Le Monde - 03.08.2019

(ff) #1

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SAMEDI 3 AOÛT 2019 | 19


Le Lush Life,


un songe de Kyoto


L A BOÎTE DE JA ZZ 5 | 6
Souvenir d’une nuit d’ivresse passée
au comptoir de ce petit bar japonais d’initiés

Roukiata Ouedraogo : « Tu vis à Paris, tu es déjà à moitié blanchie »


DRÔLE D’ÉTÉ 5 | 6 Carte blanche à six humoristes pour raconter un été particulier. La comédienne burkinabée narre ses vacances « au pays »


Sa joie de vivre est communicative,
son expressivité souvent irrésisti-
ble. Dans son seule-en-scène « Je
demande la route », Roukiata
Ouedraogo mêle drôlerie et émo-
tion pour raconter son épopée du
Burkina Faso à la France.

L’occasion ne m’est
pas si souvent don-
née de pouvoir me
ressourcer là-bas, au
pays, sur ma terre natale. Alors,
l’été dernier, quand j’ai eu quel-
ques jours de libres, ni une ni
deux, j’ai attrapé mes valises, que
j’ai saturées de cadeaux pour
tout le monde, et j’ai filé au Bur-
kina Faso avec la ferme intention
de rendre visite à toute la famille.
La famille manche longue. Elar-
gie, si vous préférez. Des arrière-
tontons et des cousins au cin-
quième degré, j’en ai dans tout le
pays. Le programme était chargé.
D’autant que je prévoyais aussi
de me reposer de la famille en

m’offrant une ou deux nuits en
brousse dans un lodge façon Ka-
ren Blixen. Out of Africa, vous
voyez?
Je me voyais déjà en Meryl
Streep, admirant la voûte céleste
en sirotant un nuits-saint-geor-
ges bien frais, éclairée par une
lampe-tempête.
Mais ça ne s’est pas passé
comme ça. Quand j’ai dit que je

voulais aller voir mon frère à l’Est,
on m’a répondu :
« Les routes ne sont pas du tout
sûres à l’Est.
− Alors je vais aller voir ma nièce
dans le Sud-Ouest.
− Tu es folle? Tu n’as pas vu que
là-bas ils ont enlevé deux Blancs ?,
s’est exclamée ma mère.


  • Mais je ne suis pas blanche, ma-
    man!
    − Depuis le temps que tu vis à Pa-
    ris, tu es déjà à moitié blanchie, ma
    chérie », m’a rétorqué Tantie
    Oumou.
    Je dois ouvrir une parenthèse.
    C’est vrai que depuis que je suis en
    France, quand je rentre au Bur-
    kina, je suis assaillie par les mar-
    chands de rue comme une tou-
    riste. J’ai beau porter des boubous
    et des foulards sur la tête, il y a
    quelque chose en moi de parisien.
    C’est subtil, difficile à définir. La
    dernière fois, tonton Théophraste
    m’a dit : « Ma fille, quand tu
    marches, on dirait que tu cours!


Ralentis un peu, tu es au pays, ici,
tu n’as pas un métro à prendre! »
Tenez, c’est bien simple, quand
le soleil cogne, je ne bronze plus,
je cloque. Il y a des signes comme
ça. Avoir un pied dans deux cultu-
res, deux pays, c’est une richesse,
tout le monde en conviendra. En-
fin, la plupart des gens. Mais c’est
aussi un équilibre précaire, c’est
avoir littéralement le cul entre
deux chaises. Et si nous, les immi-
grés, avons du mal à définir cet
entre-deux, les Français voient
vite ce qu’il y a d’africain en moi
et les Africains ce qu’il y a de fran-
çais. Autant dire qu’on me repère
de loin.
Du coup, j’ai dit : « Bon bah alors,
je vais aller voir mes oncles au
Nord. »
Et là, tout le monde m’a regar-
dée comme si je n’arrivais pas à
comprendre.
« Ma fille, dans le Nord, on tire
sur les écoles, on attaque les égli-
ses, on assiège même les commis-

sariats. Le pays n’est plus celui que
tu as connu avant de partir en
France. »
Pour le lodge en brousse, je n’ai
pas insisté.

