Le Monde - 07.08.2019

(vip2019) #1

24 | 0123 MERCREDI 7 AOÛT 2019


0123


SONGEZ QUE


HAFEZ AL-ASSAD


AVAIT FAIT


DU CINÉMA


UN MONOPOLE


D’ÉTAT EN 1970


E


n révoquant le statut d’autonomie
du Cachemire indien, l’Etat de Jam­
mu­et­Cachemire, l’Inde assume un
risque majeur. Ce premier acte du
deuxième mandat du premier ministre in­
dien annonce la couleur : Narendra Modi et
son ministre de l’intérieur et bras droit,
Amit Shah, entendent donner un coup d’ac­
célérateur au programme nationaliste du
Bharatiya Janata Party ou BJP (Parti du peu­
ple indien), qui a remporté haut la main les
élections en mai. En abrogeant l’article 370
de la Constitution indienne, qui donnait un
pouvoir accru au gouvernement de cet Etat
à majorité musulmane depuis la partition
de l’Inde il y a soixante­dix ans, le gouver­
nement indien remplit une promesse de
campagne. MM. Shah et Modi entendent

corriger « une gaffe historique », selon la­
quelle cette autonomie n’aurait jamais dû
être accordée. Le Jammu­et­Cachemire va
devenir un territoire de l’Union, sous le con­
trôle direct de New Delhi – comme il l’était
temporairement depuis juin 2018, le pre­
mier gouvernement Modi ayant rompu
avec son partenaire local de coalition.
Or, au sortir de la partition de l’Inde,
l’Etat princier du Cachemire est envahi par
le Pakistan. Son maharaja demande l’aide
de l’Inde dans ce qui deviendra la première
des trois guerres que l’Inde a menées avec
son frère ennemi au nom du Cache­
mire. L’ONU a alors imposé une ligne de
contrôle au milieu du territoire désormais
divisé. C’est pour s’assurer que la partie in­
dienne, à majorité musulmane, demeure
en Inde que celle­ci finira par lui octroyer
l’autonomie. Depuis lors, la province res­
tera le symbole du multiculturalisme et du
fédéralisme indien – non sans connaître
une histoire mouvementée, qui verra
l’Inde écraser par la force une insurrection
séparatiste, à laquelle s’ajouteront des
composantes djihadistes.
L’Etat Jammu­et­Cachemire, l’un des plus
militarisés du monde, n’est certainement
pas un modèle de gouvernance : les abus
des forces de l’ordre indiennes, les attaques
des insurgés et les attentats ont fait des di­
zaines de milliers de morts au cours des
ans, et la ligne de contrôle avec le Pakistan

est l’un des points les plus chauds du globe.
Pourtant, l’autonomie dont bénéficiait
l’Etat fédéré a aussi permis de canaliser une
bonne partie des aspirations locales.
Sous M. Modi, les tensions se sont exacer­
bées au Cachemire, comme la radicalisation
d’une partie des Cachemiris musulmans.
En février, un attentat contre des troupes
paramilitaires indiennes a fait 40 morts, et
conduit à des frappes aériennes indiennes à
l’intérieur du Pakistan. Avec une idéologie
défendue peu propice à la réconciliation
communautaire, le BJP gouverne au nom
du suprémacisme ethnique et religieux
hindou. Il se veut le grand défenseur de
l’unité de l’hindouisme contre un islam
perçu comme de plus en plus menaçant.
Diluer les particularismes du Cachemire,
seul Etat à majorité musulmane de l’Inde,
et le refondre dans l’ensemble du pays ré­
pond à ce programme. C’est en son nom
que le premier mandat de M. Modi, et
avant cela ses quatorze années passées à la
tête de l’Etat du Gujarat, ont eu des consé­
quences brutales auprès des minorités
musulmanes, mais aussi chrétiennes, is­
sues de brassages confessionnels, ethni­
ques et politiques multiséculaires, dont
l’Inde est le produit. La communauté in­
ternationale ferait bien d’être vigilante
vis­à­vis de cette droite nationaliste in­
dienne qui n’a rien à envier aux extrêmes
droites occidentales.

