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INTERNATIONAL
MERCREDI 7 AOÛT 2019
0123
new delhi correspondance
L
a révocation du statut
d’autonomie du Cache
mire constitue le pre
mier acte du second
mandat du premier ministre na
tionaliste, Narendra Modi, qui di
rige l’Inde depuis 2014. La déci
sion fait craindre des risques
d’embrasement dans une région
qui est l’une des zones les plus
militarisées au monde.
Dans l’hémicycle en ébullition
de la Chambre haute du Parle
ment, Amit Shah, ministre de
l’intérieur et bras droit de
M. Modi, a été la voix de ce coup
de force en annonçant la révoca
tion de l’autonomie constitu
tionnelle de l’Etat du Jammuet
Cachemire, auquel est rattaché
l’explosif Cachemire indien.
Echafaudé secrètement par le
gouvernement nationaliste hin
dou du Bharatiya Janata Party
(BJP), un décret présidentiel a mis
un terme, lundi 5 août, à un statut
d’exception conféré sept décen
nies plus tôt. Cette révocation fait
voler en éclats les privilèges de la
vallée himalayenne. L’article 370
de la Constitution concédait une
autonomie importante à l’as
semblée législative de l’Etat du
JammuetCachemire dans la
gestion de ses affaires et limitait
l’interférence de New Delhi à des
domaines tels que la défense ou
les communications.
Une autre disposition, l’arti
cle 35A, interdisait la possession
de propriétés aux citoyens qui
n’étaient pas cachemiris ; sa
dissolution devrait permettre
à davantage d’hindous d’élire do
micile au Cachemire indien et
d’en diluer l’identité.
Coup de théâtre
Le décret présidentiel se double
d’un projet de loi, adopté dès ce
lundi à la Chambre haute du
Parlement, et qui devrait passer
sans encombre à la Chambre
basse, où le BJP est majoritaire. Il
entend scinder le JammuetCa
chemire en deux entités : d’un
côté, le Ladakh, haut plateau
bouddhiste, et, de l’autre, le Cache
mire himalayen rattaché, dans la
plaine, au Jammu de tradition
hindoue. Ce projet de loi rétro
grade les deux régions au statut de
« territoires de l’Union », adminis
trés directement par New Delhi et
privés d’autonomie, à la diffé
rence des Etats fédérés. Un coup
dur porté aux revendications his
toriques de la vallée de Srinagar.
« De grandes protestations vont
probablement éclater au Cache
mire, estime Sucheta Mahajan, à
la tête du Centre des études histo
riques de l’université Jawaharlal
Nehru. La façon dont la révoca
tion de l’article 370 a été imposée
n’est pas démocratique. »
La question de la légalité de
cette révocation, facilitée par le
fait que le JammuetCachemire
est administré par New Delhi de
puis la chute d’une coalition ré
gionale en novembre 2018, a ali
menté les critiques de l’opposi
tion, bien qu’elle soit décimée de
puis son échec aux législatives de
mai. P. Chidambaram, du Parti du
Congrès, a notamment dénoncé
une « erreur juridique fatale ».
Dans l’immédiat, la crainte de
voir s’embraser le Cachemire est
réelle. Une partie des habitants
est clairement hostile à New
Delhi. Depuis quelques années,
les foules se rassemblent dans les
villages pour honorer la mé
moire des combattants séparatis
tes qui tombent sous le feu des
forces de l’ordre.
Car des milices djihadistes sont
actives dans la vallée. « Des actions
terroristes risquent de se produire
au cours des prochaines semaines,
mais elles ne constitueront pas une
menace à l’Etat indien, estime Ajay
Sahni, directeur de l’Institut pour
la résolution des conflits à New
Delhi. Il ne devrait pas y avoir de
changements dramatiques. »
Certains agitent néanmoins le
risque d’une crise régionale, alors
que trois guerres au sujet du
Cachemire ont déjà ébranlé l’his
toire de l’Inde et du Pakistan,
en 1947, en 1965 et en 1999. Islama
bad a condamné « fortement » le
décret de New Delhi, assurant
qu’« Islamabad fera tout ce qui est
en son pouvoir pour contrer des
mesures illégales ».
