouge
nouvelle génération »

M


ais où diable est passé
le vice-président Xi
Jinping? En septem-
bre 2012, deux mois
avant son intronisa-
tion au XVIIIe congrès
du Parti communiste chinois (PCC), le futur
numéro un disparaît purement et simple-
ment de la scène publique. Même pas un
entrefilet dans le journal du PCC, le Quoti-
dien du peuple, ni une mention au journal du
soir de CCTV, la toute-puissante chaîne de
télévision publique... Ses rendez-vous pré-
vus avec la secrétaire d’Etat américaine,
Hillary Clinton, en visite en Chine, et avec le
premier ministre de Singapour, Lee Hsien
Loong, sont annulés sans aucune expli-
cation. Cette absence du vice-président en
pleine période de transition – alors qu’il est
censé succéder au terne Hu Jintao, qui règne
depuis 2003 – va durer deux longues semai-
nes. Le pouvoir est si muet que les rumeurs
prospèrent : de la plus folle – il a été assas-
siné – à la plus rassurante – il s’est blessé au
dos en nageant ou en jouant au football.
Dans les chancelleries occidentales, on éla-
bore des scénarios : le camarade Xi va-t-il être
purgé? A-t-il été placé en lieu sûr? Un vieux
familier de la Chine, l’homme d’affaires bri-
tannique Mark Kitto, affirme avoir obtenu
l’explication d’une source ayant accès aux
plus hautes sphères du pouvoir. Il l’écrit
d’ailleurs dans le magazine Prospect : une
réunion des enfants de la première généra-
tion de révolutionnaires, les « fils de prince »
comme on les surnomme, a tourné au vinai-
gre. Les esprits se sont échauffés, Xi Jinping a
voulu calmer la situation et a reçu dans le dos
un coup de chaise qui ne lui était pas destiné!
Rien n’est venu confirmer cette version de
l’histoire. Cependant, si cette année 2012


  • celle du Dragon et de tous les retourne-
    ments dans la cosmogonie chinoise – a fina-
    lement marqué la consécration de Xi
    Jinping, elle a été surtout l’année de tous les
    dangers, montrant, dans une ambiance de
    fin de règne, les failles, les tensions et les am-
    bitions au sein du Parti. Cette année-là, le
    pouvoir communiste a été emporté dans un
    tourbillon d’événements comme il n’en
    avait pas connu depuis 1989 et les manifesta-
    tions de la place Tiananmen. Il est essentiel
    d’avoir à l’esprit les circonstances extraordi-
    naires qui se sont enchaînées tout au long de
    2012 pour comprendre les choix politiques
    radicaux pour lesquels va opter le nouveau
    numéro un chinois après son intronisation,
    notamment la consolidation inouïe d’un
    pouvoir jusque-là fragmenté et collectif.
    Xi Jinping a en effet dû faire face à une
    fronde interne menée par un autre « prince
    rouge », Bo Xilai. Autant le premier a su faire
    preuve de patience et de discrétion, en culti-
    vant les réseaux de son père Xi Zhongxun,
    autant le second a fait feu de tout bois pour
    servir son ambition. « Xi et Bo entretenaient
    une sorte de rivalité fraternelle. Bo, qui est
    plus âgé de quatre ans, était vu comme le lea-
    der naturel de la faction des princes, et Xi
    comme le petit frère, explique le politologue
    hongkongais Willy Lam, auteur de Chinese
    Politics in the Era of Xi Jinping (« la politique
    chinoise à l’ère de Xi Jinping », Routledge,
    2015, non traduit). Mais comme Xi Zhongxun
    avait été purgé en 1962, bien avant tous les
    autres anciens compagnons de Mao, cela
    donnait à Xi un complexe d’infériorité. Bo
    Xilai avait le complexe inverse. »
    Avant 2007, l’année de son accession au
    comité permanent du bureau politique – le
    cœur du pouvoir en Chine –, Xi Jinping a
    émergé comme le candidat acceptable par
    les deux grandes factions du pouvoir : la
    « bande de Shanghaï », derrière l’ancien pré-