LE CACHEMIRE 


PROIE DU 


NATIONALISME 


INDIEN


Chloé Froissart


A Hongkong, Pékin


ne reculera pas


Pour la sinologue, après le bras de fer


de la journée de grève du lundi 5 août,


on ne peut entrevoir le moindre règlement


susceptible de satisfaire les deux parties


L

es manifestations à Hong­
kong, provoquées par un
projet de loi d’extradition
vers la Chine, se sont
encore radicalisées, lundi 5 août.
La crise politique s’est approfon­
die et l’intervention de l’armée
est à prévoir. Une grève générale
a complètement paralysé Hong­
kong, fait extrêmement rare
dans ce territoire qui met géné­
ralement l’activité économique
au­dessus de tout. Le droit de
grève pour motif politique n’est
pas garanti à Hongkong, et les
manifestants, qui savent qu’ils
encourent jusqu’à dix ans de pri­
son, sont prêts à se sacrifier pour
défendre l’avenir politique de
leur ville.
Initialement mobilisés pour
défendre l’autonomie judiciaire
de leur territoire dans le cadre du
principe « un pays deux systè­
mes », les Hongkongais deman­
dent désormais une réforme en
profondeur de leur système poli­
tique. Certains remettent même
en cause l’appartenance de
Hongkong à la Chine – dont le
drapeau a été jeté dans le port de
Victoria –, comme l’indiquent
l’élargissement des revendica­
tions et les appels à « libérer
Hongkong » de l’emprise de
Pékin. La gestion catastrophique
de la crise par les gouvernements
hongkongais et chinois, complè­
tement sourds aux préoccupa­
tions de la population, est direc­
tement responsable de la radicali­
sation des revendications et des
formes de la contestation.


Défi ouvert
Les autorités font preuve d’un
manque criant de sens politique
dans la gestion du mouvement.
Or, les Hongkongais, dont la cul­
ture démocratique n’a cessé de se
renforcer depuis le « mouvement
des parapluies » de 2014, ne se
gouvernent pas comme les Chi­
nois du continent. En voulant dis­
créditer les manifestants, la police,
pourtant initialement l’un des pi­
liers de l’autonomie de Hong­
kong, n’a fait que se discréditer
elle­même, et elle est aujourd’hui
désignée comme « l’ennemi du
peuple ». Le fait qu’elle a usé à plu­
sieurs reprises de la force de façon
excessive, tout en n’intervenant
pas lorsque le Parlement a été
occupé, est la preuve aux yeux des
Hongkongais que la police,
comme leur gouvernement, est
vendue à Pékin.
Aucune concession n’a été faite
aux demandes des manifestants,
bien au contraire. Le projet de loi,
suspendu, n’a pas été formelle­
ment retiré. Une commission
d’enquête indépendante sur les
violences policières ne verra
jamais le jour, car elle serait sus­
ceptible de révéler que la police
hongkongaise a reçu des ordres
politiques pour appliquer la loi de
manière sélective.
A la demande d’abandon des
poursuites judiciaires contre les
420 manifestants arrêtés, une
cinquantaine sont poursuivis
pour « émeutes », un chef d’accu­
sation pour lequel elles encou­
rent jusqu’à dix ans de prison. A


la demande de démission de Car­
rie Lam, Pékin a répondu en réité­
rant son soutien inconditionnel à
la chef de l’exécutif tout en la
marginalisant. Enfin, face à la
demande de relance du proces­
sus de démocratisation, Pékin dé­
cline toute possibilité de dialogue
en menaçant d’envoyer l’armée.
Cette menace est à prendre au
sérieux. Certes, l’Armée populaire
de libération (APL), dont
6 000 soldats sont stationnés à
Hongkong, ne peut intervenir
qu’à la demande du gouverne­
ment hongkongais, et la police a
encore des ressources pour lutter
contre les manifestants. Mais
ceux­ci la défient ouvertement en
ne respectant pas les périmètres
autorisés pour les rassemble­
ments et en mettant en œuvre des
tactiques de guérilla, multipliant
les trajets spontanés afin d’obliger
les policiers à s’éparpiller. Les ma­
nifestants utilisent des lasers pour
déjouer les technologies de recon­
naissance faciale. La violence ne
cesse d’augmenter de part et
d’autre, et Carrie Lam, qui ne
s’était pas exprimée depuis trois
semaines, vient de dénoncer une
tentative de révolution.
Certes, Pékin aurait beaucoup à
perdre économiquement et fi­
nancièrement d’une intervention
de l’armée, mais ce qui primera, in
fine, c’est le maintien de l’ordre et
de sa souveraineté sur Hongkong,
comme l’ont rappelé le porte­pa­
role du bureau des affaires de
Hongkong à Pékin et le comman­
dant de la garnison de l’APL à
Hongkong, pour qui la ligne rouge
a été franchie. Pékin, qui légitime
d’avance l’intervention de l’armée
au nom du respect de la loi et de
l’Etat de droit, n’aura « aucun état
d’âme », ainsi que l’a souligné le
Quotidien du peuple.
Donald Trump a apporté son
soutien à Xi Jinping, soulignant
qu’il « agissait de manière respon­
sable » et que la situation à Hon­
gkong relevait des affaires inté­
rieures de la Chine. Boris Johnson
a salué la Chine comme « une
amie » et l’a invitée à investir au
Royaume­Uni.
Le Parlement européen a con­
damné les violences policières,
mais l’Europe semble avoir trop à
faire avec ses propres problèmes
pour se mettre à dos le parte­
naire stratégique qu’est la Chine.
Il y a quelques jours, l’APL a pu­
blié une vidéo présentant des
exercices antiémeute d’une vio­
lence inouïe, visant à prévenir les
Hongkongais de ce qui les attend.
Certains n’y voient qu’une inti­
midation. Mais il s’agit d’un
piège : Pékin ne reculera pas.
Hongkong devra­t­il être le théâ­
tre d’un second Tiananmen ?