Promesse électorale
L’ancienne chef de l’exécutif du
JammuetCachemire, Mehbooba
Mufti, a, quant à elle, prédit « des
conséquences catastrophiques
pour le souscontinent ». Omar
Abdullah, autre politicien mo
déré du Cachemire, s’est offusqué
de l’absence de concertations
avec les formations locales : « C’est
une trahison absolue de la
confiance des habitants du Cache
mire. » Ces deux responsables
étaient, mardi, en détention.
L’abrogation de l’article 370
était un projet cher au BJP, qui en
Un
manifestant
célèbre la
révocation du
statut spécial
du Cachemire,
avec les
portraits
du premier
ministre
(à gauche) et
du ministre
de l’intérieur
(à droite), à
Bhopal, le
5 août. GAGAN
NAYAR/AFP
« La façon dont
la révocation de
l’article 370 a été
imposée n’est pas
démocratique »
SUCHETA MAHAJAN
universitaire
avait fait une promesse électo
rale. « Cette action pourrait aussi
s’intégrer au projet du BJP qui
tente d’imposer une nation hin
doue au sein de laquelle les mino
rités sont traitées en citoyennes de
seconde classe », explique Su
cheta Mahajan.
Dans les rangs du BJP, le triom
phe prévalait. « Une erreur histori
que a été réparée aujourd’hui »,
s’est félicité l’influent politicien
Arun Jaitley, faisant indirectement
porter « l’erreur » sur les épaules
du premier dirigeant de l’Inde,
Jawaharlal Nehru. Lors de la parti
tion de l’Empire britannique des
Indes, en 1947, le statut d’autono
mie avait été consenti au mahara
jah Hari Singh qui régnait sur cette
province à majorité musulmane,
en échange de son rattachement à
l’Inde et non au Pakistan voisin.
Sur son compte Twitter,
M. Modi a, lui aussi, souligné « les
injustices monumentales du
passé ». Pour une grande partie
des Indiens qui admirent le pre
mier ministre, la révocation de
l’autonomie du Cachemire est sa
luée comme l’espoir de faire ren
trer dans le rang la région rebelle.
Depuis quelques jours, l’immi
nence d’un coup de théâtre était
pressentie. Les autorités ont mul
tiplié les mesures drastiques : ren
voi de tous les touristes présents
au Cachemire, annulation du pè
lerinage traditionnel d’Amarnath,
et déploiement de 35 000 parami
litaires dans la région.
Depuis 1989, les forces de l’ordre
tentent en effet d’y étouffer une
insurrection séparatiste, dans un
conflit qui a fait plus
70 000 morts, des civils pour la
plupart. Les autorités ont justifié
les mesures de ces derniers jours
par la possibilité d’une attaque
terroriste soutenue par le Pakis
tan, accusé par l’Inde de prêter
mainforte aux groupes rebelles.
L’étau de New Delhi s’est res
serré plus encore depuis diman
che. L’accès à Internet et au réseau
de téléphonie mobile a été res
treint, les écoles sont fermées et
les rassemblements interdits. La
vallée entière est paralysée, et les
habitants du Cachemire sont
pour l’heure emmurés dans un
silence imposé.
- Intérim
Au Cachemire, la peur de l’embrasement
Le gouvernement indien a révoqué, lundi, le statut d’autonomie de la région à majorité musulmane
dès le matin du lundi 5 août, les ca
méras de la télévision indienne ont suivi
les déplacements d’Amit Shah, le minis
tre de l’intérieur, qui a présenté le coup
politique le plus audacieux – et dange
reux – du deuxième mandat, commencé
en mai, du premier ministre, Narendra
Modi : la révocation de l’autonomie du
Cachemire indien, le JammuetCache
mire. Veston marron sur chemise blan
che, collier de barbe grise et crâne lisse, le
corpulent quinquagénaire a annoncé à la
Rajya Sabha, la Chambre haute du Parle
ment, le projet de son parti d’abroger
l’autonomie du seul Etat indien peuplé
en majorité de musulmans.