La famille manche courte
C’est vrai qu’à l’époque le Burkina
Faso était un terrain de jeu mer-
veilleux pour les ONG, les associa-
tions humanitaires et les touris-
tes un peu aventuriers à la recher-
che de sensations roots. Le Bur-
kina n’était peut-être pas une
terre d’asile comme la France l’a
été dans le passé, dit-on. Mais il
était une vraie terre d’hospitalité,
d’accueil et de partage.
Aujourd’hui, on ne peut plus
voyager au Sahel. Mais, déjà que
djihadistes, bandits de grand che-
min, mercenaires free-lance, mili-
ces locales et trafiquants d’armes
croissent et se multiplient
comme des métastases, alors si
en plus les ressources touristi-
ques, les associations humanitai-

res, les investissements étrangers
décroissent... Pour nos pays déjà
malades, c’est la double peine.
Alors je suis restée à Ouagadou-
gou avec ma famille manche
courte, les amis, les voisins, et
nous avons fait la fête, bien
mangé et bien bu. Car le Burki-
nabé, le vrai, est accueillant, cha-
leureux, généreux. Dès que le
pays sera guéri, je vous y invite
tous pour partager un bon tô à la
sauce gombo à Ouagadougou,
goûter le merveilleux miel de
Fada N’Gourma, faire la fête avec
les formidables musiciens de
Bobo-Dioulasso, courir dans les
dunes de sable à Oursi !p

Je demande la route, du 4 au
7 décembre, à L’Européen, à Paris.
Et en tournée.

Prochain article « Notre vue
sur mer était obstruée par
un palmier gigantesque », par
Marc Fraize

A


Kyoto, les bars de jazz
sont des temples. De
tous, le plus petit d’en-
tre eux, Lush Life, a
toujours eu ma préférence. Il s’y
joue de la musique, mais ce n’est
pas la règle. A l’improviste, Don
Cherry et son cornet de poche,
Barney Wilen, l’air rêveur, ou
l’exubérant Ichikawa Osamu,
pianiste local, naguère glorieux,
ce soir en quête du fameux der-
nier verre. Le plus souvent, on y
écoute avec l’intensité que les
musiciens mettent à jouer.
Au Lush Life, le jazz fait l’objet
d’une ferveur spéciale. Ni plus ni
moins que le kabuki, les jardins
du temple de la poésie (Shi-
sen-dô), les cerisiers en fleur ou
les lucioles (hotaru) dont on suit
la chorégraphie piquante en
grimpant vers Kibune.
Intrigué par l’incongruité d’une
bicoque aux fenêtres falotes, un
soir de demi-brume, le 2 avril
2004, je pousse la porte du Lush
Life. Juste en face de la petite gare
de Demachiyanagi où je dois
prendre mon train du soir. Quand
vous ne savez rien d’une ville, si-
non ses clichés, foncez. Que
peut-il arriver?
Ce peut être un barbier, une
boîte de travestis difficile à déni-
cher (le Calcium), un bar aussi ex-
haustif en bourbons que le Post
Coitus où, au quatrième Noah’s
Mill, le bourbon des bourbons,
vous abandonnez l’ambition de
convaincre le patron de remplacer
« Coitus » par « Coitum ». Avec lui,
vous n’avez pas la moindre langue
en partage, surtout pas le latin.
Quant à s’expliquer en bougeant
les oreilles, ça ne marche pas tou-
jours. La vérité, au premier soir du
Lush Life, je cherchais les toilettes.
Autre art suprême du Japon.
Porte poussée, l’impression
d’un songe : un bar aussi menu

que le très secret appartement
aménagé par Gustave Eiffel au
troisième étage de sa tour.
Comptoir en T. Neuf hauts ta-
bourets où quatre hommes et
quatre femmes d’âges variés ab-
sorbent, recueillis, qui sa bière,
qui son thé. Sous vitrine, douze
harmonicas alignés comme à la
parade. Pas mal de petits vélos en
fil de fer qui font plaisir. Dans les
bacs, dix mille vinyles sous po-
chette d’origine. Une paix bien
intéressante.

Bacs sans restriction de genre
Entre Joao Bosco et quelques mu-
siques sacrées, les bacs du Lush
Life célèbrent, sans restriction de
genre ni de style, un siècle de
jazz. Découvrant la photo de
Lightnin’Hopkins au Lush Life,
Don Cherry, ange du free, a
pleuré. Depuis son Chelsea Hotel
à Manhattan, Abdullah Ibrahim
(Dollar Brand) vient d’envoyer
un fax qui orne le mur du fond. Il
n’est pas de petit club.
Derrière le comptoir en bois
précieux, un homme sans âge
joue à l’eau, comme le font les en-
fants. Il s’appelle, je le saurai plus
tard, Tetsuya Chaki. Avec toutes
sortes de grâces illusionnistes, il
orchestre une sonate muette
pour louches, casseroles et eau
chaude. Son épouse, même sou-
rire de nuage rose, dirige sa litur-
gie. Tetsuya choisit les disques.
Nous, nous nous glissons dans
son désir. Ainsi procédait Henri
Langlois à la Cinémathèque. On
ne savait rien du fil conducteur
des six films qu’il programmait
chaque jour. Il nous suffisait de
savoir qu’il y en avait un.
Tetsuya dans ses œuvres : il est
si rare de voir un visage, une sil-
houette, écouter à ce point. Avec
cette intensité. Cet amour de la
musique. Ses neuf clients qu’il