Chloé Froissart est maîtresse
de conférences en sciences
politiques à l’université
Rennes-II et chercheuse
associée CEFC à Hongkong


PÉKIN, QUI LÉGITIME


D’AVANCE


L’INTERVENTION


DE L’ARMÉE AU


NOM DU RESPECT


DE LA LOI ET DE


L’ÉTAT DE DROIT,


N’AURA « AUCUN


ÉTAT D’ÂME »


Les images de la révolution font entrevoir


la possibilité d’une cinéphilie syrienne


A l’occasion de la 72e édition du festival du film de Locarno, du 7 au 17 août, des cinéastes
syriens réunis dans le collectif Abounaddara adressent une lettre imaginaire à Serge Daney,
critique disparu en 1992, pour évoquer l’état du cinéma national

C

her Serge Daney [1944­1992], au
printemps 1978, vous étiez, en
tant que critique de cinéma,
l’hôte du ciné­club de Damas
pour une semaine de projections­dé­
bats sur le thème « Cinéma et politi­
que ». Nous n’y étions pas nous­mêmes,
mais nos aînés nous ont parlé de vous
bien plus que de Pier Paolo Pasolini,
Agnès Varda ou Andrzej Wajda qui vous
avaient précédé dans la mythique salle
Al­Kindi. Ils nous ont raconté vos faits
et gestes par le menu, à commencer par
la soirée où, debout devant l’écran en
berne, vous avez narré scène par scène
le film de Jean­Luc Godard, Ici et ailleurs,
qui venait d’être interdit par la censure
de Hafez Al­Assad. Alors, forcément,
nous vous avons pris pour un défen­
seur de la cinéphilie du pays. Jusqu’au
jour où nous sommes tombés sur « Les
journées de Damas », l’article où vous
faites le constat de « l’impossibilité d’une
cinéphilie syrienne ».
Au commencement, il y a le débat
autour de Z qui enflamme le ciné­club.
Ce film de Costa­Gavras [sorti en 1969]
n’étant à vos yeux qu’une banale « fic­
tion de gauche », vous ne concevez pas
qu’on lui trouve le moindre mérite es­
thétique. Or, observez­vous, nos aînés
ne s’intéressent pas à l’esthétique du
film. Ils en parlent moins en tant que
cinéphiles qu’en tant que responsables
préoccupés du tri à faire entre les bons
et les mauvais modèles. Une attitude
que vous expliquez par le régime de pé­
nurie alors en vigueur en Syrie, étant
entendu qu’il ne peut y avoir cinéphilie
sans libre accès à une pléthore de films :
d’où votre constat d’un « dialogue de

sourds entre la pléthore et la pénurie, en­
tre la cinéphilie occidentale, surtout
française, et l’impossibilité d’une ciné­
philie syrienne ».
Pour fondé qu’il soit, ce constat nous a
semblé injuste. Car s’il est vrai que la Sy­
rie n’avait pas de « machine de produc­
tion » permettant de démarrer un ci­
néma national dans le contexte de
« l’impérialisme culturel » de la fin du
XXe siècle, ce cinéma souffrait avant
tout d’un empêchement politique,
d’une pénurie organisée par la dictature
pour brider l’imaginaire. Songez que
Hafez Al­Assad a fait du cinéma un mo­
nopole d’Etat en 1970, parachevant ainsi
la censure pratiquée par ses confrères
putschistes militaires qui se relayaient
au pouvoir depuis le lendemain de l’in­
dépendance, en 1946.

