Le Monde - 07.08.2019

(vip2019) #1
0123
MERCREDI 7 AOÛT 2019 france| 7

TÉMOIGNAGES


C’


était en CE1, à l’âge
où d’ordinaire l’on
s’affaire plus à jouer
à chat qu’à s’inter­
roger sur son avenir. Camille
(les prénoms ont été modifiés à la
demande des familles), 7 ans,
avait déjà conscience du fossé qui
l’éloignait de ses camarades. « Il
fallait que j’aie des bonnes notes
pour faire de bonnes études, pour
trouver un bon travail et un bon
logement, pour pouvoir accueillir
un jour mon petit frère », se sou­
vient l’adolescente, aujourd’hui
âgée de 14 ans.
Un an et demi seulement les sé­
pare. Leurs visages sont si res­
semblants que parfois certains en
viennent à les confondre. Entre
eux, il y a pourtant un abîme in­
fini : Lucas est autiste, Camille est,
comme on dit, « normale », même
si elle « déteste ce mot ». « La vie a
fait que je suis la sœur de Lucas, et
que c’est différent pour lui, donc
pour moi aussi », résume la collé­
gienne, qui vit à Paris.
Depuis que le diagnostic a été
posé, quand le petit garçon a eu
4 ans, Camille est devenue
« comme une médiatrice entre lui
et le monde extérieur ». Dans leur
école primaire, la fillette enten­
dait souvent les cris de son frère à
travers les murs, deux classes plus
loin. Les instituteurs, désarmés,
venaient lui demander des con­
seils pour le canaliser. Combien
de leçons sur le handicap a­t­elle
dû prodiguer à ses camarades de
classe qui se traitaient les uns les
autres d’autistes? Une mission
« parfois lourde à porter » et qui
fait « grandir plus vite », reconnaît
l’adolescente.
Les préoccupations de ceux de
son âge lui semblent bien dérisoi­
res à côté de ce qu’il se passe le
soir chez elle. Il y a « les parents fa­
tigués, qui ont moins de temps
pour nous », cette jalousie et ce
sentiment d’injustice de les voir
« toujours prendre la défense de
Lucas ». La nécessité d’être un mo­
dèle irréprochable, car Lucas veut
l’imiter en tout. « Quand je sors
avec des amis, il veut faire la même
chose, sauf qu’il n’a pas d’amis. J’ai
des chances qu’il n’aura jamais »,
dit Camille.
Surtout, il y a le regard des
autres, si pesant quand son petit
frère s’amuse à lui « coller la
honte ». Parfois, dans la cour du
collège, Lucas a des gestes obscè­
nes, et les moqueries pleuvent.
Camille peine à tout encaisser.
Elle­même a été harcelée et frap­
pée par d’autres élèves parce
qu’elle ne « rentrait pas dans le
moule » : trop mature, trop en dé­
calage... « La différence, ça fait
toujours peur », analyse­t­elle.
Que se serait­il passé si Lucas

n’avait pas été handicapé?
« J’aurais été comme eux, plus
bête », explique l’adolescente, si
menue dans son large tee­shirt.
Mais « tout aurait été peut­être un
peu plus léger, je me lâcherais
plus », suppose­t­elle, s’avouant
« un peu pessimiste de la vie ».
Cette enfance bousculée, passée
aux côtés du handicap ou dans
son ombre, la justice en a reconnu
la difficulté en de rares occasions.
Le 4 décembre 2018, la cour admi­
nistrative d’appel de Bordeaux a
ainsi ordonné la compensation
des « préjudices moraux » subis
par les parents et le frère de deux
enfants atteints d’une maladie
génétique non diagnostiquée in
utero à la suite d’une « faute ca­
ractérisée » de l’hôpital. Les résul­
tats du test génétique de ces tri­
plés, réalisé à la demande de la fa­
mille, avaient été égarés par
l’équipe médicale de Villeneuve­
sur­Lot (Lot­et­Garonne).