traite en convives, écoutent et si-
rotent avec la même profondeur.
J’ai découvert ici des trésors
oubliés, d’autres inconnus.
Lush Life (Une vie luxuriante),
seul repère, est le titre d’une
chanson douce-amère de Billy
Strayhorn, le directeur musical de
Duke Ellington. Son alter ego.
Une chanson douce, avec son lot
de non-dits et d’allusions sensi-
bles, dans les syllabes même. Une
chanson d’amour des amours qui
ne peuvent se dire. Ichikawa la
connaît, c’est un « standard ».
Quand Ichikawa faisait irrup-
tion sous la loupiote, le rire en-
trait en force, sa voix de canaille,
son corps généreux. Il sortait de
quelque hôtel où, gagnant trois fi-
frelins, il s’était enivré. L’ivresse à
Kyoto n’est pas démoralisée. Elle
est, comme à Shisen-dô, l’âme des
poètes. Le métier de piano-bar
n’est pas une sinécure. Les plus
grands pianistes, par hasard ou
par nécessité, l’ont exercé. A Cuba,
de très dignes dames qui eussent
dû être concertistes, s’y appli-
quent. Pierre Boulez l’exerça à
Lyon pendant la guerre.
Comme il avait, en 2000, enre-
gistré un album à New York en
compagnie de pointures – Buster
Williams à la basse et Ben Riley à
la batterie –, Ichikawa Osamu
jouissait d’une notoriété bientôt

perdue de vue. Débarquait-il au
Lush Life? Le petit club s’embra-
sait, toutes lois de l’hospitalité
sens dessus dessous. Extrava-
gance, tonitruance, avec, en
prime, quelque chorus assez
hardi qu’il dégainait du Mélodica
en plastique rouge et blanc que
lui prêtait Tetsuya. Dans un atta-
ché-case, il venait avec les CD
qu’il tentait de fourguer pour
payer le loyer. Puis il prenait son
petit train.

« Air contrebasse »
Un soir d’inspiration plutôt lu-
ronne, il me lance un défi. C’est
qu’avec Ichikawa, on baragoui-
nait « anglais » à l’amiable. Sans
doute m’étais-je vanté : « Well, tu
nous dis que tu joues de la
contrebasse. Mais comment
joues-tu? Debout, en faisant
doum-doum-doum...? » Pitié!
Ishikawa contrefait la posture
pénible d’ours mal léché que se
croient obligés d’adopter ceux et
celles qui n’auraient jamais re-
gardé un contrebassiste. Ichi-
kawa, lui, n’avait pas d’excuses.
Merde! Il avait joué avec Buster
Williams, modèle du jeu, de la
grâce et de la classe.
Je décalais mon tabouret,
comme on fait pour prendre à
bras-le-corps celui – épaules fi-
nes, hanches généreuses, voix du

père et corps de la mère – d’une
contrebasse imaginaire. Je suis de
ceux qui jouent assis. A l’ATP des
contrebassistes, je dois être
1 789e, mais, enfin, je suis plus ou
moins classé. Dans un silence de
temple zen, yeux clos et visage au
ciel, je mime dans l’air pur du
Lush Life le jeu de mes inappro-
chables idoles (J.-F Jenny-Clarke,
Gary Peacock) : main gauche ar-
pentant l’étendue d’une ébène in-
visible, pince de main droite à
deux ou trois doigts, élégance un
tantinet forcée. Unique dé-
monstration à ma connaissance


  • et à la leur – d’« Air contre-
    basse » dans le type de ces cham-
    pionnats d’Air guitar où chaque
    candidat mime, sans instrument,
    le jeu de son héros.
    Lancé par Ichikawa, ce fut au
    Lush Life un inoubliable éclat de
    rire. Explosif, sec et bref, comme
    les applaudissements au Japon. Je
    n’ai jamais cherché à l’interpréter.
    Six mois plus tard, Muramatsu
    Mikako, délicieuse écrivaine de
    Kyoto, me transmet la nouvelle de
    la mort d’Ichikawa. Il ne verra
    plus les cerisiers en fleur quand ils
    se déplument. Ce soir, je jouerai
    pour lui.p
    francis marmande


Prochain article Le club sous
chapiteau d’Ahmad Jamal

TETSUYA CHAKI DANS SES


ŒUVRES : IL EST SI RARE


DE VOIR UN VISAGE, UNE


SILHOUETTE, ÉCOUTER


À CE POINT. AVEC CETTE


INTENSITÉ. CET AMOUR


DE LA MUSIQUE


« SI NOUS, LES IMMIGRÉS,


AVONS DU MAL À DÉFINIR


CET ENTRE-DEUX,


LES FRANÇAIS VOIENT


VITE CE QU’IL Y A


D’AFRICAIN EN MOI ET


LES AFRICAINS CE QU’IL


Y A DE FRANÇAIS »


Le Lush Life,
à Kyoto (Japon),
en 2007. MICHAEL LAMBE

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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