Héroïne musulmane, cheveux au vent
L’empêchement politique était du reste
aussi vieux que le cinéma syrien. Car
L’Innocent suspect, premier film natio­
nal, a été censuré en 1928 par l’autorité
coloniale française au prétexte que les
bonnes mœurs ne pouvaient souffrir de
l’apparition à l’écran d’une héroïne d’ori­
gine musulmane, cheveux au vent. Mais
qu’importe! N’avait­on pas vu rejaillir le
feu d’un ancien volcan qu’on croyait trop
vieux? Nous étions convaincus que le ci­
néma national pouvait redémarrer dès
lors que l’Etat lui lâcherait la grappe.
D’autant que l’impérialisme culturel du
début du XXIe siècle promettait un es­
pace de liberté nouveau : Internet, d’où
jaillissait une pléthore de films interdits,
et où les artisans cinéastes de notre es­
pèce commençaient à diffuser leurs
petits films à la barbe de la censure.
La révolution, finalement, est venue.
Cela faisait un moment déjà que le
vieux régime de pénurie vacillait sur
ses fondements. Mais lorsque les foules
de jeunes citoyens ont déferlé dans les
rues par un beau jour de printemps
arabe, en 2011, la cinéphilie syrienne pa­
rut bel et bien possible. Ce jour­là, l’Etat
censeur se retrouva nu face à une défer­
lante d’images filmées par des anony­
mes, et aussitôt projetées sur la plus
grande toile au monde, YouTube. Quant
aux spectateurs émancipés par le spec­
tacle de la révolte, ils allaient s’appro­
prier ces images miraculeuses, les re­
monter avec les outils du portable et les

mânes de Georges Méliès, les rediffuser
sur les réseaux sociaux en guise de slo­
gans révolutionnaires.
Or, ces images surgies de l’impossible
n’étaient autres que les fragments de
notre cinéphilie empêchée. Elles témoi­
gnaient du désir ardent de libérer notre
imaginaire autant que de la difficulté
extrême de le faire. Elles élevaient le
peuple au rang de missionnaire d’un ci­
néma nouveau, autant qu’elles l’enfer­
maient dans un statut d’homme sans
dignité. C’est dire qu’elles étaient affec­
tées de deux devenirs possibles : un de­
venir dialectique et un devenir fétiche,
pour reprendre votre distinction pré­
cieuse. Dans un cas, il s’agirait de faire
germer les fragments syriens en les in­
corporant dans des films qui donnent à
voir l’utopie d’un monde partagé. Dans
l’autre, il s’agirait de les exhiber en tant
qu’objets exotiques, comme on exhi­
bait l’art nègre au temps d’Alain Resnais
et de Chris Marker.
C’est le devenir fétiche qui a fini par
s’imposer, tandis que la révolution était
assiégée, livrée aux chiens. Après avoir
été exhibés dans les foires aux mons­
tres que sont les cases géopolitiques de
l’industrie culturelle, les fragments sy­
riens se retrouvent à présent réperto­
riés, catalogués et archivés dans les tem­
ples de la connaissance universitaire. Il
n’en demeure pas moins que ces images
ainsi desséchées, retranchées des mou­
vements du monde, ont pu un temps
laisser entrevoir la possibilité d’une ci­
néphilie syrienne. Il n’y a peut­être pas
là de quoi remettre en cause le constat
que vous avez fait à Damas en 1978, et
encore moins ébranler l’impérialisme
culturel du XXIe siècle. Mais c’est tou­
jours cela de gagné pour la révolution
qui vient. N’est­ce pas ?

Abounaddara est un collectif
de cinéastes syriens travaillant dans
l’anonymat depuis 2010 pour des rai-
sons de sécurité. Auteurs de nombreux
courts-métrages disponibles sur Vimeo,
leur long-métrage, « Fi Al-Thawra »
(During Revolution, 2018), est présenté
au 72e festival international du film
de Locarno.
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