Le Monde - 07.08.2019

(vip2019) #1

22 | MERCREDI 7 AOÛT 2019


0123


Ivaylo Ditchev a enseigné en France,
aux Etats-Unis et en Allemagne. Il s’est
d’abord intéressé à l’esthétique, puis,
après la chute du Mur, il a investi le
champ des sciences sociales en étudiant
les relations entre politique et culture.
Il étudie, entre autres, l’esthétisation
du pouvoir dans la presse. Ivaylo
Ditchev contribue régulièrement, en tant
que chroniqueur, aux programmes
de la radio allemande Deutsche Welle.

DANS LES ANNÉES


1990, UN HOMME


POLITIQUE


BULGARE


DÉNONÇAIT


L’ENLÈVEMENT


DES VOITURES MAL


GARÉES, CAR CELA


CONSTITUAIT,


À SES YEUX, UNE


VIOLATION DES


DROITS HUMAINS


Ivaylo Ditchev Ma voiture, mon royaume


EN  VOITURE  2  | 6 Comment le rapport de l’humanité à


l’automobile a­t­il évolué dans l’histoire? L’universitaire


bulgare voit, dans les batailles politiques contemporaines


autour de la « bagnole », la marque d’une victoire de


l’individualisme sur le collectif


OLIVIER BONHOMME

L’


automobile a ceci de paradoxal
qu’elle nous permet de nous
déplacer tout en restant dans
notre propre espace, un espace
où nous nous sentons en sécu­
rité. Et le monde autour de nous
change sans réellement nous toucher.
Baudrillard eut cette comparaison célè­
bre : le pare­brise est comme un écran. Il
voulait souligner le fait que ce mode de
transport individuel transforme notre
expérience existentielle du monde en
une vision esthétique.
Historiquement, posséder une automo­
bile est devenu un trait essentiel du capita­
lisme, depuis l’essor, en 1908, de la Ford T.
En leur temps, les régimes communistes
ont d’ailleurs imposé des réglementations
très strictes pour mettre des bâtons dans les
roues à ceux qui voulaient réaliser leur rêve
d’acquérir une automobile. En Albanie, les
voitures étaient tout bonnement interdi­
tes. La chute du Mur a déclenché un mouve­
ment de population vers l’ouest, mais éga­
lement un mouvement de voitures d’occa­
sion vers l’est. La plus récente bataille pour
le droit de conduire est celle des femmes
saoudiennes, qui étaient privées de ce droit
et pas reconnues comme des individus
adultes et autonomes. Progressivement,
dans la plupart des régions du monde, la
voiture a perdu son caractère d’exception.
Et ce n’est plus le fait de posséder une voi­
ture ou non qui dénote la classe sociale,
mais la marque, le kilométrage et le prix du
véhicule que l’on possède.
Comme beaucoup d’autres innovations,
l’automobile s’est vite retrouvée au cœur
des batailles politiques des sociétés
contemporaines. Elle a notamment trouvé
un rôle à jouer dans les conflits sociaux. Si
les grèves de cheminots, à même de para­
lyser les économies nationales, restent jus­
qu’à aujourd’hui la plus puissante des
armes aux mains de la classe ouvrière, les
mouvements concertés des automobilis­
tes gagnent peu à peu du terrain. Comme
cela n’aurait aucun sens de faire grève
dans son véhicule privé, ceux­ci ont plutôt
tendance à bloquer des axes de circulation
et des places pour semer le chaos. Les syn­
dicats sont rarement impliqués, et l’orga­
nisation de ce genre de manifestations
passe d’ordinaire par Internet. Sur la Toile,
des groupes de discussion rassemblent un
grand nombre de conducteurs. Outre leurs
échanges sur les meilleurs pneus d’hiver et
autres, ils lancent des discussions enflam­
mées qui galvanisent les internautes :
« Vous avez vu sur Facebook? Le gouverne­
ment va laisser entrer 400 000 réfugiés,
quelle bande de...! » Pas surprenant que les
protestations des automobilistes soient
souvent si impulsives et irrationnelles.