« Seul au monde »
Florian, aujourd’hui âgé de 20 ans
et titulaire d’un CAP pâtisserie, a
reçu 10 000 euros pour cette faute
de l’hôpital. Son frère Damien,
myopathe, suit un BTS comptabi­
lité. Le troisième, Kevin, myopa­
the également, est hospitalisé de­
puis trois ans en hôpital psychia­
trique à cause de crises psychoti­
ques l’ayant conduit à agresser
ses frères, armé d’un couteau.
Cette décision judiciaire de dé­
dommager la fratrie, qui n’a que
cinq précédents, est considérée
par certaines associations oppo­
sées à l’avortement comme une
forme de dénigrement du handi­
cap. Elle constitue pourtant « un
acte politique fort de la part des ju­
ges administratifs », analyse Kim­
Khanh Pham, chercheur docto­
rant sur l’inclusion sociale des
personnes handicapées.
« C’est une reconnaissance du
fait que le handicap perturbe l’or­
ganisation de toute une famille, et
que la société ne fait pas assez
pour compenser ces difficultés »,
affirme le chercheur, par ailleurs
administrateur de l’association
Droit pluriel, qui milite pour une
meilleure considération sociale
du handicap. Cette indemnisa­
tion financière permet, selon lui,
de montrer combien « l’allocation
aux adultes handicapés est large­
ment insuffisante pour compenser
les conséquences du handicap sur
leur environnement direct ».
Car si les structures pour l’ac­
cueil des personnes handicapées
sont déjà rares, c’est presque le
néant en ce qui concerne leurs
frères et sœurs. Longtemps,
Alexandre Gilles a cru qu’il était
« seul au monde, avec toutes ses
angoisses ». Quand on a enfin dia­
gnostiqué la maladie qui expli­
quait le retard de développement
de son frère, leur père a quitté le
domicile. « Il a dit qu’il ne voulait
pas d’un enfant “mongol”, se sou­
vient ce professeur, aujourd’hui
âgé de 37 ans. Je l’ai haï instantané­
ment d’avoir osé prononcer cette
phrase devant nous. »
A l’époque, Alexandre Gilles a
4 ans. Sa vie se referme sur ce
noyau familial restreint : sa mère
et son frère, quasi fusionnels. « Le
handicap peut couper de tout lien
social, surtout quand l’argent est

un souci de chaque instant. »
Comment sa mère, qui avait déjà
dû renoncer à travailler, aurait­
elle pu lui payer des activités
alors qu’elle peinait déjà à bou­
cler les fins de mois? C’est seule­
ment dans les salles d’attente des
rendez­vous médicaux qu’il
prend conscience de « toutes ces
familles que la société ne veut pas
voir, qui vivent leur drame bien ca­
chées chez elles ».
Un jour, l’adolescent fouille
dans le porte­monnaie maternel,
à la recherche d’une pièce. « Il n’y
avait que des photos de mon frère,
j’avais l’impression de n’être rien
pour personne », se rappelle­t­il.
Pour lui, resté célibataire, l’idée
d’avoir une famille est encore
aujourd’hui trop douloureuse.
Envers son frère, Alexandre
Gilles ressent ce « mélange de
tendresse infinie et de profond re­
jet ». Il l’a toujours tu à sa mère,
« pour ne pas ajouter de la dou­
leur à la douleur ». Aux gens qu’il
rencontre, il dit souvent qu’il est
fils unique.
C’est pour éviter ce genre de
souffrances silencieuses que
quelques rares associations ont
mis en place, au cours des derniè­
res années, des groupes de parole
destinés spécifiquement aux fra­
tries. « Il y a malheureusement peu
de demandes, car les parents sont
déjà souvent épuisés, donc penser
en plus au frère ou à la sœur est
une difficulté supplémentaire »,
souligne Marion Hess, psycholo­
gue clinicienne.
Mère de trois garçons, Marie
Pellicano a inscrit son cadet de
8 ans à un atelier organisé tous
les deux mois à Paris par l’asso­

ciation Toupi, et destiné aux frè­
res et sœurs d’enfants autistes.
Cette institutrice voulait impéra­
tivement « un temps à lui pour
qu’il puisse s’exprimer sur ce qu’il
vit avec son frère aîné, sur ce qu’il
trouve injuste ». Le choix d’avoir
un troisième enfant « était aussi
une envie de répartir la charge du
handicap, de ne pas la faire porter
par un seul frère à l’avenir ».