sident (1993-2003) Jiang Zemin, et la Ligue
de la jeunesse du président en exercice, Hu
Jintao. Parachuté en 2002 secrétaire géné-
ral du Parti de la province du Zhejiang,
l’hinterland de Shanghaï, Xi y a fréquem-
ment reçu en villégiature l’ancien numéro
un chinois. Après le Zhejiang, il fait un par-
cours sans faute, et très bref, à Shanghaï,
où il est nommé, début 2007, pour rempla-
cer le numéro un du Parti, tombé pour
corruption, et veiller au grain dans la ville
de Jiang Zemin. Vice-président du pays à
partir de 2008, il confirme qu’il a la carrure
d’un homme d’Etat.
Xi Jinping présente aussi l’avantage d’être
très bien vu de Hu Jintao, en raison de l’ami-
tié qui liait son père au mentor de celui-ci,
l’ancien numéro un Hu Yaobang (1915-1989).
Xi Jinping possède en outre la grande qualité
d’accorder de l’importance aux aînés : « Xi
cultive ses relations avec les vétérans du Parti
dans un esprit de piété filiale, écrit Agnès
Andrésy, auteure de Xi Jinping, la Chine rouge
nouvelle génération (L’Harmattan, 2013) et
spécialiste des réseaux de pouvoir dans ce
pays. Au Nouvel An lunaire, il ne manque
jamais d’envoyer ses bons vœux aux anciens
camarades de son père. »
Une chose, tout de même, a de quoi désar-
çonner chez lui : son apparent manque
d’ambition. Ainsi aurait-il d’abord décliné la
proposition faite par Jiang Zemin de deve-
nir le futur numéro un chinois, affirme
Mme Andrésy. « Cette première réaction a,
dit-on, fait “pleurer de rire” le vieux Jiang, qui,
ayant le goût du pouvoir, n’imaginait pas
qu’on pût le refuser. Décontenancé, mais insis-
tant, il invite Xi à prendre le temps de la
réflexion. » Finalement, Xi accepte sur les
conseils d’un autre haut dirigeant, qui lui dit :
« Tu seras un bon secrétaire général du Parti si
tu ne le fais pas par ambition personnelle. »

UNE AMBITION QUI DÉRAILLE
Bo Xilai, autre protégé de Jiang, n’est pas du
même bois. Fils de Bo Yibo (1908-2007), l’un
des grands anciens du Parti, cet homme poli-
tique flamboyant a fait de la mégapole de
Chongqing, dans le sud-ouest du pays, une
vitrine de la politique qu’il pourrait mener
partout ailleurs si on lui en laissait la possibi-
lité : lutte contre les inégalités, retour aux
valeurs traditionnelles communistes – il
remplit les stades pour des spectacles de
chansons révolutionnaires et impose aux
cadres locaux de se ressourcer auprès des
masses rurales –, combat contre la mafia et
la corruption. On parle du « modèle de
Chongqing », que des universitaires étran-
gers viennent observer. Xi Jinping lui-même
rend visite à cet inquiétant rival.
Pour lutter contre la corruption, Bo Xilai a
fait appel à une légende de la police, Wang
Lijun. Des centaines de patrons, de policiers
et de fonctionnaires soi-disant mafieux et
corrompus ont été arrêtés. L’élite de la ville
est décimée : d’innombrables notables sont
jugés de manière expéditive et, pour cer-
tains, exécutés. Ce grand nettoyage des écu-
ries d’Augias plaît au petit peuple de Chong-
qing, qui peste contre l’incurie de ses édiles
et voit enfin dans Bo Xilai, le plus célèbre des
« princes rouges », un dirigeant à poigne.
Cette nostalgie rouge a certes dressé contre
lui le milieu très virulent des blogueurs et
des intellectuels, partisan d’une libéralisa-
tion politique du pays. Mais Bo Xilai est
membre du bureau politique, l’avant-der-
nier étage du pouvoir communiste, juste en
dessous du comité permanent. Envoyé
en 2007 à Chongqing, il est évident aux yeux
de tous qu’il y mène campagne pour conti-
nuer son ascension et s’assurer d’un siège au
comité permanent lors du XVIIIe congrès.