Nœud de relations sociales
En Bulgarie, il n’est pas rare que, à la suite
de révélations sur tel ou tel crime, les
chauffeurs de taxi bloquent la capitale et
demandent au gouvernement de démis­
sionner ou aux juges de condamner le cou­
pable à une peine plus lourde. N’oublions
pas qu’en Russie en 2011, les grandes pro­
testations contre Poutine ont été précé­
dées de manifestations de taxis : les autori­
tés voulaient que leurs véhicules soient
tous de la même couleur. Mais comment
revendre une voiture qui est jaune?
Le fait est que les chauffeurs de taxi ont
joué un rôle important pendant la période
de transition postcommuniste. Voyant
leurs salaires se réduire à peau de chagrin,
les gens (généralement des hommes) se
sont lancés dans cette activité à mi­temps
au volant de leur vieille Lada. Ils accom­
plissaient ainsi leurs premiers pas dans le
monde du capitalisme qui s’ouvrait à eux.
Et ils étaient en colère contre l’Etat, qui les
avait laissé tomber. Ils devinrent alors de
féroces supporteurs des positions politi­
ques les plus à droite. Lorsqu’ils ne blo­
quaient pas les espaces publics ou ne déco­
raient pas leurs voitures de symboles poli­
tiques, ils menaient le combat en tenant
des discours enfiévrés à leurs clients (rap­


pelons que les taxis ont également servi de
médias pendant les soulèvements arabes).
Puis les Lada sont devenues trop vieilles,
l’économie s’est stabilisée et les chauffeurs
à mi­temps ont de nouveau réussi à nour­
rir leur famille avec leur salaire principal,
ou bien ils ont décidé de se faire chauffeur
professionnel, le plus souvent au sein de
l’une de ces grandes sociétés qui mettent à
disposition un véhicule que l’on rem­
bourse à mesure que l’on travaille. Il sem­
blerait que le poids de la dette ne fasse pas
bon ménage avec la fièvre révolutionnaire.
Le sociologue britannique John Urry a
forgé le terme « automobilité » pour dési­
gner le phénomène complexe de la mobi­
lité automobile. Selon lui, loin d’être une
simple chose, la voiture est un nœud de
relations sociales où se mêlent identité,
consommation, statut et domination – un
nœud autour duquel les sociétés contem­
poraines se reconfigurent en permanence.
Parmi la multitude de paradoxes inhé­
rents à l’automobilité, la relation entre le
local et le mondial semble au cœur des lut­
tes sociales contemporaines. Dans les Bal­
kans, chaque année, des camions bloquent
les frontières : les Grecs protestent contre
la main­d’œuvre à bas prix en provenance
de Bulgarie, les Bulgares veulent empêcher
les légumes turcs d’entrer dans leur pays,
etc. Bref, les agents du commerce mondial
s’activent à la bloquer.
Prenons également les massives protes­
tations des chauffeurs de taxi contre Uber,
cette technologie devenue synonyme de la
mondialisation numérique – depuis quel­
que temps, une version russe de la plate­

forme, Maxim Taxi, met en colère les
chauffeurs de plusieurs pays de l’ancien
bloc soviétique. Les taxis sont mobiles,
mais ils sont aussi locaux. Et, en un sens,
ils revendiquent un droit exclusif sur la
mobilité locale. Dans l’Union européenne,
le « paquet mobilité » de Macron [qui vise
notamment à une harmonisation des salai­
res des chauffeurs routiers européens] sus­
cite un conflit similaire qui divise l’est et
l’ouest de l’Europe : c’est nous qui sommes
mobiles ici ; vous, vous êtes mobiles là­bas.
Aujourd’hui, on considère que les droits
du citoyen incluent un droit à la mobilité