Il justifie la remise en cause des droits
préférentiels dont pouvaient se prévaloir
ses habitants en matière d’accès à la pro
priété, d’emploi dans la fonction publi
que et de bourses. Ceuxci n’ont fait
qu’« entraver le développement et favori
ser la corruption », atil crié. Quant à
l’autonomie, elle serait « la cause », selon
lui, du « terrorisme et de ses 41 400 victi
mes ». Un chiffre sousévalué, selon les
organisations des droits de l’homme, qui
estiment que la majorité des morts est
due aux abus des forces de l’ordre indien
nes. Les membres de l’opposition ont
rugi. Les représentants du Bharatiya Ja
nata Party (BJP, nationaliste), majoritaire
dans les deux chambres, ont applaudi.
M. Shah a élevé la voix. On lui décrit
l’apocalypse? Le Cachemire « ne se trans
formera pas en Kosovo », rassuretil.
Un homme « aux deux facettes »
Ce rôle de premier plan n’est pas un ha
sard pour un homme considéré comme
essentiel dans l’ascension du premier
ministre : bras droit de ce dernier, Amit
Shah est aussi le président du BJP, qui a
porté Narendra Modi au pouvoir en 2014,
puis en mai 2019. De quinze ans plus
jeune que M. Modi, il le seconde depuis
les premières années de celuici à la tête
de l’Etat du Gujarat (ouest), où il exerça le
rôle de secrétaire d’état à l’intérieur à par
tir de 2002 et jusqu’en 2014. Il s’y distin
gua par son rôle trouble dans les massa
cres de musulmans en 2002. Il fut arrêté
en 2010, mais jamais condamné, à la
suite de la multiplication, dans l’Etat, de
meurtres d’opposants maquillés en ges
tes de légitime défense par la police.
« En Inde, Amit Shah est vu par certains
comme l’exécuteur des basses œuvres de
Modi, et par d’autres comme son émi
nence grise, celui qui aurait “inventé”
Modi. La vérité, c’est que Modi et Shah for
ment un tandem, un duo, depuis près de
vingt ans – au service de l’idéologie supré
maciste hindoue incarnée par le BJP », ex
plique Christophe Jaffrelot, directeur de
recherches au CERI Sciences Po et au
CNRS et auteur de L’Inde de Modi. Natio
nalpopulisme et démocratie ethnique
(Fayard, 352 pages, 25 euros).
« Amit Shah a deux facettes », poursuit
le chercheur. « Il est l’homme de l’organi
sation et celui de la sécurité. Il a été un or
ganisateur hors pair lors des cinq premiè
res années du gouvernement Modi : il a
mené la rénovation du BJP afin d’assurer
la réélection du premier ministre. Pour ce
deuxième mandat, il retrouve la cas
quette sécuritaire qu’il avait au Gujarat :
celle de ministre de l’intérieur. Les deux
mois déjà passés à cette fonction se sont
traduits par un comportement de même
type qu’au Gujarat, avec un grand nom
bre d’arrestations et un durcissement très
clair des lois antiterroristes. »
Lors du premier mandat, Amit Shah
fut l’homme des phrases assassines, tan
dis que le premier ministre donnait un
vernis de respectabilité à cette droite na
tionaliste indienne qui n’a rien à envier
aux extrêmes droites occidentales. En
septembre 2018, il pestait contre les mil
lions « d’infiltrés illégaux » ayant envahi
le pays et le dévoraient comme des « ter
mites », désignant ainsi les migrants mu
sulmans du Bangladesh installés depuis
des décennies dans l’Etat de l’Assam
(nordest), mais souvent sans papiers. A
l’époque, il promettait que le BJP « [dé
porterait] jusqu’au dernier immigrant il
légal » s’il remportait les élections de
2019 – ce qu’il a fait haut la main.
Après sa présentation du projet de loi
sur le Cachemire, M. Shah a pu lire sur
Twitter les louanges du premier minis
tre. Son discours a été « exhaustif et pers
picace », a tweeté Narendra Modi. Exac
tement au même moment, Amit Shah
félicitait sur le même réseau social
M. Modi pour « son engagement sans
faille à assurer l’unité et l’intégrité de no
tre mère patrie ». Une parfaite entente.
brice pedroletti
Amit Shah, le bras droit sans scrupule de Narendra Modi