Mais un événement inattendu et spectacu-
laire va faire dérailler cette ambition : la
défection de Wang Lijun, chef de la police et
fidèle lieutenant de Bo Xilai, au consulat
américain, en février 2012. La Chine se remet
à peine des agapes du Nouvel An lunaire
quand des bribes d’informations secouent
les réseaux sociaux. Il se passe quelque chose
à Chengdu, autre grande ville du sud-ouest.
Le 6 février au soir, le consulat des Etats-Unis
est encerclé par toutes sortes d’unités
armées. Vers minuit, un internaute de Pékin
écrit sur Weibo, le Twitter chinois, alors extrê-
mement populaire, que « Wang Lijun, maire
adjoint de Chongqing, s’est réfugié au consulat
américain pour y demander l’asile ». Il faudra
plus de 24 heures pour que l’incroyable nou-
velle soit confirmée, d’abord du bout des
lèvres, par une porte-parole du gouverne-
ment américain, puis par la Chine. L’homme,
comprend-on, a fini par se rendre aux autori-
tés de Pékin. C’est un coup de tonnerre.
L’incident est particulièrement embarras-
sant pour un voyage très important, pro-
grammé le 15 février : la visite officielle aux
Etats-Unis du vice-président Xi. L’affaire
Wang Lijun se serait sans doute réglée en
toute discrétion, par un accident fatal ou une
condamnation pour un crime monté de tou-
tes pièces, si les Américains n’avaient pas été
informés. Pour recevoir Xi, l’Amérique
d’Obama a mis les petits plats dans les
grands, déterminée à partir sur de bonnes
bases avec cet homme « programmé » pour
devenir chef d’Etat chinois : il est reçu à
Muscatine, dans l’Iowa, là où il s’est rendu
quand il n’était que simple secrétaire de
Parti d’un canton rural, vingt-sept ans plus
tôt. Malgré l’incident du consulat de Cheng-
du, la visite se passe à merveille.
Il faudra attendre mars pour que les ennuis
de Bo Xilai se précisent. Après la défection
ratée de Wang Lijun, dont personne n’a de
nouvelles, son chef Bo Xilai se rend sur une
base militaire dans l’ouest du pays. Il fanfa-
ronne ensuite au Parlement. Le 10 avril sui-
vant, une dépêche de l’agence officielle Chine

nouvelle annonce son arrestation et révèle
une autre information explosive : l’implica-
tion possible de l’épouse de Bo Xilai, Gu
Kailai, dans l’assassinat d’un ami anglais de la
famille à Chongqing, cinq mois auparavant,
pour une « question concernant des intérêts
économiques ». Son procès a lieu en juillet.
Accusée d’avoir empoisonné Neil Heywood,
l’ami anglais, au prétexte qu’il avait menacé
leur fils, elle est d’abord condamnée à la peine
de mort, puis cette sanction est commuée en
réclusion à perpétuité.
Le procès de Wang Lijun, lui, a lieu en sep-
tembre. Verdict : quinze ans de prison pour
l’ex- « super-flic ». D’après les enquêteurs, il
avait été informé du meurtre de Heywood
par Gu Kailai elle-même et s’était alors
arrangé pour maquiller le crime en accident.
Quand il a révélé la vérité à Bo Xilai, en jan-
vier 2012, celui-ci a fait mine de vouloir le
neutraliser, mais le chef de la police est parti
vendre la mèche aux Américains. Dans cette
affaire, Bo Xilai lui-même sera soumis à une
enquête disciplinaire ultrasecrète.

INTRIGUES À TOUS LES ÉTAGES
Ces mois de tension ont-ils conduit à des
tentatives de coups de force, voire de
putsch? Dans leur ouvrage Coup d’Etat à
Pékin (Slatkine & Cie, 2017), Ho Pin et Huang
Wenguang, deux journalistes chinois exilés
aux Etats-Unis, démêlent l’écheveau des lut-
tes politiques qui secouent le Parti dans le
sillage de l’affaire Bo Xilai. Selon leurs sour-
ces, Zhou Yongkang, puissant chef de l’appa-
reil de sécurité et proche allié de Bo Xilai,
intriguait à cette époque afin que ce dernier
hérite de son poste au comité permanent au
XVIIIe congrès. Il aurait aussi tenté de faire
entrer un autre de ses alliés au sein du collec-
tif dirigeant suprême, avec l’objectif final de
remplacer Xi Jinping.
Un autre événement étrange aggrave ce cli-
mat de tension quelques jours après le limo-
geage de Bo Xilai. Ling Jihua, bras droit du
président Hu Jintao et chef de l’Office géné-
ral du Parti, perd son fils dans l’accident

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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