  • un droit qui semble accompagner la ban­
    lieusardisation des sociétés industrielles.
    Dans la première moitié du XXe siècle, les
    populations réclamaient des logements et
    des transports publics. Dorénavant, elles
    estiment avoir droit à quelque chose de
    plus : un véhicule, une sorte de petit chez­
    soi où l’on peut fumer ou écouter de la mu­
    sique à sa guise, où l’on se sent bien, et où
    l’on n’a pas à communiquer avec qui que ce
    soit en se rendant à son travail. Dans les
    années 1990, un homme politique bulgare
    dénonçait l’enlèvement des voitures mal
    garées, car cela constituait, à ses yeux, une
    violation des droits humains. Ce droit à dis­
    poser d’un véhicule provoque régulière­
    ment des conflits sociaux – autour du prix
    du carburant, des aménagements pour se
    garer, voire de la taille des autoroutes.
    Beaucoup de personnes pauvres dépen­
    dent de leur voiture car elles ne peuvent
    pas vivre dans les grandes villes à cause du
    prix exorbitant des logements. Certes.
    Mais les mouvements de protestation


visent rarement à obtenir la construction
d’une gare. Les personnes qui vivent loin
de leur lieu de travail ont plutôt tendance à
rechercher une solution individuelle,
immédiatement accessible, et la voiture
est devenue un élément essentiel de leur
dignité de citoyen. Aussi, la dimension
sociale de l’automobilité est assez difficile
à définir : les conducteurs ne se caractéri­
sent pas tant par leur statut social que par
leur individualisme et par des impulsions
contradictoires. Et les autorités peinent à
saisir ce que veut réellement cette multi­
tude fragmentaire.

Revanche sur la ville-monstre
Du reste, le sentiment que les automobiles
sont aujourd’hui bien trop nombreuses va
croissant. Les municipalités imposent des
journées sans voiture, les citoyens occu­
pent les villes pour réclamer des zones
interdites à la circulation et les manifesta­
tions de piétons finissent parfois par des
incendies de véhicules – des incendies qui
peuvent être considérés comme des actes
de revanche aléatoires sur la ville­monstre
d’aujourd’hui, empire des quatre­roues.
C’est dans le domaine de l’écologie que la
condamnation morale de l’automobile est
la plus forte. Et c’est dans ce domaine que
les automobilistes se mobilisent le plus
férocement : à la cause universelle de la
protection de la planète, ils opposent des
raisons personnelles, nationales ou écono­
miques. Le mouvement des « gilets jau­
nes », par exemple, a été déclenché par un
projet de taxe sur le carburant censé
réduire l’usage de la voiture. Parmi leurs
revendications contradictoires, les « gilets
jaunes » ont demandé l’abolition d’une loi
abaissant à 80 km/h la vitesse maximale
sur les routes départementales. Et même
dans un pays comme l’Allemagne, bien
plus soucieux de la protection de la nature,
l’interdiction des véhicules diesel dans dif­
férentes villes suscite régulièrement la
grogne des conducteurs. Attendons de voir
ce qui se passera dans l’est de l’Europe
quand quelqu’un s’aventurera à demander
aux automobilistes de consentir à des
sacrifices pour le bien commun.
Aujourd’hui, l’automobile est une bulle
qui permet à l’individu de s’isoler du
monde – tout comme la bulle Internet.
Quant aux mouvements sociaux, ils sem­
blent s’individualiser : au lieu d’être collec­
tifs, ils sont la somme d’impulsions indivi­
duelles. Un jour, il y a un accident de la
route et les automobilistes réclament
davantage de réglementations ; le lende­
main, ils protestent contre des réglemen­
tations qui leur paraissent défavorables.
Un jour, une victime suscite une vague de
sympathie ; le lendemain, un migrant pro­
voque une explosion de haine. Certains
usagers de la voiture sont en colère parce
que leur mode de vie est menacé quand
d’autres ont peur de ne plus réussir à
gagner leur vie. Bref, l’automobile divise.
Et elle tente d’effacer ces divisions en
créant des foules – des foules de personnes
isolées. Faudra­t­il attendre la voiture sans
conducteur pour renouer le dialogue, assis
ensemble sur la banquette arrière ?
(Traduit de l’anglais par
Valentine Morizot)

Prochain article L’écrivain
Jean­Philippe Domecq

L’ÉTÉ DES IDÉES

Free download pdf