« Courage et patience »
Dans la maison d’accueil spécia­
lisée du 13e arrondissement de
Paris, ce samedi d’avril, les deux
ateliers – un pour les 6­9 ans,
l’autre pour les 10­14 – sont enca­
drés par quatre psychologues.
Marie, 13 ans, est venue en train
de l’Oise pour assister à la réu­
nion, faute de groupe de parole
plus près de chez elle.
Sur des petits bouts de papier,
chacun écrit des questions con­
cernant le handicap. Marie parle
de son grand frère, de son trou­
ble psychique si méconnu et
complexe. Comment expliquer
quand on est une enfant ce que
les médecins eux­mêmes pei­
nent encore à établir? « Petite, j’ai
fugué parce que c’était trop diffi­
cile de vivre avec lui, dit l’adoles­
cente. Aujourd’hui, j’ai appris à vi­
vre avec, et je l’accepte. »
Mais comment le faire accepter
à son entourage? Une amie venue
un jour jouer à la maison lui avait
confié avoir peur de ce frère han­
dicapé. Autour de la table, les
autres enfants acquiescent. « Ça
fait six fois qu’on change de nou­
nou parce qu’elles disent toujours
qu’elles ont trop peur de mon petit
frère pour rester », renchérit un

jeune garçon. « Avant, ça me met­
tait en colère, reprend Marie,
maintenant ça me fait pitié pour
eux. Je me rends compte que s’ils
ont peur, c’est juste parce qu’ils ne
connaissent pas. » A la psycholo­
gue qui lui demande si le handi­
cap de son frère lui apporte quel­
que chose en plus, elle répond :
« Du courage, de la patience, de la
compréhension, et aimer les
autres tels qu’ils sont. »
A 27 ans, Camille Lacaze n’a
réussi à formuler que très récem­
ment ce qu’avait changé pour
elle la naissance de sa sœur Ma­
thilde, atteinte de trisomie 21.
Elle se souvient avoir pleuré, à
l’époque : « J’aurais préféré que ce
soit moi. » Aujourd’hui, elle ac­
compagne des familles touchées
par le handicap, et mesure com­
bien cette proximité « est un ba­
gage lourd de richesses ». Par rap­
port aux gens de son âge, elle
s’est découvert « une force infinie,
une absence de peur ». « Quand
j’ai un choix à faire, je me sens se­
reine, alors que je vois tous les
autres pétrifiés par le doute pour
un rien. »
Depuis peu, elle pense à elle­
même. A son désir d’être mère,

YASMINE GATEAU

Envers son frère,
Alexandre Gilles
ressent ce
« mélange
de tendresse
infinie et de
profond rejet »

Frères et sœurs, grandir à l’épreuve du handicap


La justice a ordonné dans de rares cas la compensation des « préjudices moraux » au sein d’une fratrie


qui germe doucement. Fera­t­elle
alors un dépistage pour savoir si
son enfant risque d’être lui aussi
trisomique? Le garderait­elle?
« Si je décidais d’avorter, ce ne se­
rait pas par peur de la différence,
mais par peur de l’épuisement »,
dit­elle.

Dilemme insoluble
Car tous ces frères et sœurs ont
vu au plus près le parcours du
combattant vécu par leurs pro­
ches. Les années passées à trou­
ver une place à ces enfants « dif­
férents » dans la société. Beau­
coup en ont fait un acte militant.
Pour Robin Guillou, 28 ans, la tri­
somie 21 de sa sœur aînée sera
toujours « la tâche de fond de sa
vie ». Lui a dû devenir « le grand
frère de la grande sœur », par la
force des choses. Adulte, son re­
gard sur la société n’en est que
plus critique : « Le problème du
handicap, c’est que ça développe
l’empathie alors que la société
prône l’individualisme. En France,
il faut être brillant, sinon tant pis
pour toi. »
Sa petite sœur, Coline Guillou,
23 ans, appréhende de plus en
plus l’avenir. « C’est angoissant
parce qu’on sait que ce sera à nous
de prendre la relève un jour », dit­
elle. Faudra­t­il la laisser dans une
de ces « structures miteuses, où
elle va dépérir », cette sœur « ar­
tiste », qui peint, danse et aime les
chevaux? Ou la prendre avec elle,
mais « mettre de côté [sa] vie à
[soi] ». Le dilemme est insoluble,
et « tellement culpabilisant ».
« C’est un poids que l’on ne devrait
pas avoir à porter seul. »
charlotte chabas

« C’est angoissant
parce qu’on sait
que ce sera
à nous de
prendre la relève
un jour »
COLINE GUILLOU

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